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Civilité

 La civilité est l'ensemble des conventions qui régissent les rapports des hommes entre eux : en d'autres termes, la manière dont ils doivent se comporter vis-à-vis de leurs supérieurs, de leurs égaux et de leurs inférieurs. Une convention tacite, à laquelle l'usage a donné force de loi, a déterminé, presque pour tous les cas possibles dans les relations sociales, une règle de conduite qu'on ne peut ni enfreindre ni ignorer sans passer pour un homme grossier et mal élevé, sans indisposer ceux avec qui on vit, sans perdre le bénéfice matériel et intellectuel des relations sociales. De là la nécessité manifeste d'inculquer surtout aux enfants les préceptes de la civilité ; ils n'ont que trop de disposition à faire tout ce qui leur plaît, à dire tout ce qui leur passe par la tête ; si on ne les habitue dès l'âge le plus tendre à conformer, dans la mesure où il le faut, leurs actes et leurs paroles aux usages reçus, ils y arriveront plus difficilement plus tard, et ils auront à encourir cette sorte de défaveur qui s'attache à l'homme sans éducation et qui peut aller du ridicule à la réprobation. Les règles de la civilité varient selon les pays et selon les époques. Chez tous les peuples il est admis de se saluer lorsqu'on se rencontre ; chez les uns on le fait en se découvrant la tête, chez les autres en mettant la main sur son coeur, et ailleurs encore autrement. Là, les usages ne font que différer ; parfois, ils sont contradictoires. Chez nous c'est une impolitesse de cracher devant quelqu'un, mais c'est le dernier des outrages de lui cracher à la face. C'est le comble de l'honneur chez quelques peuplades sauvages, comme l'a raconté le voyageur maltais Andrea de Bono.

Les préceptes de la civilité ne varient pas seulement de peuple à peuple, ils changent aussi chez une même nation avec le progrès des moeurs. Ainsi la recommandation qui se trouve dans les manuels de civilité de ne pas se moucher avec sa manche date de l'époque où l'usage des mouchoirs commença à se populariser ; celle de ne pas s'essuyer à la nappe avait été faite au moment où les convives n'avaient d'autres serviettes que celles qu'ils apportaient avec eux. Il en est de même de maintes recommandations autrefois essentielles, aujourd'hui sans objet.

D'ailleurs, l'ancienne société était divisée en classes bien distinctes, dont les prérogatives étaient nettement tranchées ; de là une multitude de règles précises, rigoureuses, compliquées, qui constituaient l'étiquette sociale. Aussi au dix-huitième siècle, lorsque les classes commençaient à se mélanger, arrivait-il souvent à de fort honnêtes gens, malgré les meilleures intentions du monde, de commettre des solécismes de civilité. L'abbé Cosson racontait à Delille que la veille il avait diné à Versailles, en compagnie de maréchaux et d'autres grands personnages. « Je parie, fit Delille, que vous avez fait cent incongruités, Que fîtes-vous de votre serviette en vous mettant à table? ? Je fis comme tout le monde, je la déployai, je l'étendis sur moi et je l'attachai à ma boutonnière. ? Eh bien, mon cher, vous êtes le seul qui avez fait cela. On n'étale point sa serviette, on la laisse sur ses genoux. Et comment fîtes-vous pour manger votre soupe? ? Comme tout le monde: je pris ma cuiller d'une main et ma fourchette de l'autre. ? Votre fourchette, bon dieu ! personne ne prend sa fourchette pour manger sa soupe. Après votre soupe, que mangeâtes-vous? ? Un oeuf frais. ? Et que fîtes-vous de la coquille? ? Comme tout le monde, je la laissai aux laquais qui me servaient. ? Sans la casser? ? Sans la casser. ? Eh bien, mon cher, on ne mange jamais un oeuf sans casser la coquille. Et après? ? Je demandai du bouilli. ? Du bouilli! personne ne se sert de cette expression, on demande du boeuf et non du bouilli. » L'examen continue ainsi, et Delille prouve à son interlocuteur qu'il n'a fait pendant tout le repas que manquer aux règles de la civilité.

Grâce au ciel, ces règles sont aujourd'hui moins compliquées et moins raffinées qu'autrefois. En faisant disparaître les classes, la Révolution a amené plus de simplicité dans les relations des hommes entre eux, et par là dans les préceptes de la civilité. Aujourd'hui les mêmes égards sont dus à tous, l'âge et le sexe jouissant seuls de quelques privilèges. La civilité est devenue plus naturelle et plus logique ; elle repose tout entière sur ce principe, qui remonte à l'origine des sociétés, de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qui vous fût fait, mais de le traiter au contraire comme on voudrait être traité soi-même. Il est d'ailleurs une manière bien simple de s'instruire des règles de la civilité : c'est de remarquer tout ce qui nous choque dans les manières des autres, pour nous en abstenir ; puis d'observer tout ce qui nous plaît dans leurs procédés, pour les imiter. En agissant ainsi, on est sûr de recevoir partout la sympathie et la faveur qui accueillent toujours l'homme civil et bien élevé.

