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Berthelot (Marcellin)

Né à Paris, le 25 octobre 1827, mort à Paris le 18 mars 1907. Il est des savants, et de très grands, dont toute la vie s'est écoulée dans le travail du cabinet ou les recherches du laboratoire. Confinés dans l'ordre d'études où une sorte de vocation les attirait, ils n'ont pas eu d'autre ambition que d'enrichir de leurs découvertes le domaine déterminé qu'ils se sont choisi, s'interdisant les incursions sur toute terre étrangère à l'objet unique de leur poursuite. Il en est d'autres qui, doués d'une puissante curiosité, dotés par la nature des aptitudes les plus riches et les plus diverses, ont su allier, à une maîtrise supérieure dans quelque science précise, non seulement la compréhension de branches variées du savoir, mais une compétence admirable dans tous les divers ordres de l'activité intellectuelle ; qui, plus encore, ont uni en eux ce qu'Aristote avait distingué : la vie théorétique lumineuse à la vie pratique intense. Les génies de ce second genre atteignent à l'universalité de la nature elle-même. Bien de ce qui mérite d'intéresser l'esprit ne leur est étranger. Tel fut, au dix-septième siècle, un Leibniz. Tel a été, de nos jours, Marcelin Berlhelot.

Remarquablement guidé par un père au large esprit, un médecin distingué du quartier Saint-Jacques la Boucherie, il parcourut, avec le plus brillant succès, le cycle des classes d'humanités au lycée Henri IV. Latiniste, grécisant, historien, philosophe, il excella dans toutes les parties de la culture, alors principalement orientée dans le sens des lettres classiques. Et, toute sa vie d'homme, il demeura un fervent adepte des humanités. Un instant même, à l'époque où se nouèrent les liens de l'amitié qui l'unit à Renan, amitié décrite en des termes si touchants par l'auteur des Souvenirs de Jeunesse, il balança s'il ne se dirigerait pas vers la philologie la plus haute, et il fut séduit par l'exégèse hébraïque. Mais la science expérimentale, et de cette science la spécialité qui soulève les problèmes les plus profonds et les plus complexes de la réalité fondamentale, la chimie, allait le conquérir pour la vie entière, lui réservant un long avenir de découvertes et de gloire. Du moins, quelque renommée qu'il y ait, presque dès ses premiers travaux, obtenue, elle ne le rendit pas infidèle aux études qui avaient séduit sa jeunesse. Et on le vit, sur le tard, une fois achevé l'essentiel de son grand oeuvre, s'appliquer au déchiffrement des vieux manuscrits alchimistes et retracer l'histoire lointaine de ce mélange d'observations vraies et de chimères, de réel et de fictif, d'où devait tirer son origine la chimie moderne. Ce ne sera pas simplement à titre de courtoisie que l'Académie française l'appellera dans son sein. Elle rendra, en cela, hommage au lettré, à l'écrivain.

De ces humanités qu'il aima, le couronnement était formé par la philosophie. Dans cette haute classe, Berthelot eut le plus signalé de ses triomphes scolaires : le prix d'honneur au grand concours. La méditation philosophique fut toujours le plus cher des « divertissements » intellectuels qui le reposaient de la technicité du laboratoire. Ou plutôt, sa pensée philosophique faisait corps avec sa pensée active comme avec sa volonté agissante. Sa réflexion sur la science était pour lui inséparable de cette réflexion sur l'univers et sur l'être, réflexion dont il a proclamé, en des pages inoubliables, la légitimité. Mieux encore, science, philosophie, action étaient à ses yeux, non seulement d'une manière théorique, mais en fait et pratiquement, comme trois termes interchangeables.

De là le caractère qui prête à la physionomie intellectuelle et morale de Berthelot, ainsi qu'à son existence de penseur et d'homme d'action, l'originalité la plus saisissante: l'unité. « Un dans le multiple », selon la formule chère à Platon. C'est ce caractère que nous nous proposons de faire ressortir dans le tracé, inévitablement bien rapide et bien incomplet, des principales de ses vues sur la philosophie, sur la religion, sur la morale, sur l'éducation et la vie sociale. Il ne dominera pas moins la carrière de l'homme public.

