Jean-Amos Komensky (Coménius est la forme latinisée de son nom) naquit le 28 mars 1592, dans un village de Moravie (en Bohême), sur les confins de la Hongrie. Ce nom de Komensky rappelle que sa famille était originaire de la ville de Komna, ce qui a fait souvent répéter que c'était sa ville natale ; l'assertion est inexacte, car il fut inscrit à l'université de Heidelberg comme natif de Nivnitz, petit village à une lieue de Ungarisch-Brod.
Il était fils d'un meunier, perdit ses parents de bonne heure, et n'apprit à lire et à écrire, paraît-il, que vers l'âge de seize ans. Mais alors, dévoré du désir de s'instruire, Coménius regagna par un labeur assidu les années perdues, et l'effort exceptionnel qu'il eut à faire contribua peut-être à l'engager à rechercher dès lors et plus tard, avec une ardeur particulière, les moyens de rendre l'étude plus aisée, et surtout accessible à tous. Sa famille appartenait à la secte des Frères moraves ; il se destina aux fonctions de pasteur dans cette communion dissidente, et, pour s'y préparer, alla étudier (1610) aux universités de Herborn (Nassau) et de Heidelberg ; puis il voyagea durant deux ans en Hollande, et peut-être en Angleterre.
Rentré en Bohême en 1614, il fut nommé directeur de l'école de Prerau, près d'Olmütz. C'est là qu'il composa son premier ouvrage, une « grammaire pour faciliter l'étude du latin » (Grammaticae facilioris praecepta), imprimée à Prague en 1616.
En 1618, Coménius fut appelé comme pasteur à Fulneck, près de Troppau. Fulneck était un des principaux centres des communautés moraves : c'était donc un poste d'honneur que l'on confiait, à une époque de persécution, à un jeune homme de vingt-six ans qui, dix ans avant, était presque un illettré. Son premier soin fut d'y entreprendre la réforme des écoles, car, dit-il, l'enseignement n'y était ni doux ni humain.
Il était à peine à Fulneck depuis trois ans quand se déchaîna la persécution contre les Moraves.
En 1621, quelques mois après la bataille de la Montagne-Blanche (nov. 1620), Fulneck fut pris, pillé et brûlé par les impériaux. Coménius y perdit tout son avoir, sa bibliothèque, ses manuscrits.
Il passa alors plusieurs années toujours caché, toujours en danger, changeant de retraite pour échapper aux émissaires de Ferdinand II. Il se rendit d'abord à Brandeis, auprès d'un seigneur qui protégeait les Frères moraves, Charles de Zérotin, chez lequel il écrivit (1623), entre autres ouvrages, une célèbre allégorie mystique en langue tchèque, le Labyrinthe du monde et le paradis du coeur, imprimée en 1631 à Lissa, et réimprimée depuis fréquemment, il séjourna ensuite à Sloupna, près des sources de l'Elbe, chez un autre protecteur des persécutés, le baron Georges Sadovsky. C'est là que pour aider un autre ministre, son compagnon d'exil, chargé d'instruire les trois fils de ce seigneur, il commença (1627) le grand ouvrage sur les méthodes d'enseignement qui devint plus tard, lorsqu'il l'eut récrit en latin, la Didactica magna ; il en voulait faire alors, il le dit lui-même, un manuel destiné à relever avec un grand éclat les écoles des Moraves, dès que la persécution cesserait de sévir. Cet ouvrage, terminé en 1632, resta manuscrit ; retrouvé en 1841 dans les archives de Lissa, il a été publié en 1849 dans la langue originale par les soins de la Société du Musée de Bohême.
Mais un dernier édit de bannissement (31 juillet 1627) força les Frères moraves à s'expatrier pour toujours. Les seigneurs mêmes, jusque-là ménagés, subirent le sort commun. Au plus fort de l'hiver (février 1628), Coménius, avec les débris de son ancienne congrégation, quitta la Moravie pour chercher un refuge en Pologne.
Après bien des tribulations, Coménius et les siens atteignirent la petite ville polonaise de Lissa (Leszno, en Posnanie), ville peuplée déjà d'exilés moraves qui étaient venus y chercher, hors des limites de la domination impériale, un asile pour leur foi. C'est grâce à cet exil que les oeuvres de Coménius sont parvenues jusqu'à nous et que son nom a acquis une renommée européenne. Jusque-là il avait écrit pour ses compatriotes seulement, en tchèque, sa langue maternelle. Peu à peu il fut obligé, dans cette colonie formée d'éléments mêlés, d'abord de traduire ses ouvrages, puis bientôt de les écrire en latin et en allemand.
