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Condillac (Etienne Bonnot abbé de)

Philosophe français, né à Grenoble en 1715, mort en 1780. Disciple de Locke, il fut en France le chef de l'école dite ordinairement « sensualiste » [et qui serait plus exactement appelée « sensationniste »] : toutes les idées, selon lui, ne sont que des sensations transformées. Il se servait, pour démontrer sa théorie des idées, de la célèbre allégorie de la statue. Les ouvrages dans lesquels Condilliac a exposé son système sont l'Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746) et le Traité des sensations (1754).

Mais c'est comme pédagogue, et non comme philosophe, que nous avons à étudier Condiliac.

Devenu en 1757 le précepteur du jeune Ferdinand de Bourbon, petit-fils de Philippe V d'Espagne et, par sa mère, de Louis XV de France, et héritier du duché de Parme, Condillac apporta dans l'accomplissement de sa tâche un plan étudié et une méthode personnelle. Les leçons qu'il rédigea pour son élève forment un ouvrage considérable, le Cours d'études, qui ne compte pas moins de seize volumes (1776). Il a été mis à l'index à Rome.

Les méthodes réfléchies et savantes que Condillac eut le double mérite d'imaginer et d'appliquer ne semblent pas avoir produit les résultats qu'il en attendait. L'ingénieux auteur du Traité des sensations ne réussit pas à faire de l'infant de Parme un grand homme. L'abbé Le Batteux obéissait aux convenances académiques plus qu'il ne disait la vérité, quand, recevant Condillac au nombre des Quarante, il lui adressait ce compliment emphatique : « Avec quel succès vos observations se sont portées, non plus sur cette statue, animée par une fiction aussi ingénieuse que philosophique, mais sur une de ces âmes privilégiées qui renferment les germes du bonheur des nations! »

Considérons d'abord les principes généraux qui dirigent Condillac. Il sait que le premier devoir de l'éducateur est d'obéir à un plan systématique, et que la pédagogie n'est qu'une déduction de la psychologie ; mais, parmi les maximes psychologiques qu'il adopte comme principes de son système, les unes sont légèrement inexactes, les autres seront indiscrètement appliquées.

Préoccupé de suivre l'ordre naturel du développement des sciences et des arts, Condillac exige que l'enfant, pour les apprendre, repasse précisément par la route que les premiers hommes ont parcourue pour les créer. Puisque les sciences doivent leurs progrès à des observations particulières dont on a tiré peu à peu des principes généraux, il faut procéder de même dans l'éducation : commencer par les faits, et conduire les jeunes intelligences d'observation en observation, sans jamais franchir une seule idée intermédiaire, L'idée de la connexion, de la liaison des connaissances, est un des principes favoris de Condillac, et il faut le louer d'avoir conçu l'éducation comme un développement organique, régulier de l'intelligence. Mais n'est-ce pas tomber dans l'exagération que condamner chaque enfant « à refaire ce que les peuples ont fait »? Il faut d'abord reconnaître que l'enfant de notre temps, en raison des lois de l'hérédité, et par cela seul qu'il descend d'une longue série d'hommes civilisés, apprend plus vite, avec des aptitudes plus promptes et plus riches, que ne pouvaient le faire les races primitives. Pourquoi dès lors asservir son intelligence plus vive, animée des énergies nouvelles que lui a léguées le travail des âges, au pénible et laborieux débrouillement de l'intelligence obscure des premiers temps? De plus, il y a eu nécessairement, dans l'organisation progressive des sciences, des lenteurs, du décousu, de longs tâtonnements. S'astreindre à suivre pas à pas, dans l'éducation de l'individu, la marche réelle de l'humanité, n'est-ce pas renoncer volontairement aux bénéfices de l'expérience et du travail accompli?

Condillac prévoit l'objection, et, à ceux qui redouteraient que sa méthode ne fût trop lente, il répond que, si l'enfance des peuples a duré plusieurs siècles, c'est parce qu'ils ne connaissaient pas l'instrument qu'ils employaient, à savoir leur esprit. D'où ce second principe, que l'enfant doit être, dès le début, initié au jeu et au mécanisme de ses facultés. L'analyse de l'âme, telle sera la première étude de l'enfance. La psychologie, c'est à-dire de toutes les sciences la plus délicate, et celle qui réclame la plus grande puissance d'attention, devient ainsi le premier élément de l'éducation. N'est-il pas vrai que sur ce point les préoccupations philosophiques ont un peu troublé l'esprit du pédagogue, et nui à la justesse de son jugement? Autant les études psychologiques sont nécessaires à celui qui enseigne, autant elles conviennent peu à celui qui commence à apprendre.

