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Bossuet

Nous n'avons à parler ici de Bossuet que pour mettre en lumière quelques-unes de ses idées pédagogiques, celles qui sont susceptibles d'application à l'enseignement populaire.

Chargé de l'éducation du Dauphin, fils de Louis XIV, dont il dirigea les études de 1670 à 1678, Bossuet fut amené par ses fonctions de précepteur princier à construire tout un plan d'instruction : il l'a exposé, en 1679, dans sa Lettre au pape Innocent XI.

C'est seulement en élevant des princes que le dix-septième siècle a donné la mesure de ses idées pédagogiques. Pour eux il est allé jusqu'au bout de ses conceptions ; pour eux il a organisé de vastes programmes que les progrès de la démocratie permettent aujourd'hui d'appliquer, avec les corrections nécessaires, aux éducations les plus bourgeoises.

Tout le monde accorde que, dans la direction de son royal disciple, Bossuet apporta la noblesse et l'élévation qui étaient familières à son génie. Mais on a prétendu qu'il y avait mis précisément trop de grandeur, ne sachant pas, suivant l'expression de Montaigne, « condescendre aux allures puériles de son élève ». Le reproche a été renouvelé de nos jours avec vivacité par l'évêque Dupanloup, qui, reprenant le mot du cardinal de Bausset, estime lui aussi que dans cette éducation « le maître était tout, l'élève rien ». — « Bossuet, dit-il, était trop grand pour le Dauphin, et ce grand homme fut trompé par son génie même. Si Bossuet avait eu dans l'âme autant de flexibilité et de patience que de force et de grandeur, il serait descendu jusqu'à cette faible intelligence. » La vérité est que les aptitudes de l'élève se trouvèrent ici disproportionnées au génie du maître. Quoique préparée avec solennité, organisée avec éclat par un maître tel que Huet, aidée par les éditions que préparaient ad usum Delphini des philologues comme Dacier, le père La Rue, et par les ouvrages historiques que composèrent à son intention Fléchier, Tillemont et Cordemoy, l'instruction du Dauphin n'aboutit qu'à des résultats médiocres. Nouvelle preuve de cette vérité pédagogique qu'il ne faut jamais oublier : le grain le meilleur ne lève que dans un terrain approprié.

Sur un point cependant, dans cette éducation où il y eut si peu de fautes commises, on peut dire que les torts furent du côté des maîtres. On infligeait à l'enfant sans ménagement les châtiments corporels. Dès 1688, Louis XIV avait officiellement investi du droit de correction Montausier, gouverneur du prince. Homme irréprochable, mais dur, Montausier usait largement de son droit, et le Sérénissime Dauphin était fouetté tout comme l'avaient été dans leur enfance son grand-père et son père, Louis XIII et Louis XIV. Bossuet assistait et laissait faire, lui qui disait pourtant : « C'est par la douceur qu'il convient de former l'esprit des enfants ».

Bossuet mit en pratique, avec le Dauphin, les principes du roi qui déclarait « qu'il aimerait mieux n'avoir pas d'enfant, que de le voir fainéant ». Aucune journée ne se passait sans travail, pas même le dimanche. Bossuet n'admettait pas de rongés absolus : c'est un excès. Mais il avait du moins la sagesse d'attribuer une grande importance aux récréations et au jeu : « Il faut, disait-il, qu'un enfant joue, qu'il se réjouisse : cela l'excite…. Je ne crains rien tant que d'effrayer mon élève par ce triste et horrible aspect qu'a la science présentée sans ménagement et sans art à un âge si tendre et si faible. »

Convaincu de l'utilité de l'émulation, Bossuet essayait de remédier aux défauts de l'éducation privée ; il amenait parfois au Dauphin des enfants de son âge, et les faisait concourir avec lui.

Quant aux études elles-mêmes, le plan de Bossuet était aussi large que possible. Nous n'avons pas à l'exposer ici, puisqu'il appartient essentiellement à l'instruction secondaire classique. Signalons seulement quelques détails précieux à recueillir, dans l'enseignement de l'histoire, par exemple.

Tout en explorant les diverses parties de l'histoire générale, Bossuet s'attachait principalement à montrer au prince l'histoire de France, « qui est la sienne ». Il lui faisait apprendre la géographie « en jouant, et comme en faisant voyage ». Mais surtout Bossuet eut le mérite de comprendre que l'enseignement de l'histoire doit varier ses moyens, étendre sa portée, à proportion que l'enfant grandit, à mesure que son jugement se forme. C'est seulement vers la fin de son préceptorat qu'il acheva de composer le Discours sur l'histoire universelle : il le destinait à résumer l'impression générale des faits déjà étudiés. On peut contester sans nul doute la philosophie de l'histoire telle que l'entend Bossuet ; mais ce dont il faut le louer, c'est d'avoir vu que l'étude de l'histoire serait stérile si, après avoir dispersé la pensée de l'enfant sur l'innombrable multitude des faits particuliers, on ne la ramenait pas vigoureusement vers le principe qui les domine, vers la loi qui les dirige ; si on ne l'aidait pas à saisir, dans l'éparpillement prodigieux des actions humaines, l'idée qui préside à la marche générale du monde.

C'était donc un magnifique plan d'études que celui dont Bossuet s'était chargé de développer les diverses parties. L'éducation du Dauphin fut à la fois sérieuse, variée et complète : sérieuse, car Bossuet dédaignait les minuties, les curiosités inutiles, le blason, par exemple, cette « science qui est moins que rien » ; variée, les leçons, qui duraient une heure et demie chacune, étaient agréablement coupées par des promenades, par des parties de chasse, de pèche ; complète enfin, puisque les sciences s'y mêlaient aux lettres: on montrait au prince des expériences de physique, on lui enseignait les mathématiques, les mathématiques appliquées surtout. Ce ne fut point la faute de Bossuet si l'esprit irréfléchi et inattentif pour lequel il avait écrit le petit traité De Incogitantia ne profita pas de ses leçons. La politique voulait que l'on donnât à l'héritier de Louis XIV une éducation supérieure ; ses facultés l'appelaient tout au plus à une instruction élémentaire.

Gabriel Compayré