Chargé de diriger, plutôt comme inspecteur que comme professeur, tout l'enseignement de la colonie, il en entreprit la réforme en commençant par le degré le plus élémentaire. C'est l'objet d'un ouvrage composé encore en tchèque, mais aussitôt traduit par lui-même en allemand : le Guide de l'école maternelle (Informatorium der Mutterschule), où il insiste avec un grand sens sur l'éducation des premières années ; cet ouvrage a été imprimé en latin dans les oeuvres complètes de Coménius sous le titre de Schola materni gremii. Comme suite à ce petit traité, il prépara six manuels correspondant aux six années que devait occuper l'école du degré immédiatement supérieur, celle qu'il nomme si bien Schola vernacula, l'école en langue moderne ou vulgaire, par opposition à l'école latine. Mais ces manuels n'ont pas été publiés, les loisirs ayant manqué à l'auteur, comme il le dit quelque part, « pour leur donner le dernier coup de lime ».
C’est en 1631 que parut le premier de ses trois grands ouvrages, la Janua linguarum reserata (littéralement la Porte des langues ouverte), que nous analysons plus loin. C'était une imitation d'un manuel analogue, composé par un jésuite irlandais nommé Bateus, sous ce même titre de Janua linguarum, qui avait paru au commencement du dix-septième siècle, et se trouvait déjà traduit en huit langues en 1629. L'imitation de Coménius eut un immense succès, et fit oublier l'original. Un autre ouvrage publié en 1633, sous le titre de Januae linguarum vestibulum (Vestibule de la Porte des langues), servit d'introduction au premier.
Coménius, dont la doctrine pédagogique consistait dans l'union intime de l'enseignement des mots avec l'enseignement des choses, voulut faire ensuite, pour cette seconde étude, — celle des choses, — l'équivalent de ce qu'il venait d'exécuter pour la première, celle des mots : la Janua linguarum devait ouvrir la porte du langage ; restait à ouvrir la porte des choses ou des sciences. A cet effet, il conçut le projet d'une sorte d'encyclopédie qui devait résumer la science universelle, ou, comme il disait dans son langage bizarre, la pansophie. Tandis qu'il y travaillait, un de ses amis et admirateurs, l'Anglais Samuel Hartlib, lui demanda communication de son plan : Coménius lui en envoya un abrégé en latin, que Hartlib, contre le gré de l'auteur, fit paraître à Oxford en 1637, sous le titre de Porta sapientiae reserata (la Porte de la sagesse ouverte). Ce petit traité est plus connu sous le titre de Pansophiae Prodromus (Avant-coureur de la pansophie). Coménius le compléta plus tard par deux autres traités sur le même sujet : Conatuum pansophicorum Dilucidatio (Eclaircissement sur la tentative pansophique), 1638 ; et Pansophise Diaty-posis (Constitution de la pansophie), Dantzig, 1642. Quand au grand ouvrage que ces diverses publications annonçaient, et qui devait être le pendant de la Janua linguarum, Coménius y travailla durant plusieurs années ; il devait porter le titre de Janua rerum seu Metaphysica pansophica (Porte des choses ou Métaphysique pansophique), mais il ne vit jamais le jour, et le manuscrit s'en est perdu, ainsi que celui de la Sylva pansophiae (Forêt de la pansophie), qui devait lui servir de complément.
Vers la même époque (1640), Coménius récrivit en latin, sous le titre de Didactica magna, la Didactique composée en tchèque de 1629 à 1632: mais cet ouvrage, qui est réellement le premier en date de ses grands écrits pédagogiques, puisque sa rédaction tchèque est antérieure à la publication de la Janua linguarum, ne fut imprimé qu'en 1657, à Amsterdam, dans le recueil des oeuvres complètes de l'auteur.
En 1641, sur les instances de Samuel Hartlib, le Parlement anglais adressa un appel à Coménius afin qu'il vînt en personne travailler à la réforme des écoles du royaume. Coménius se rendit à Londres ; une commission fut nommée pour le seconder, des collèges royaux furent mis à sa disposition ; mais les troubles politiques qui commençaient en Angleterre et qui allaient aboutir à la révolution de 1648 firent bientôt perdre de vue les réformes pédagogiques. Coménius, qui avait déjà été engagé à se rendre en Suède pour le même objet, reçut alors une nouvelle et pressante invitation de Louis De Geer, riche négociant établi à Norrköping, et qui, véritable Mécène du Nord, s'efforçait d'attirer en Suède une élite de savants Il s'embarqua pour Norrköping en août 1642.
