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Camarades

On ne peut pas dire des enfants qu'ils ont des amis, parce que l'amitié est un sentiment qui, né de la sympathie des caractères, se développe peu à peu sous l'influence de la raison et s'affermit par l'estime ; c'est, en un mot, un sentiment réfléchi.

Or, l'enfant est peu capable de suite et de réflexion ; sa vie, c'est le moment présent ; il a déjà oublié son passé de quelques mois et ne songe pas à son avenir. Ce qu'il aime, ce qui lui est nécessaire, c'est le mouvement, le bruit, la variété. Tout être qui se meut comme lui, qui fait du bruit comme lui, qui change de désirs à chaque instant comme lui, lui plaît. L'enfant a des camarades, il n'a pas d'amis.

La langue elle-même a consacré ici une distinction assez délicate : on ne dit pas ou l'on ne dit guère des « amis d'école », des « amitiés d'école », tandis qu'on emploie constamment le terme « amis de collège » ; c'est que le collège embrasse non seulement l'enfance, mais l'adolescence ; que d'ailleurs il suppose souvent l'internat et par conséquent de longues années de vie en commun ; qu'enfin la population d'une classe de collège, étant moins nombreuse, moins diverse et moins flottante que celle des écoles primaires d'une grande ville, établit entre les élèves des relations plus suivies.

Mais, le camarade d'aujourd'hui étant ou pouvant être l'ami de demain, il y a lieu, pour l'instituteur, pour l'institutrice, de surveiller discrètement ces premiers liens qui s'établissent sous ses yeux entre des enfants que le hasard rapproche. Quelque fugitives que soient les impressions de l'enfant, il faut les observer, s'en rendre compte, en prévoir les effets, s'assurer qu'elles ne dégénèrent pas en mauvaise liaison, que l’un des deux camarades ne prend pas trop d'empire sur l'autre, se mettre enfin avec autant de sollicitude et peut-être plus de clairvoyance à la place des parents eux-mêmes.

Nous ne conseillons pas cependant de pousser toujours aussi loin que certains pédagogues le proposent cette intervention constante du maître ou de la maîtresse.

Dans certains pensionnats de jeunes filles, on croit bien faire de donner à chaque élève de la classe inférieure arrivant à l'école une « petite maman, » qui est une élève d'une classe plus avancée. On voit tout de suite les avantages et aussi les inconvénients de ce système. Pour certains enfants déshérités, ces associations peuvent être un grand instrument de moralisation. M. A. Grosselin a essayé de généraliser dans les écoles primaires ce qu'il appelait les petites familles.

Toutes ces tentatives ont un intérêt, mais ce qui est encore de beaucoup l'élément le plus important, le fait qui a le plus de portée soit pour le bien, soit pour le mal, ce n'est pas la camaraderie organisée artificiellement, c'est celle qui s'établit d'elle-même entre enfants d'une classe, d'une école, généralement et sans effort. Les enfants sont bons camarades, et il faut bien se garder d'altérer, de gêner en rien ce bon sentiment qui leur est naturel ; rien ne serait plus pernicieux, par exemple, que d'inviter ou d'obliger un élève à désigner son camarade coupable. L'effort que font des enfants, le petit sacrifice qu'ils s'imposent en acceptant, comme il arrive chaque jour dans les collèges, une punition collective imméritée plutôt que de nommer l'un d'eux, seul auteur du méfait, est le premier apprentissage de la force de caractère et de la générosité. C'est — pour les innocents comme pour le coupable qui, s'il a du coeur, ne manque pas à son tour de se déclarer — une leçon de morale plus efficace que de longs discours.

Ce que le maître pourra presque toujours utilement développer en le surveillant, c'est un certain sentiment de solidarité, ce qu'on pourrait appeler l'esprit de corps entre camarades. On a maintes fois l'occasion de rendre un service, d'apporter délicatement un secours, de donner une marque de sympathie à un camarade malheureux : il n'y aura qu'à suggérer l'idée aux enfants, ils s'empresseront de l'accueillir. Nous avons trouvé aux Etats-Unis, établie dans certaines écoles primaires de l'Ouest, une pratique touchante : dans la grande salle où toute l'école se réunit pour les jours d'examens et de fête, on voit sur les murs un certain nombre de petits cadres très simples contenant chacun une inscription : In memoriam, et l'indication du nom et de l'âge d'un élève mort à l’école: ses camarades ont voulu que son nom du moins fut encore au milieu d'eux dans ces réunions solennelles qu'il aimait tant.

Nous n'avons pas à parler ici des particularités et des abus de la camaraderie connus dans les collèges et les écoles supérieures sous le nom de brimage. Rien de semblable ne peut exister dans l'école primaire, en France surtout.