L'erreur pratique que nous venons de signaler, et qui tendrait à faire d'enfants de sept à huit ans des psychologues et des logiciens, provient d'une confusion de la théorie : Condillac s'imagine que les facultés intellectuelles sont les mêmes chez l'enfant et chez l'homme fait. Sa thèse de prédilection, c'est que l'enfant est capable de raisonner. Condillac se laisse aveugler par sa théorie sur l'origine des idées. Ce qu'il y a de général, d'abstrait, de réfléchi dans le raisonnement échappe au psychologue sensasionniste, trop disposé à confondre les formes élevées de la plus haute opération intellectuelle avec ses formes inférieures, avec les inférences irréfléchies que l'on rencontre jusque chez les animaux. L'enfant raisonne, d'après Condillac, par cela seul qu'il acquiert l'usage des sens, par cela seul qu'il apprend à parler. L'enfant raisonne, dès qu'il saisit les analogies du langage, et Condillac va jusqu'à comparer cette initiation instinctive à la langue maternelle avec les raisonnements de Newton découvrant le système du monde.

Il n'y a qu'une réponse à faire à Condillac, et il nous la fournit lui-même : « Ne confondons pas, nous dit-il, le raisonnement et les choses sur lesquelles on raisonne ». En d'autres termes, l'opération qui d'une idée passe à une autre idée, et qui établit un rapport entre elles, est en elle-même de tous les âges ; mais elle s'accomplit dans des conditions et des proportions différentes, elle porte sur d'autres objets, à mesure que l'esprit progresse et atteint sa maturité. L'enfant raisonne, si l'on veut, mais cela sans presque s'en douter, et seulement sur les objets familiers qu'il voit tous les jours. Ne lui demandez donc pas de raisonner sur des idées abstraites : surtout n'attendez pas de lui ce qu'il y a de plus rare et de plus difficile au monde, le retour sur soi-même, la réflexion sur les opérations de l'âme.

Dans les exagérations de Condillac il convient pourtant de démêler une pensée juste : la préférence donnée à la méthode qui ne se contente pas de développer la mémoire et qui s'adresse surtout au jugement. « Celui qui ne sait que par coeur, ne sait rien?. Celui qui n'a pas appris à réfléchir, n'est pas instruit. » Comment ne pas approuver Condillac, quand il exerce son élève à se rendre compte de ses actions, quand, « se faisant enfant et jouant avec lui », il lui apprend à remarquer dans ses jeux « tout ce qu'il faisait et comment il avait appris à le faire » ? Mais de là à une exposition didactique de la psychologie il y a loin, et, quand on voit Condillac transposer les idées au point de donner pour fondement à l'éducation la science qui en est le couronnement ordinaire, on ne peut s'empêcher de penser que l'auteur du Traité des sensations s'est montré bien impatient de placer son système et de faire entendre à son élève que toutes les idées viennent des sens.

Des leçons préliminaires ouvrent le cours d'études. Il suffira d'en rappeler les titres pour faire apprécier l'inopportunité de pareilles études imposées à un enfant de sept ans. (les instructions préalables portent en effet sur les vérités les plus élevées de la philosophie : 1° sur la nature des idées ; 2° sur les opérations de l'âme ; 3° sur les habitudes ; 4° sur la distinction de l'âme et du corps ; 5° sur la connaissance de Dieu. Leçons excellentes sans doute, malgré quelques erreurs qui s'y glissent sous l'influence du sensationnisme, mais tout à fait disproportionnées aux facultés d'un enfant. Quelques fables, quelques histoires vraies feraient bien mieux son affaire que ces analyses abstraites qui rebutent quelquefois des intelligences de dix-sept ou dix-huit ans. « Le grand point, dit Condillac, est de faire comprendre à l'enfant ce que c'est que l'attention. » Non, le grand point est de lui apprendre à être attentif ; et le moyen d'y réussir, c'est de lui présenter des objets qui soient à sa portée. L'élève de Condillac ne connaît pas encore les éléments de la grammaire, et l'on veut lui enseigner à déduire les attributs de Dieu, à raisonner sur les substances et sur les causes. « Je ne me suis pas borne a ces idées, ajoute naïvement Condillac, je me suis appliqué aussi à lui faire comprendre comment un mot passe du sens propre au sens figuré. » Ce métaphysicien de sept ans vous démontrera que l'intelligence divine est infinie ; niais il n'est pas sûr qu'il sache la différence d'un substantif et d'un adjectif.