Mis en relation avec l'illustre chancelier Oxenstiern, Coménius fut pressé par lui d'écrire une série de manuels destinés à faciliter l'étude du latin et à compléter la Janua linguarum ; il n'accepta cette mission qu'avec peine : tout plein alors de ses projets de publications encyclopédiques et du vaste système de la pansophie, il appréhendait de se perdre dans le détail des travaux purement linguistiques. Il s'établit cependant, avec une pension de Louis De Geer, à Elbing, petite ville de Pologne, sur les rives de la Baltique, et y travailla pendant plusieurs années, aidé par un certain nombre de collaborateurs, à une série d'ouvrages didactiques destinés à la Suède
Le plus important de ces ouvrages fut la Methodus linguarum novissima ou Nouvelle Méthode des langues (1648), qui avait pour objet de faire marcher de Iront trois études que Coménius résumait par cette formule : l'idée, le mot, la chose, ou penser, parler, agir. Il dédia son livre aux souverains qui venaient de signer le traité de Westphalie : « O princes, dit-il, qui avez tout détruit, mettez-vous à l'oeuvre et reconstruisez. Et puissiez-vous, en ceci, ressembler à Celui qui vous a choisis pour être à sa place les administrateurs de l'humanité! Il détruit, mais pour reconstruire ; il arrache, mais pour replanter.»
Les autres écrits composés par Coménius pendant son séjour à Elbing forment une série de manuels gradués pour l'étude du latin. Ce sont : Vestibulum linguae latinae (Vestibule de la langue latine), reproduction corrigée du Vestibulum de 1633 ; Latinae. linguae Janua nova (Nouvelle porte de la langue latine), seconde édition de la Janua de 1631 ; Lexicon januale (Lexique de la Porte) ou Sylva linguae latinae (Forêt de la langue latine), vocabulaire formant un appendice à la Janua ; Atrium linguae latinae (Salon de la langue latine), faisant suite à la Janua. Coménius, qui l'un des premiers pourtant avait insisté sur l'importance de l'étude de la langue maternelle, se trouvait ainsi consacrer la plus grande part de sa propre activité à l'enseignement du latin ; et lui qui voulait, en théorie, que l'enfant apprît à connaître les mots par la vue des choses, aboutissait en pratique à lui faire apprendre par coeur, dans un livre en langue étrangère, d'interminables listes de mots répondant pour la plupart à des choses qui lui restaient inconnues. Il est vrai que, dans son système d'éducation, l'étude du latin n'était pas celle d'une langue morte, mais de la langue vivante et universelle de la république des lettres ; et quant à l'enseignement par les yeux, il devait faire plus tard une tentative pour le réaliser.
En 1648, Coménius fut élu évêque des Moraves de Lissa. Il quitta alors Elbing pour fixer de nouveau sa résidence dans cette ville où il avait déjà passé douze années. Mais, en 1650, le prince hongrois Sigismond Rakoczy lui écrivit pour l'engager à venir fonder dans ses domaines, à Saros-Patak, une école modèle, d'après les principes de la pansophie.
Coménius se rendit à cette invitation, et traça le plan de l'école à fonder, dans un ouvrage dédié au prince Rakoczy et intitulé : Scholae pansophieae clas sibus septem adornandae Delineatio (Esquisse d'une école pansophique de sept classes). Mais des sept classes que l'école modèle de Patak devait compter, il ne put organiser que les trois inférieures, qu'il appela le vestibule, la porte et l'atrium, et dans chacune desquelles on étudiait le manuel latin portant le titre correspondant. Les quatres classes supérieures devaient porter le nom de philosophique, logique, politique et théosophique. La mort du prince Rakoczy, survenue en 1654, arrêta le développement de l'école de Patak, et Coménius se décida à retourner à Lissa ; mais, avant de quitter la Hongrie, il y avait composé le plus populaire de ses ouvrages, l'Orbis pictus (l'Univers en peinture), dans lequel il put enfin réaliser en partie son grand principe pédagogique, en plaçant à côté du mot, sinon la chose elle-même, du moins l'image de la chose. L'Orbis pictus, qui n'est rien autre qu'une réédition légèrement modifiée de la Janua linguarum, avec addition de gravures sur bois, parut à Nuremberg en 1658.
Coménius avait repris ses fonctions d'évêque morave à Lissa, lorsque cette ville fut brûlée par les catholiques polonais (1656) ; il perdit dans ce désastre tous ses livres et ses manuscrits, et dut reprendre de nouveau, à soixante-quatorze ans, le chemin de l'exil. Il trouva un refuge à Amsterdam, chez Laurent De Geer, le fils de son ancien protecteur, et il y passa les cinq dernières années de sa vie si agitée. C'est là qu'il publia, en 1657, une édition complète de ses oeuvres.
