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Cluny

La petite ville de Cluny, en Bourgogne, située dans le vallon de la Grosne, à 20 kilomètres de Mâcon, possède les restes importants de l'ancienne abbaye des Bénédictins fondée au dixième siècle et reconstruite en 1750. Ces bâtiments, remarquables autant par leur immense étendue que par leur architecture simple et noble, furent occupés, jusqu'en 1865, par la mairie de la ville, la justice de paix, la salle d'asile, l'école des Frères, le collège communal, et les débris de la riche bibliothèque des moines, dont une partie a été détachée en 1790, au moment où la congrégation fut dissoute, pour former la bibliothèque municipale de Cluny, et la plus grande partie réunie à la Bibliothèque nationale de la rue Richelieu.

Quelques semaines après son entrée au ministère de l'instruction publique, Victor Duruy avait porté son attention sur l'enseignement professionnel, dont tout le monde, l'Université elle-même, reconnaissait la nécessité en présence des changements apportés dans la fortune publique par la transformation de l'industrie et les développements du commerce. Dans une remarquable circulaire (2 octobre 1863), il faisait l'historique de la question, prouvait, avec des documents officiels, que l'enseignement professionnel s'était introduit par la force même des choses dans 64 de nos lycées sur 74, et que dans presque tous les collèges communaux le sixième au moins des élèves y avait passé, et il concluait qu'il fallait donner une satisfaction sérieuse aux désirs des familles et aux besoins de la société. Sans perdre de temps, il envoya un homme revêtu de sa confiance étudier l'organisation de cet enseignement dans les pays où il fonctionne depuis longtemps et donne les meilleurs résultats ; sur le rapport de ce délégué, on rédigea immédiatement des programmes d'études, que le ministre adressa aux recteurs à titre d'essai, en attendant que le Corps législatif eût accordé les crédits nécessaires à la transformation scolaire qui devait suivre. Mais pour un enseignement nouveau il fallait un personnel enseignant nouveau ; et la plupart des lycées ne possédaient ni des locaux appropriés, ni les collections, ni les instruments, ni les laboratoires nécessaires ; enfin les ressources financières faisaient complètement défaut. C'est ainsi que Duruy fut amené à créer une école normale destinée à former des professeurs d'enseignement professionnel dans les conditions les plus économiques possible. Des négociations entamées avec la ville de Cluny le mirent en possession de tous les bâtiments de l'ancienne abbaye sans stipulations trop onéreuses : la ville de Cluny cédait à l'Etat les magnifiques bâtiments de l'abbaye ; elle votait une somme de 70000 francs pour le rachat des parties déjà aliénées de ce domaine ; enfin le département de Saône-et-Loire donnait 100 000 francs pour les appropriations ; l'installation de la nouvelle école normale à Cluny fut donc décidée (1865).

Le ministre, sachant que le pouvoir n'est qu'un lieu de passage, et ne voulant pas perdre une année, entreprit aussitôt des travaux considérables pour approprier les bâtiments de l'abbaye à leur destination nouvelle, et dépensa toutes les ressources. qu'il n'avait pas, sans s'inquiéter des moyens de couvrir ses avances. Il avait loi dans son oeuvre ; l'opinion publique, qu'il avait soulevée, le soutenait, et il se sentait suivi par la nation. En effet, les dons en nature affluèrent au ministère ; le Muséum, encombré de richesses inactives, offrit des collections d'histoire naturelle ; le commerce envoya des produits industriels et des matières premières ; les particuliers, des ouvrages de science, de droit et d'économie politique ; et bientôt les salles de l'abbaye furent remplies d'un matériel plus volumineux qu'utile, qu'il fallut s'occuper de ranger et de classer. Mais les envois d'argent n'arrivèrent pas en proportion, et cependant le ministre avait dépensé près d'un million. Duruy connaissait trop bien l'histoire pour ne pas savoir que les élans populaires spontanés sont de peu de durée ; il voulait se créer des ressources perpétuelles pour assurer la continuité de son oeuvre. Aussi, pendant la session des Conseils généraux de 1864, avait-il demandé aux départements de vouloir bien s'associer à sa création en fondant des bourses en faveur des élèves des écoles normales primaires qui se seraient distingués par leur conduite et leurs aptitudes. Tous les départements votèrent au moins une bourse, plusieurs deux, quelques-uns trois, sous la condition expresse que l'élève boursier conserverait le lien légal qui l'attachait pour dix ans à l'enseignement primaire de son département, et qu'il y reviendrait, après avoir puisé dans la nouvelle école des connaissances plus étendues qui lui permettraient de rendre de plus grands services à son département natal. De son côté, le gouvernement prenait à sa charge l'achèvement des appropriations commencées, l'achat du mobilier usuel et scientifique nécessaire, et l'entretien des professeurs ; il créait aussi un certain nombre de bourses en faveur des maîtres qu'il aurait besoin de demander à la nouvelle école pour le service ordinaire de ses lycées.