Après qu'il s'est nourri quelque temps des vérités de la psychologie ; l'élève de Condillac étudie les sociétés dans leur origine et leurs premiers progrès. On l'exerce à pratiquer les arts primitifs, par exemple l'agriculture. M. de Keralio, son gouverneur, lui fait arranger un jardin, où le jeune prince travaille, où il sème du blé qu'il voit croître, mûrir, et qu'il moissonne. Il faut, ne l'oublions pas, que le développement individuel se modèle exactement sur l'évolution des peuples. Or Condillac distingue trois étapes dans la marche de l'humanité. Le premier âge a été celui des arts industriels nécessaires aux besoins de la vie ; puis sont venus les beaux-arts ; enfin le troisième degré est occupé par les savants et les philosophes. L'éducation, dans ses progrès gradués, se conformera à cette loi des trois états successifs du genre humain.

Avant d'arriver à la grammaire, « dont l'étude serait plus fatigante qu'utile si on la commençait trop tôt », le prince de Parme se familiarise d'abord avec sa langue maternelle, en lisant les poètes dramatiques, particulièrement Racine, qu?il étudie pendant toute une année, et dont il recommence la lecture jusqu'à douze fois. Condillac veut que la pratique de la langue précède l'étude des règles. La grammaire ne doit intervenir que pour confirmer une connaissance déjà acquise, et apporter à l'élève la formule des règles qu'il connaît déjà par l'usage.

Lorsque Condillac juge son élève suffisamment prépare, il propose enfin à son attention : l'Art de parler, ou grammaire, l'Art d'écrire. l'Art de raisonner, enfin l'Art de penser. Sous ces titres il a composé avec soin quatre traités importants, tout en s'efforçant de prouver, avec cette dextérité de raisonnement dont il abuse pour effacer les distinctions les plus manifestes, que ces quatre arts se réduisent au fond à un seul, qui est l'art de penser.

Dans sa grammaire, ou Art de parler, Condillac s'inspire des travaux de Messieurs de Port-Royal, qui, dit-il, ont les premiers porté la lumière dans les livres élémentaires. Dans l'Art décrire ou rhétorique, il ramène tous les préceptes à un seul qui est « de se conformer toujours à la plus grande liaison des idées ». l'Art de raisonner est une logique, où l'auteur met sous les yeux du jeune prince quelques-unes des grandes découvertes de la science et de la philosophie ; c'est une logique réelle, où l'on multiplie les exemples, afin d'éviter le défaut ordinaire des logiques formelles et purement abstraites, « qui font raisonner sur rien », et qui croient avoir appris à raisonner parce qu'elles ont enseigné les règles du syllogisme. Enfin l'Art de penser couronne cette suite de réflexions didactiques, et complète la première partie d'une éducation où il ne s'agit pas. nous dit-on, d'approfondir les sciences, mais seulement d'apprendre à penser.

En même temps qu'il s'exerce avec quelque précocité, à dix ans environ, à l'art de raisonner, le prince de Parme étudie le latin, mais sans en faire jamais le principal objet de ses occupa ions. Condillac n'est rien moins qu'un humaniste : aussi omet-il l'étude du grec, et, quant au latin, on sent qu'il en parle sans faveur, avec l'intention de le reléguer au second plan, en lui substituant l'analyse des idées comme base de l'instruction « J'ai reculé l'étude du latin, nous dit-il, parce que je voulais ne laisser à mon élève, le jour où il se mettrait à l'étude de cette langue, que la difficulté d'apprendre les mots. » En d'autres termes, le latin doit s'apprendre comme s'apprennent les langues modernes : il n'est plus, aux yeux de Condillac, l'unique et incomparable moyen pour former l'esprit. Notons encore cette critique indirecte de l'enseignement classique : il ne faut faire lire en latin à l'enfant que des auteurs qu'il aurait entendus s'ils avaient écrit en français.

Condillac accorde une grande importance à l'histoire : il en prolonge l'enseignement pendant six ans, et douze volumes de son Cours d'étude sont remplis de ses travaux historiques. C'est aux princes surtout que l'histoire est nécessaire ; on ne doit pas l'enseigner de la même manière aux rois et aux citoyens. Condillac sait fort bien qu'il y a divers degrés dans l'éducation : seulement il a le tort d'exclure de l'instruction les classes inférieures, et de dire dédaigneusement : « Il suffit aux dernières classes de subsister de leur travail ». S'adressant à un prince, Condillac veut surtout faire de l'histoire « un code de morale et de législation », où il multiplie les réflexions, où il abrège les faits ; il habitue son élève à voir les effets dans leurs causes, afin qu'il puisse plus tard, connaissant les principales influences qui agissent sur les événements, en disposer à son gré et faire son métier de roi.