Dans les derniers temps de sa vie, Coménius, qui avait toujours eu l'esprit porté au mysticisme, et qui avait publié plusieurs ouvrages empreints d'une grande exaltation religieuse, s'était laissé séduire par les prétendues prophéties de quelques visionnaires, et s'était même aventuré à prédire l'arrivée du millénium pour l'an 1672. Il mourut le 15 novembre 1671.
Peu d'auteurs ont été plus féconds que Coménius ; on a de lui, tant en tchèque qu'en allemand et en latin, plus de quatre-vingts ouvrages publiés de son vivant, sans compter un certain nombre d'oeuvres posthumes. Nous allons analyser ci-après ses trois livres les plus connus, la Didactica magna, la Janua linguarum et l'Orbis pictus.
I. DIDACTICA MAGNA. — La Didactique de Coménius est sans contredit l'un des traités les plus remarquables qui aient été écrits sur la science de l'éducation. Aujourd'hui encore, malgré les bizarreries de forme et l'appareil scolastique vieilli sous lequel il faut avoir la patience d'aller chercher les idées de l'auteur, cet ouvrage, par certains côtés, semble fait pour notre temps ; aussi la traduction allemande qui s'en est publiée à Vienne, il y a une trentaine d'années, a-t-elle été promptement épuisée.
La Didactica Magna occupe 190 pages de la grande édition in-folio des oeuvres complètes de Coménius. Elle débute par un salut aux lecteurs, où l'auteur raconte les raisons qui l'ont engagé à écrire son ouvrage, et fait le tableau des circonstances dans lesquelles il l'a composé. Puis vient une dédicace aux magistrats et gouvernants ; Coménius les adjure de fonder des écoles : « s'il peut être apporté quelque remède à la corruption du genre humain, ce ne sera que par une sage et prévoyante éducation de la jeunesse ». L'ouvrage proprement dit est divisé en trente-trois chapitres. Dans les douze premiers, l'auteur expose les principes généraux de sa théorie de l'éducation. L'homme est la plus excellente des créatures ; sa fin dernière est placée au delà de la vie terrestre, laquelle n'est qu'une préparation à la vie éternelle. La nature humaine présente trois degrés de développement progressif : la vie végétative, la vie animale et la vie intellectuelle, qui correspondent à trois étapes différentes de la vie de l'homme : dans le sein de sa mère, sur la terre et dans le ciel. L'homme doit acquérir trois choses : la science, la morale et le sentiment religieux ; le germe de ces choses existe en lui, mais l'éducation est nécessaire pour le développer. La jeunesse, tant de l'un que de l'autre sexe, a donc besoin d'éducation ; cette éducation doit être donnée dans des écoles publiques ; mais il faut des écoles où tous puissent recevoir un enseignement complet sur toutes choses (ubi omnes omnia omnino doceantur). Des écoles de ce genre ont manqué jusqu'à présent ; toutefois il est possible de réformer et d'améliorer celles qui existent.
Dans les quatorze chapitres qui suivent, Coménius développe son programme et sa méthode d'enseignement. « L'art de l'enseignement n'exige rien d'autre qu'une judicieuse disposition du temps, des choses et de la méthode. » Cette disposition doit être basée sur la nature, comme sur un roc inébranlable, car « l'art ne peut faire qu'imiter la nature ». Il insiste, en premier lieu, sur l'importance de l'éducation physique ; puis donne, en neuf sentences, ce qu'il considère comme les règles naturelles de la manière d'enseigner en général. Il développe ensuite les principes spéciaux de sa méthode. L'enseignement doit être facile ; il doit être solide ; il doit enfin être prompt (celer) et succinct (compendiosus). Il doit parler aux sens, donner aux élèves la connaissance directe des objets par l'intuition, car, selon le mot célèbre auquel Coménius revient sans cesse, nihil est in intelleclu, nisi prius faerit in sensu (« il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord passé par les sens », c'est-à-dire « il n'y a pas de pensée qui ne dérive d'une sensation »). Donc, il ne faut pas décrire les objets aux élèves, mais les leur montrer ; il ne faut pas leur faire apprendre des définitions et des règles abstraites, mais les exercer par des exemples. « On doit présenter toutes choses, autant qu'il se peut faire, aux sens qui leur correspondent : que l'élève apprenne à connaître les choses visibles par la vue, les sons par l'ouïe, les odeurs par l'odorat, les choses sapides par le goût, les choses tangibles par le toucher. » — Que faut-il •enseigner? Cinq choses : les sciences, les arts, les langues, la morale, la piété. Les sciences sont la connaissance des choses comme instrument, comme matière, comme modèle. Les arts consistent à savoir se servir des choses dont les sciences donnent la connaissance ; ils doivent s'enseigner par la pratique (agenda agendo discantur) ; l'usage des instruments doit se montrer par des exemples plus que par des préceptes. Les langues ne font pas partie des sciences proprement dites : elles ne sont qu'un moyen de les acquérir et de les communiquer : et l'étude du mot doit toujours marcher parallèlement avec l'étude de la chose. L'étude de la morale et celle de la religion sont distinctes. Coménius rattache la morale à la discipline de l'école : l'élève doit apprendre à se dominer, à diriger sa volonté, à aimer le bien pour l'amour du bien. La piété comprend trois choses : la réflexion ou méditation, la prière, l'examen intérieur ; cet enseignement religieux est le couronnement de toute l'éducation. Mais, ajoute Coménius, « si nous voulons réformer les écoles dans le véritable esprit du christianisme, il faut en bannir les auteurs païens, ou du moins s'en servir avec plus de précaution qu'on ne l'a fait jusqu'ici ».