Les préceptes de la civilité ont été donnés de différentes façons. Chez tous les peuples ils font l'objet de nombreux proverbes, qui se retrouvent parfois dans les livres sacrés de chaque religion, car la civilité comprend l'hygiène et la morale. On trouve de ces préceptes dans les poètes gnomiques, dans les Vers dorés de Solon et de Pythagore, dans le De Officiis de Cicéron et dans le traité de l'Education de la Jeunesse de Plutarque. Mais le véritable manuel de civilité de la littérature antique, c'est l'ouvrage intitulé Disticha de moribus, ad filium, qui eut pour auteur Dionysien Caton, philosophe stoïcien qui vivait sous le règne des Antonins. Ce nom de Caton trompa le public, qui Voulut voir dans l'écrivain Caton le Censeur ; de là, pendant tout le moyen âge, la popularité de cet ouvrage, qui était entre les mains de tous les écoliers, dont on retrouve de nombreux manuscrits aux treizième et quatorzième siècles, et de nombreuses impressions dans les siècles suivants. Planude le traduisit en vers grecs, et François Habert en vers français sous ce titre : Les quatre livres de Caton pour la doctrine de la jeunesse, Paris, 1548. Le succès de cet ouvrage donna au poète Pibrac l'idée d'écrire ses Quatrains, véritable manuel de civilité de la haute société au seizième siècle.

Un des premiers manuels de civilité fut celui d'Erasme, imprimé à Bâle en 1530, et réimprimé à la suite de ses célèbres Colloques sous ce titre : De civilitate morum puerilium. Erasme l'avait écrit pour Henri de Bourgogne, fils d'Adolphe, prince de Weere et petit-fils de la marquise de Weere, protectrice de l'écrivain. Son livre avait des précédents : en Espagne El libro del infante, recueil de préceptes religieux et moraux composé au quatorzième siècle par le prince Don Juan Manuel ; en Italie, De educatione liberorum et eorum claris moribus, libri sex, par Maffeo Veggio, Milan, 1491 ; en France le Doctrinal du temps présent, par Pierre Michault (Bruges, 1466), ouvrage réimprimé à Genève, en 1522, sous le titre suivant : Doctrinal de court, par lequel on peut être clerc sans aller à l'école.

Erasme eut beaucoup d'imitateurs. D'abord, la Déclamation contenant la manière de bien instruire les enfants dès le commencement avec un petit traité de la civilité puérile et honneste, le tout translaté nouvellement du latin en francoys, par P. Saliat (Paris, 1537) : traduction du traité d'Erasme et de celui de Sadolet intitulé De liberis bene instituendis. Puis, la Civilité puérile distribuée par petits chapitres et sommaires, à laquelle nous avons ajouté la discipline et institution des enfants, traduite par Jehan Louveau (Anvers, 1559). L'année suivante paraissait à Paris La civile honnesteté pour les enfants, avec la manière d'apprendre à bien lire, prononcer et escrire qu'avons mise au commencement (Paris, rue Saint-Jacques, à l'Escrevisse, 1560) ; ce livre, dont l'auteur est C. Calviac, fut souvent réimprimé, jusqu'au moment où celui de J.-B. de La Salle vint le remplacer dans la faveur publique.

L'ouvrage de Calviac donna naissance au caractère typographique connu sous le nom de caractère de civilité. L'occasion en fut la seule cause. Jean de Tournes et Robert Granjan, célèbres imprimeurs lyonnais, voulant rivaliser avec les Italiens qui venaient d'inventer la lettre dite italique, laquelle imitait l'écriture cursive, imaginèrent une lettre nommée lettre française de Mars. Un des premiers ouvrages et un des plus souvent imprimés avec ce caractère typographique ayant été la Civilité de Calviac, le nom en resta au caractère, qui servait sans doute à former les élèves à la lecture du manuscrit.