L'école normale de Cluny fut ouverte en 1866. Comme tous les grands établissements universitaires, elle était placée sous l'autorité directe et exclusive du ministre. Le collège communal de la ville fut converti en un établissement d'enseignement spécial, et devint comme une école annexe faisant fonction de collège d'application. Il avait alors 17 élèves ; il en comptait plus de 500 en 1869. Il devait aussi rester ouvert à des pensionnaires libres, afin que tous ceux qui avaient besoin des connaissances nouvelles et étaient en état de profiter des leçons pussent les recevoir sans frais.

Des professeurs de sciences mathématiques, physiques et naturelles, de littérature française, d'histoire, de législation civile et de langues vivantes, choisis directement par le ministre, furent attachés au nouvel établissement. A la suite de négociations amicales avec la Bavière et le Wurtemberg, il avait été convenu que les meilleurs élèves de l'école normale iraient passer deux ans en Allemagne pour apprendre à parler l'allemand, pendant qu'un nombre égal d'étudiants allemands viendraient chez nous se perfectionner dans la langue française.

Le directeur de l'école se tenait en communication continue avec le ministre, sous les ordres immédiats duquel il était placé ; il lui écrivait tous les jouis pour le tenir au courant de ce qui se passait à Cluny, de sorte que Duruy, sans quitter son cabinet, vivait en réalité au milieu des élèves : une mère doit avoir toujours les deux yeux ouverts sur les premiers pas de son enfant.

On a critiqué la répartition du temps que le directeur fit entre les diverses branches de renseignement. Il avait en effet un goût particulier pour la mécanique scolaire pratique et une certaine adresse de mains, dont il était fier ; sans doute il eût mieux valu que le premier directeur de l'école possédât une instruction générale et fût sans préférence aucune, afin de pouvoir suivre tous les cours avec une égale compétence et d'établir une pondération mieux calculée dans les diverses parties de l'enseignement ; mais que l'on songe à la difficulté de trouver un tel homme dans l'Université! A cette époque, Cluny était au milieu d'une solitude ; le chemin de fer des Dombes n'existait pas ; il fallait une âme solidement trempée, ou un grand dévouement à la chose publique, pour aller s'enfermer dans ces anciens cloîtres au milieu d'un petit groupe de jeunes gens, et travailler avec abnégation à créer un personnel enseignant nouveau, pour les besoins nouveaux de la société moderne. On doit dire à la louange du premier directeur de Cluny qu'il s'est montré toujours à la hauteur de la tâche qu'il avait acceptée, comme n'ont cessé de l'attester les hommes considérables qui étaient envoyés tous les trois mois à l'école de Cluny.

Chaque trimestre, en effet, des hommes connus dans les sciences et les lettres étaient désignés par le ministre pour aller faire subir aux élèves de Cluny des examens sérieux. On voit par la lecture des rapports officiels que l'école nouvelle travaillait avec ardeur et répondait par ses progrès au but pour lequel elle avait été fondée.

En outre de ces examens trimestriels, des examens de sortie, obligatoires pour tous, servaient à former la liste de passage et de classement.

Enfin les concours d'agrégation, qui avaient lieu publiquement à Paris, devant un jury mi-partie littéraire et scientifique, servaient comme de contre-épreuve, de contrôle et aussi de critérium pratique pour l'appréciation de la valeur professionnelle des jeunes maîtres formés à Cluny.