La religion n'est pas oubliée dans le Cours d'études. C'est dans le Catéchisme de l'abbé Fleury, dans un abrégé de l'Ancien et du Nouveau Testament, dans le Petit Carême de Massillon, que le prince de Parme est convié à étudier tour à tour les dogmes, l'histoire et la morale du christianisme. Condillac veut qu'en sa qualité de prince et de protecteur de l'Eglise, son élève soit plus instruit de la religion que ses futurs sujets. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c'est la vivacité avec laquelle l'abbé de Condillac met son disciple en garde contre les prétentions abusives et l'humeur envahissante du clergé. Il faut que l'héritier du duché de Parme se prépare, tout en faisant respecter les prêtres, à lutter contre leur ambition « qui tournerait à la ruine de l'Etat ». Qui croirait qu'un ecclésiastique a écrit sur l'excès de la dévotion chez les princes, la page éloquente que l'on va lire : « Vous ne sauriez être trop pieux, Monseigneur ; mais, si votre piété n'est pas éclairée, vous oublierez vos devoirs pour ne vous occuper que de petites pratiques ; parce que la prière est nécessaire, vous croirez devoir toujours prier, et, ne considérant pas que la vraie dévotion consiste à remplir d'abord votre état, il ne tiendra pas à vous que vous ne viviez dans votre cour comme dans un cloître. Les hypocrites se multiplieront autour de vous ; les moines sortiront de leurs cellules. Les prêtres quitteront le service de l'autel pour venir s'édifier à la vue de vos saintes oeuvres. Prince aveugle, vous ne sentirez pas combien leur conduite est en contradiction avec leur langage ; vous ne remarquerez pas seulement que les hommes qui vous louent d'être toujours au pied des autels oublient eux-mêmes que leur devoir est d'y être. Vous prendrez insensiblement leur place pour leur céder la vôtre ; vous prierez continuellement ; et vous croirez faire votre salut ; ils cesseront de prier, et vous croirez qu'ils font le leur. Etrange contradiction qui pervertit les ministres de l?Eglise pour donner de mauvais ministres a l'Etat. » (Cours d'études, tome X, introduction.)

Si Condillac n'a pas réussi à trouver les vraies méthodes d'éducation, ce n'est pas faute de les avoir cherchées : nul n'a saisi avec plus de finesse les défauts du vieux système, ni proclamé avec plus de force la nécessité d'une réforme. « La manière d'enseigner, dit-il, se ressent encore des siècles où l'ignorance en forma le plan. » Il se plaint avec quelque aigreur que la nouvelle philosophie n'ait point accès dans les écoles, ou qu'elle ne puisse y pénétrer qu'en se déguisant, à la condition de se revêtir de « quelques haillons de la scolastique ». Il déplore qu'on néglige les mathématiques, qui ne sont enseignées que superficiellement et comme en cachette, grâce à l?initiative de quelques professeurs plus hardis que les autres. Il fait remarquer combien les universités, précisément parce qu'elles sont vieilles, se montrent indociles à toute idée de réforme et d amendement. « Peut-on présumer que les professeurs renonceront à ce qu'ils croient savoir, pour apprendre ce qu'ils ignorent? Avoueront-ils que leurs leçons n'apprennent rien ou n'apprennent que des choses inutiles? » Il prédit que les « scolastiques », c'est-à-dire les partisans de la routine, opposeront une résistance obstinée, pour conserver le terrain qu'ils n'ont pas encore perdu. Mais surtout il signale comme particulièrement incorrigibles les écoles confiées à des ordres religieux et dont les maîtres sont tenus d'obéir à une règle immobile. Si les méthodes sont vicieuses, si les programmes sont incomplets, c'est que, née dans les cloîtres, l'éducation a été organisée pour des religieux, et non pour des citoyens. Enfin, achevant de juger, de condamner plutôt, la pédagogie de la première moitié du dix-huitième siècle, Condillac conclut par ces dures paroles : « Quand nous sortons des écoles, nous avons à oublier beaucoup de choses frivoles qu'on nous a apprises ; à apprendre des choses utiles qu'on croit nous avoir enseignées ; et à étudier les plus nécessaires sur lesquelles on n'a pas songé à nous donner des leçons ». Condillac lui-même a peut-être réussi à éviter ces défauts ; il n'enseigne que des choses utiles, nécessaires ; mais il les enseigne à contretemps, au rebours de l'ordre naturel ; de sorte qu'on peut dire de sa pédagogie, comme de sa psychologie, qu'elle est très artificielle, bien qu'elle veuille se donner les airs de se fonder sur l'expérience et de se rapprocher de la nature.

Gabriel Compayré