Vient ensuite (chapitres XXVII-XXXI) l'exposé du plan d'organisation scolaire. Coménius établit quatre degrés distincts :
1° L'école maternelle (schola materna ou schola materni gremii) :
2° L'école élémentaire publique en langue vulgaire (schola vernacula publica) ;
3° L'école latine ou le gymnase (schola latina seu gymnasium) ;
4° L'académie, dont l'enseignement se complète par les voyages (academia et peregrinationes).
L'école maternelle n'est autre chose que l'éducation des enfants par la mère dans le premier âge ; les écoles des trois autres degrés sont des écoles publiques. « L'école maternelle doit se trouver dans toutes les maisons ; l'école élémentaire, dans chaque commune ; le gymnase, dans chaque ville ; l'académie, dans chaque royaume ou même dans chaque province considérable. »
Les deux écoles inférieures, la materna et la vernacula, doivent donner la première éducation à tous les enfants sans distinction de sexe. « Je ne suis pas, dit Coménius, de l'avis de ceux qui prétendent qu'on ne doit envoyer à l'école élémentaire (vernacula) que les filles et ceux des garçons qui seront voués plus tard à un métier manuel, et que les garçons que leurs parents destinent à une instruction plus complète doivent être envoyés dès l'abord au gymnase. » Il veut que tous passent par l'école élémentaire, parce que tous, aussi bien ceux qui apprendront le latin que ceux qui n'ont pas à l'apprendre, doivent étudier en premier lieu la langue maternelle. La schola vernacula doit donner à toute la jeunesse une éducation générale, en l'instruisant dans toutes les choses humaines ; son but doit être d'enseigner à tous les enfants, de l'âge de six à celui de douze ou treize ans, les choses dont l'usage est nécessaire pour toute la vie. (Generalem nos intendimus institutionem, omnium qui homines nati sunt, ad omnia humana. Vernaculae scopus metaque erit, ut omnis juvenlus utriusque sexus intra annum sextum et duodecimum seu decimum tertium, ea addoceatur, quorum usus per totam vitam se exlendat.) Voilà, formulé pour la première fois, le programme de l'école primaire moderne.
Coménius veut que tout soit enseigné à tous II n'entend pas par là que tous les enfants doivent suivre les cours de l'école latine et de l'académie ; ce qu'il demande, c'est que la schola vernacula ou école primaire donne à tous des notions suffisantes, quoique élémentaires, sur l'ensemble des connaissances humaines. Il veut en outre que les écoles supérieures soient accessibles à tous ceux qui montrent des aptitudes, et non pas seulement aux enfants des riches et des nobles ; c'est pour cela que l'école primaire ne doit pas être l'école des pauvres, mais l'école générale de tous, et la pépinière où se formeront, sans distinction de conditions sociales, tous ceux que leur zèle et leurs talents désigneront ensuite pour la carrière des hautes études.
Dans les deux derniers chapitres de la Didactique, l'auteur résume le plan général de réforme des écoles qu'il vient d'exposer en détail, et indique les conditions nécessaires pour la réalisation pratique de sa méthode d'enseignement.
Complétons maintenant cette brève analyse par quelques développements relatifs à divers points de la théorie pédagogique du hardi réformateur.