Duruy, tranquille désormais sur l'avenir de sa création, s'occupa d'établir des conseils de perfectionnement auprès des collèges d'enseignement spécial nouvellement ouverts. Ces conseils, composés de notables négociants, d'industriels, d'anciens magistrats, d'hommes choisis dans chaque département parmi les plus instruits, les plus expérimentés et les plus dévoués à l'instruction publique, étaient sous la présidence du maire, représentant les pères de famille et les intérêts de la ville qu'il administrait ; l'inspecteur d'académie assistait aux réunions avec voix consultative seulement. Ces conseils étaient chargés de suivre l'enseignement nouveau, d'en surveiller la direction et d'indiquer dans des rapports circonstanciés les modifications que les programmes devaient subir pour se plier suivant les circonstances et les lieux aux divers besoins des populations. Ces rapports, centralisés au ministère, étaient dépouillés avec soin et servaient de base, en même temps que de preuves, au rapport d'ensemble que l'administration supérieure publiait dans le cours de chaque année scolaire sur l'état de l'enseignement spécial institué dans 1es lycées. La lecture des rapports officiels de 1865 à 18 69 est encore intéressante aujourd'hui, à un demi-siècle de distance ; car elle montre combien la France est facile à entraîner par le coeur, et quelle somme de bons vouloirs les efforts de Duruy avaient développée dans toutes les parties de la France et dans tous les rangs de la nation.

Le succès des conseils de perfectionnement inspira naturellement au laborieux ministre l'idée d'instituer pour lui-même et de placer près de lui un Conseil supérieur de perfectionnement. Ce conseil devait avoir la haute surveillance de l'école normale de Cluny, prendre connaissance de tous les documents de nature à intéresser le nouvel enseignement, soit qu'ils fussent adressés au ministère par les recteurs et les inspecteurs, soit qu'ils fussent fournis par des missions accomplies à l'étranger. L'idée était excellente ; c'était en effet partager, par conséquent diminuer, sa responsabilité, et se, ménager des appuis intéressés pour la présentation de certains projets de loi au Conseil supérieur de l'instruction publique. Cependant ce Conseil de perfectionnement, qui créa souvent des embarras au ministre, ne lui fut en réalité d'aucune utilité .: une des premières questions qui dut lui être soumise fut celle de là révision des programmes en cours d'exécution à titre d'essai, et la publication officielle des programmes définitifs ; or les personnes que Duruy avait appelées au Conseil étaient en grande partie des notabilités scientifiques, et il lui fut impossible de ne pas confier aux spécialités les plus éminentes du Conseil la rédaction des programmes relatifs aux études qui avaient fait leur célébrité : lorsqu'il fallut ensuite encadrer tous les programmes élaborés séparément par chacun en dehors du plan adopté, il arriva qu'ils ne s'adaptaient plus aux cadres de l'enseignement spécial. De là des critiques peu bienveillantes, mais fondées, qui accueillirent la publication des programmes officiels attribués à tort à un auteur unique.

Duruy quitta le ministère de l'instruction publique au mois de juillet 1869 ; les mauvais jours allaient commencer. Moins d'un an après, les malheurs de la patrie détournèrent l'attention publique des questions scolaires. Le Conseil supérieur de perfectionnement, qui n'avait pas été réuni depuis le départ du ministre, s'évanouit, et à partir de 1870 les conseils de perfectionnement départementaux se dispersèrent sans que personne songeât à les maintenir. En moins de huit ans, seize ministres se succédèrent à l'instruction publique ; aucun n'ayant de raison particulière de s'intéresser à l'oeuvre de Duruy, l'école normale d'enseignement spécial, privée de l'impulsion directe qu'elle s'était habituée à recevoir d'en haut, ne sentit plus la main qui la soutenait : elle se crut abandonnée. C'est pendant cette triste période que des esprits réactionnaires par nature et ennemis de toute innovation profitèrent des circonstances pour insinuer et répandre des bruits fâcheux, qui arrivèrent jusqu'à l'administration supérieure et qu'elle dut écouter. En 1871 une inspection particulière, suivie d'une sorte d'enquête, fut défavorable à la gestion administrative de l'école, et son premier directeur fut remplacé par le proviseur d'un, des lycées de l'Etat. Le 6 novembre 1872, un arrêté de M. Batbie plaça l'école normale d'enseignement spécial et le collège annexe de Cluny sous l'autorité immédiate du recteur de l'académie de Lyon, c'est-à-dire qu'il les assimila aux établissements ordinaires de l'Université.

Ouverte le 1er novembre 1866, l'école normale de Cluny fut supprimée, par voie budgétaire, après une existence d'un quart de siècle : elle ferma ses portes le 31 juillet 1891. Son fondateur, qui lui survécut trois ans, fut très affecté de cette suppression : « J'ai eu le tort de vivre trop longtemps », écrivait-il, huit jours après la fermeture, à l'un des anciens de la première promotion. La douleur du maître fut partagée par ses disciples, et l'un d'eux, le poète François Fabié, était bien l'interprète des sentiments de tous quand il exprimait sa souffrance de voir

Les oiseaux dispersés, le nid anéanti,

Et le grand maître mort qui nous l'avait bâti.