Un autre ouvrage paru sous ce titre : Miroir de la jeunesse pour la former à bonnes moeurs et civilité de vie (Poitiers, 1559), est attribué à Mathurin Cordier (Voir Cordier). Citons encore un traité original qui a pour titre : Libellus de moribus in mensa servandis, Johanno Sulpitio Verulano auctore (Parisis, Ménier, 1560), petit poème latin divisé en deux livres et accompagné d'un commentaire français par Durand, professeur à Lyon. Peu avant avait paru Le miroir de vertu et chemin de bien vivre, contenant plusieurs belles histoires par quatrains et distiques moraux, le tout par alphabet. Avec le stile de composer toutes sortes de lettres, missives, etc., la ponctuation de la langue française, l'instruction et le secret dans l'art de l'écriture, par Pierre Habert, maistre écrivain, frère de Fr. Habert nommé plus haut (Paris, 1559).

Au dix-septième siècle, nous trouvons : Nouveau traité de civilité, qui se pratique en France et ailleurs parmi les honnêtes yens, par Antoine Courtin (Bruxelles, 1671). A une autre édition, qui parut en 1675, avait été ajouté un chapitre sur le point d'honneur, préceptes à l'usage des gens invités chez les grands, et dont il faut juger l'éducation bien incomplète, à en juger par les recommandations qu'on qu'on leur fait. Quelques années auparavant avait paru la Civile honesteté pour l'instruction des enfants, en laquelle est mis au commencement la manière d'apprendre à bien lire, prononcer et escrire, par Fleury Bourriquant, au Mont Hilaire, près le puits Certain (1648).

Au commencement du dix-huitième siècle parut l'ouvrage le plus connu en ce genre, la Civilité de J.-B. de La Salle ; elle était intitulée : Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, divisées en deux parties, à l'usage des écoles chrétiennes (Troyes, 1711). Ce manuel eut un succès prodigieux ; on le réimprima sans cesse, avec diverses additions et modifications. La dernière édition fut faite par Moron-val, en 1822. Les principales villes du royaume en donnèrent chacune une édition particulière. On vit ainsi paraître : La civilité honneste, pour l'instruction des enfants, dressée par un missionnaire (Troyes, 1714) ; Nouveau traité de civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, pour l'éducation de la jeunesse, avec une méthode facile pour apprendre à bien lire, prononcer les mots et les écrire, les beaux quatrains du sage Monsieur de Pybrac, et l'arithmétique en sa perfection (Châtelleraut, sans date) ; La civilité chrétienne et honnête pour l'éducation et l'instruction de la jeunesse (Toul, 1763).

« La Civilité de Jean-Baptiste de La Salle est, en son genre, un petit chef-doeuvre pédagogique. Elle se divise en deux grands chapitres. Dans le premier, toutes les parties du corps sont passées en revue ; on y dit les soins dont elles doivent être l'objet, et la manière dont elles doivent « se comporter » en toute circonstance. La tête elles oreilles, le nez, la bouche, les lèvres, le dos, les épaules, les mains, les jambes, les pieds, etc., y trouvent la législation qui leur est propre ; et l'enfant y apprend jusqu'à la manière dont il doit « bâiller et cracher ». La seconde partie concerne les actes les plus ordinaires de la vie, indique à l'enfant comme il convient de se lever, de se coucher, de s'habiller ; ce qu'il doit observer avant, pendant et après les repas ; puis viennent des conseils, d une moralité excellente, sur les divertissements, les visites, la conversation, etc. En somme, excellent petit traité sans raideur, sans prétention, simple, naïf même, mais admirablement fait pour ceux à qui il s'adresse, fondé, cela va sans dire, sur la religion, mais contenant aussi les meilleures leçons de morale humaine. » (Ch. Defodon.)

La Révolution donna naissance, entre autres catéchismes de morale, à une Civilité républicaine, contenant les principes de la bienséance, puisés dans la morale, et autres instructions utiles à la jeunesse, par Chemin (Paris, an VII).

Aujourd'hui encore quelques manuels de civilité sont restés populaires, notamment les deux suivants: La civilité chrétienne et honnête pour l'éducation et l'instruction de la jeunesse, avec la manière d'apprendre à lire et à compter (Epinal, 1851) ; Conduite pour la bienséance civile et chrétienne, recueillie de plusieurs auteurs pour les écoles de ce diocèse (Lyon, 1852).

Comme livres du même genre, mais non scolaires, on peut citer : La civilité honnête et non puérile, par Mme Emmeline Raymond (Paris, 1860) ; Code du cérémonial, par la comtesse de Bassanville (Paris, 1864) ; Manuel du savoir-vivre, par Louise d'Alcq (Paris, 1874): Manuel de l'homme et de la femme comme il faut, par Eugène Chapus (Paris, 1877). En somme, les manuels de civilité n'ont guère fait que se copier les uns les autres ; la plupart sont d'une, naïveté qui dépasse les bornes, et un bon livre moderne en ce genre est encore à faire.