Il démontre à plusieurs reprises la nécessité de donner à la femme une éducation identique à celle de l'homme ; elle doit apprendre à fond non seulement sa propre langue, mais encore, si elle le peut, le latin et les langues étrangères. C'est seulement alors qu'elle sera à même de diriger sa maison pour son propre bonheur, pour celui de son mari, de ses enfants et de tous ceux qui seront appelés à la servir et à vivre avec elle ; qu'elle sera capable de remplir ce rôle de première éducatrice que Coménius lui assigne.
La méthode d'enseignement doit tenir compte des tendances et des aptitudes de chaque élève. Le seul moyen d'enseigner avec succès est de suivre la voie de la nature, qui ne se presse pas et fait chaque chose en son temps, qui prépare la matière avant de lui imprimer la forme. La nature fait une chose après l'autre, elle va de l'ensemble aux détails, ne fait pas de sauts, ne laisse pas de lacunes, mais avance pas à pas. Ce que l'homme apprend en premier lieu doit être le flambeau qui éclairera ses études subséquentes. L'enseignement doit être le même à tous les degrés ; il ne doit différer que pour la forme et pour les détails. Pour cela, Coménius demande que l'enseignement représente une série de cercles concentriques allant en s'agrandissant de l'école maternelle à l’université.
Il s'est occupé avec une sollicitude particulière de l'éducation de la première enfance. Dans le chapitre qu'il lui consacre (Didactica magna, chap. XXVIII), il trace le programme de l'école maternelle en y faisant entrer les premiers éléments de toutes les connaissances humaines. L'enseignement devant, à tous les degrés, être complet, c'est-à-dire embrasser l'universalité des choses l'enfant doit, dès le premier âge, acquérir, dans toutes les disciplines, les notions accessibles à son intelligence. Ainsi, dès qu'il commence à parler, l'enfant se familiarise de lui-même, et par son expérience journalière, avec certaines expressions générales et abstraites ; il arrive à comprendre le sens des mots quelque chose, rien, ainsi, autrement, où, semblable, différent ; et qu'est-ce que les généralisations et les catégories exprimées par ces mots, sinon les rudiments de la métaphysique? Dans le domaine de la physique, l'enfant peut, durant les six années de sa vie qui appartiennent à l'école maternelle, apprendre à connaître l'eau, la terre, l'air, le feu, la pluie, la neige, la glace, la pierre, le fer, l'arbre, la plante, l'oiseau, le poisson, le bétail, etc., ainsi que le nom et l'usage des parties de son propre corps, ou du moins des membres et des organes extérieurs. II débutera dans l'optique, en apprenant à distinguer la lumière, l'obscurité, et les diverses couleurs ; dans l'astronomie, en remarquant le soleil, la lune, les étoiles, et en observant que ces astres se lèvent et se couchent tous les jours. En géographie, suivant le lieu qu'il habite, on pourra lui montrer une montagne, une vallée, un champ, une rivière, un village, un bourg, une ville, etc. En chronologie, on lui fera comprendre ce que c'est qu'une heure, un jour, une semaine, une année, l'été, l'hiver, hier, avant-hier, demain, après-demain, etc. L'histoire, telle que son âge peut la concevoir, consistera à se rappeler ce qui s'est passé récemment, et à en rendre compte, en indiquant la part que celui-ci ou celui-là a prise à telle ou telle chose. L'arithmétique, la géométrie, la statique, la mécanique, ne lui resteront pas étrangères ; il en acquerra les éléments en distinguant la différence entre peu et beaucoup, en apprenant à compter jusqu'à dix, en remarquant que trois est plus que deux ; que un, ajouté à trois, fait quatre ; en comprenant le sens des mots grand et petit, long et court, grand et étroit, lourd et léger, en dessinant des lignes, des courbes, des cercles, etc. ; en voyant mesurer une étoffe avec une aune ou peser un objet dans une balance ; en essayant de faire ou de défaire quelque chose, comme les enfants y prennent plaisir. « Il n'y a, dans ce besoin de construire et de détruire, que les efforts d'une petite intelligence pour arriver à produire, à fabriquer soi-même quelque chose ; aussi ne faut-il pas y mettre obstacle, mais l'encourager et le diriger. » La grammaire du premier âge consisterait à apprendre à bien prononcer la langue maternelle. Il n'est pas jusqu'à la politique dont l'enfant ne puisse recevoir déjà les premières notions : on lui fera observer que certaines personnes se rassemblent à l'hôtel de ville et qu'on les appelle conseillers ; et que parmi ces personnages il y en a un qu'on appelle bourgmestre, etc. Coménius recommande de mettre entre les mains de l'enfant un livre d'images ; et c'est aussi bien à l'usage des tout jeunes enfants que des élèves plus avancés qu'il a publié son Orbis pictus.