L'attachement des « Clunysiens » aux traditions et au fondateur de leur ancienne école, transmis d'une promotion à l'autre, est resté vivace ; il s'est manifesté de façon touchante à diverses reprises en 1904, une centaine des plus anciens élèves vint, en une sorte de pèlerinage, inaugurer, sur la façade du vieux monastère restauré, une plaque commémorative ; plus récemment, les anciens élèves du collège se joignaient à ceux de l'école pour élever au grand ministre, à Cluny même, un monument qui fut inauguré, dans un nouveau pèlerinage, le 6 août 1906.

La création de l'enseignement spécial a provoqué, dans les méthodes pédagogiques, une évolution qui ne s'est point arrêtée depuis la vigoureuse impulsion donnée par Victor Duruy. L'enseignement moderne fut une première modification, bientôt remplacée par la réforme de 1902 qui créa la division B dans le premier cycle d'études et la division D dans le second : la tendance à moderniser l'enseignement secondaire y apparaît de façon éclatante. Et il semble que les meilleurs moyens trouvés jusqu'ici pour atteindre le but consistent en de larges emprunts aux programmes de 1866 : l'enseignement scientifique rendu plus concret, orienté davantage vers la réalité ; l'importance donnée aux exercices pratiques, calculs numériques, tracés graphiques ; les manipulations, autrefois déconsidérées entre les mains des agrégés spéciaux, aujourd'hui rendues obligatoires et ennoblies par un traitement de faveur ; la méthode directe pour l'enseignement des langues vivantes, que Duruy appelait la méthode naturelle ; enfin le travail manuel lui-même introduit dans quelques lycées et dans un plus grand nombre de collèges, sans compter les écoles primaires supérieures, qui doivent toutes être pourvues d'un atelier. L'enseignement spécial et l'école de Cluny ont donc joué un rôle incontestable dans les modifications successives apportées, depuis une quarantaine d'années, dans l'enseignement universitaire.

Ce n'est pas seulement en France qu'on peut relever des analogies nombreuses entre les méthodes actuelles et celles que recommandait Duruy ; l'Exposition universelle de 1900 en fournissait de nombreux témoignages. Plus récemment, dans une belle et forte étude sur les Méthodes américaines d'éducation générale et technique, M. Orner Buyse, directeur de l'école industrielle de Charleroi, décrivait, avec photographies à l'appui, nombre d'exercices pratiques qui s'exécutaient couramment autrefois dans les ateliers et les laboratoires de l'école de Cluny.

Parmi les 850 élèves-maîtres passés par l'école normale d'enseignement secondaire spécial, une centaine à peine ont quitté l'enseignement public pour l'enseignement privé, le commerce, l'industrie, etc. ; la plupart des autres appartiennent ou ont appartenu à renseignement secondaire, dont une trentaine comme principaux de collèges, censeurs ou proviseurs de lycées. Une vingtaine sont entrés dans l'administration universitaire comme directeurs d'écoles primaires supérieures ou d'écoles normales, comme inspecteurs primaires ou inspecteurs d'académie ; deux sont devenus inspecteurs généraux, l'un de l'enseignement primaire, à l'instruction publique, l'autre de l'enseignement technique, au commerce. Quelques-uns appartiennent à l'enseignement supérieur, quatre sont professeurs de faculté, un autre est titulaire d'une chaire au Muséum et membre de l'Institut. Le personnel parisien des lycées, collèges et écoles primaires supérieures compte une soixantaine de Clunysiens.

La suppression de l'école normale d'enseignement spécial pouvait amener des revendications du conseil municipal de Cluny et du département de Saône-et-Loire, la ville et le département ayant contribué, de leurs deniers, à la création de 1866. Le gouvernement offrit une compensation sous la forme d'une institution nouvelle, et l'on installa dans l'ancienne abbaye, après l'édification de vastes ateliers dans les jardins, une école de contremaîtres, aujourd'hui transformée en une école nationale d'arts et métiers exactement semblable à celles d'Angers, Aix, Châlons et Lille.

Jean-Magloire Baudouin et René Leblanc