Dans le traité spécial qu'il a écrit sur ce même sujet, la Schola materni gremii ou Informatorium der Mutterschule, Coménius dit les mêmes choses avec plus de développement ; mais il ne se contente pas d'y donner un programme d'enseignement ; il ajoute de judicieux conseils aux mères sur l'éducation physique du nouveau-né. Un siècle avant Rousseau, et à l'exemple du cardinal Antoniano, il recommande à la mère d'allaiter elle-même son enfant (hoc maxime observandum, ut mater ipsa nutricem agat, nec propriam carnem a se repellat). Cet intéressant petit traité, encore inconnu en France, mériterait, croyons-nous, d'être traduit: il ferait reconnaître dans Coménius le véritable prédécesseur de Froebel ; car il n'y a pas de doute que le créateur des jardins d'enfants n'ait dû s'inspirer de la lecture des écrits du pédagogue morave.
II. JANUA LINGUARUM BESERATA. — Comme il a été dit plus haut, l'idée de cet ouvrage avait été fournie à Coménius par le livre du jésuite Bateus : celui-ci avait rassemblé, sous le titre de Janua linguarum, douze cents sentences latines, contenant les mots les plus nécessaires, et arrangées de telle façon qu'un même mot ne fût employé qu'une seule fois dans tout l'ouvrage. Coménius trouva l'idée de Bateus excellente, mais blâma la manière dont il l'avait exécutée, et résolut de faire mieux. Suivant lui, il fallait que la connaissance des mots servît en même temps à acquérir celle des choses : il résolut donc de classer dans un ordre méthodique toutes les choses de l'univers, avec leurs noms latins et la traduction en langue vulgaire en regard, et de faire de ce vocabulaire général un répertoire universel des connaissances, où l'élève apprendrait du même coup le latin et la science universelle. Il recueillit huit mille mots, dont il fit mille phrases, qu'il distribua en cent chapitres, traitant chacun d'un objet particulier.
Nous avons sous les yeux une édition de la Janua de Coménius en trois langues, latin, allemand et français (1643). Les cent chapitres traitent des éléments, des métaux, des arbres et des fruits, des animaux, du corps de l'homme et des maladies, des arts et métiers, de la guerre, des sciences, de la religion, etc. Les phrases sont plus courtes dans les premiers chapitres, plus développées dans les derniers. Le texte latin occupe le milieu de la page ; à droite, en regard, se trouve le texte français ; à gauche, le texte allemand ; à la fin du volume l'auteur donne un triple vocabulaire des mots employés dans l'ouvrage.
Dans sa préface, Coménius parle contre l'emploi des classiques pour l'enseignement du latin ; lors même, dit-il, que l'élève les aurait tous lus, il n'aurait pas réussi à se former un vocabulaire complet : il est donc préférable de lui mettre entre les mains un compendium où il trouvera tous les mots de la langue groupés par ordre, selon le genre de choses auquel ils se rapportent, et où il pourra apprendre sans peine et en peu de temps les choses les plus nécessaires.
La Janua de Coménius, bien qu'elle n'offre qu'une nomenclature aride destinée à être apprise par coeur, et ne réalise que très imparfaitement le précepte suivant lequel la connaissance des choses et celle des mots doivent marcher de front, eut un succès prodigieux ; l'auteur nous apprend lui-même qu'il s'en fit des éditions en douze des principales langues de l'Europe, et même en arabe, en turc, en persan et en mongol. Néanmoins l'usage de ce manuel ne se généralisa pas, et les textes classiques, que Coménius avait voulu bannir des écoles latines, y ont gardé la place qui leur appartenait.
III. ORBIS PICTUS. — Ce dernier ouvrage, celui qui contribua le plus à populariser le nom de Coménius, est conçu sur le même plan que la Janua linguarum : c'est aussi un recueil de mots latins groupés en phrases, de manière à promener successivement le lecteur dans toutes les branches de l'activité et des connaissances humaines, et à lui faire connaître tout ce qui peut l'intéresser dans l'univers. Seulement la matière est distribuée en cent cinquante chapitres au lieu de cent. En tête se trouve un abécédaire dont chaque lettre correspond au cri d'un animal ou à quelque son familier à l'enfant.
Le titre du livre est : Orbis sensualium pictus, hoc est, omnium fundamentalium in mundo rerum, et in vita actionum, pictura et nomenclatura ; en allemand : Die sichtbare Welt, dus ist : aller vornehmsten Welt-Dinge und Lebensverrich-tungen Vorbildung und Benannung ; avec cette épigraphe caractéristique : Omnia sponte fluant, absit violentia rebus (Que tout vienne spontanément, que la contrainte soit bannie).
Chaque chapitre est illustré d'une vignette grossièrement exécutée et pourvue de numéros se rapportant aux mots et aux petites phrases qui composent le texte. Celui-ci forme trois colonnes en regard les unes des autres : la première renferme les phrases latines, la seconde la traduction allemande, la troisième un vocabulaire des substantifs et des adjectifs, avec l'indication du genre et de la déclinaison. Dans les deux premières colonnes, à côté de chaque nom est un chiffre renvoyant aux chiffres correspondants de la vignette. A la fin du volume se trouve une table des mots latins, puis des mots allemands, avec des renvois indiquant la page où ils sont employés.
Tels sont les exemplaires imprimés à Nuremberg du vivant de Coménius, et qu'on retrouve disséminés çà et là dans les bibliothèques publiques de l'Europe. Tous les Orbis imprimés après la mort de l'auteur sont reconnaissables par la traduction des mots latins en français, anglais, italien, etc.
Voici, à titre de spécimen, la reproduction de l'un des chapitres de ce curieux ouvrage, celui qui est consacré à la terre (chap. VIII).
Sur la page de gauche est une gravure sur bois d'un caractère tout à fait primitif : elle est censée représenter un paysage dans lequel le lecteur doit apercevoir une montagne, une vallée, une colline, une caverne, une plaine et une forêt ; chacun de ces divers objets est distingué sur l'image par son numéro respectif, de 1 à 6. Au-dessus de la vignette, on lit le mot latin Terra ; au-dessous, les mots allemands Die Erde.
La page de droite porte, en trois colonnes, le texte ci-dessous (nous conservons l'orthographe archaïque des mots allemands) :
Dans la préface, l'auteur s'exprime en ces termes : « Le fondement de toute érudition consiste à bien représenter à nos sens les objets sensibles, de sorte qu'ils puissent être compris avec facilité. Je soutiens que c'est là la base de toutes les autres actions, puisque nous ne saurions ni agir, ni parler sagement, à moins que nous ne comprenions bien ce que nous voulons faire ou dire. Or il est certain qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été auparavant dans les sens, et, par conséquent, c'est poser le fondement de toute sagesse, de toute éloquence et de toute bonne et prudente action, que d'exercer soigneusement les sens à bien concevoir les différences des choses naturelles ; et comme ce point, tout important qu'il est, est négligé ordinairement dans les écoles d'aujourd'hui, et qu'on propose aux écoliers des objets qu'ils n'entendent point, parce qu'ils ne sont pas bien représentés à leurs sens et à leur imagination, c'est pourquoi la fatigue d'enseigner, d'un côté, et celle d'apprendre, de l'autre, devient si lourde, et apporte si peu de fruit. »
On pourra se servir de l'Orbis pictus, dit Coménius, soit dans les écoles latines pour apprendre le latin, soit dans les écoles élémentaires pour apprendre la langue maternelle. Le but à atteindre par l'emploi de cet ouvrage, c'est que les enfants ne voient rien, qu'ils ne sachent nommer ; et qu'ils ne nomment rien, qu'ils ne sachent montrer (ut nihil videant, quod nesciant nominare ; et nihil nominent, quod nesciant ostendere).
L'exécution, il faut le reconnaître, est loin encore de répondre d'une façon satisfaisante, chez Coménius, au programme si juste qu'il s'était tracé ; ses livres présentent bien des imperfections, bien des lacunes ; les préjugés de l'époque, les étroitesses du sectaire obscurcissent parfois la haute raison du pédagogue ; en outre, la croyance que le latin était appelé à devenir de plus en plus la langue universelle du monde civilisé lui fait accorder à l'étude de cette langue une importance exagérée. Aussi Coménius n'a-t-il rien fondé de durable et de définitif ; il n'a été qu'un admirable précurseur. Son oeuvre devait être reprise, continuée et améliorée par les pédagogues du siècle suivant, dont la plupart ne l'ont pas connu, — tant il fut vite oublié, — et qui ont marché sur ses traces, comme Rousseau et Pestalozzi, sans s'en douter.
Bibliographie. — Johann Amos Coménius Grosse Unterrichtslehre, mit einer Einleitung, von Dr Gustav-Adolf Lindner ; Vienne, A. Pichler's Wittwe und Sohn, 1877. — Comenius und Pestalozzi als Begründer der Volksschule, von Dr Hermann Hoffmeister ; Berlin, 1877. — Geschichte der Pädagogik, von Karl von Raumer. — Amos Comenius, der Begründer der neuen Pädagogik, von Dr Eugen Pappenheim, Berlin, 1871.