Toute philosophie, c'est-à-dire toute conception systématique des choses, est, selon Berthelot, vouée à la stérilité et au vide, qui ne repose pas, de proche en proche, sur les faits et qui se borne à construire a priori, par des déductions ingénieuses et subtiles, des assemblages de concepts, au lieu de continuer la science, dont elle ne saurait être d'ailleurs qu'une plus incertaine extension. Ce n'est donc pas, comme l'ont prétendu d'innombrables générations de spéculatifs, la philosophie qui a dicté à la science ses lois et qui lui a frayé la route : mais, bien au contraire, c'est de la perception du réel que la pensée prétendue pure procède, et, en dehors de la science, il n'y a pas de vraie philosophie. Ce point est d'une importance capitale et il y faut insister.

On trouvera, dans la célèbre lettre à Renan, écrite en 1863, l'exposé de cette doctrine centrale sur laquelle Berthelot n'a jamais varié et dont les idées maîtresses reparaîtront, aussi fermes, aussi rigoureuses, dans des écrits publiés quelque trente ans plus tard. Elle est dominée toute par la distinction entre la science positive et la science idéale. La première se propose pour but d'établir les faits ainsi que les relations immédiates qui les unissent, et cela en s'aidant de l'observation et de l'expérimentation seules (les mathématiques elles-mêmes, ces merveilleux ouvrages de la pensée pure, ne donnent des conclusions pratique -ment valables que si valables ont été les données initiales de leurs raisonnements). Ces relations deviennent à leur tour des termes que peuvent unir, toujours sous le contrôle de l'expérience, des relations plus générales, comme autant de chaînes que d'autres chaînes relient. Et ainsi la science positive a beau étendre, multiplier les relations ou lois qu'elle embrasse, elle ne perd jamais pied avec le réel, mais bien au contraire demeure en immuable conformité avec lui. Quant à la seconde, c'est-à-dire à la science idéale, son existence est légitime, le droit qu'elle revendique de poser les problèmes qui dépassent de si loin ceux qu'agite la science positive, celui, par exemple, de l'origine et des fins des êtres, ne saurait lui être contesté, à une condition cependant. C'est de ne point rompre avec la méthode à laquelle nous avons dû d'acquérir les vérités du premier degré ; c'est, ici encore, malgré la grandeur des questions, de s'appuyer sur les faits, les relations entre faits et les notions les plus générales qui ont leur origine dans les diverses branches du savoir positif. Bref, en montant d'une science à l'autre, nous ne passons pas comme d'un monde donné à un autre monde hétérogène au premier. Nous n'avons pas à nous faire comme une nouvelle intelligence, une nouvelle voie d'invention, un organum nouveau. Bien loin de là, nous devons nous en tenir aux procédés de savoir qui, en honneur depuis la Renaissance et portés à leur perfection dans notre siècle, ne nous ont jamais déçus. Assurément, à mesure qu'elle s'applique à des généralisations plus vastes, la science idéale perd en certitude et doit se résigner à de plus ou moins fermes probabilités. Elle n'en a pas moins sa solidité relative ; elle n'en garde pas moins son prix, précisément parce que, si haut qu'elle permette de s'élever, elle n'a pas un instant laissé perdre de vue les relations entre faits, c'est-à-dire les faits eux-mêmes, c'est-à-dire la réalité. Rien dans le savoir n'est soustrait à son empire. Nul objet d'aucune sorte ne peut se dérober à son contrôle. C'est d'elle que toute vérité tient sa marque. Hors d'elle rien n'est qu'illusion, fantasmagorie, songes, mysticité.

Une telle conception, à peine est-il besoin de le remarquer, implique le déterminisme inflexible des phénomènes, et cela non point en vertu de quelque présomption a priori, mais parce que partout et toujours les faits eux-mêmes l'ont attesté. Les doctrines contingentialistes, si fort en honneur dans certains milieux philosophiques contemporains, n'intéressèrent point Berthelot, qui ne concevait pas bien comment la stabilité de la science pourrait être compatible avec ces infractions à la nécessité physique, si favorables, il est vrai, à l'hypothèse du miracle et du coup d'Etat divin. D'ailleurs, selon le mot de Laplace, il ne connaissait pas « la main qui agit par la tangente ». Partisan convaincu de la liberté humaine, cependant, il admettait en nous l'inhérence, comme dit Lucrèce, de ce « pouvoir arraché aux destins », pouvoir auquel est suspendu le sentiment de la responsabilité morale et sociale ; il l'admettait, non pas en vertu de quelque déduction a priori, mais autorisé par l'observation intérieure et l'expérience sociale. La liberté est un de ces grands faits généraux que la science idéale enregistre et que la morale vraiment scientifique pose en tête de ses relations.

Ainsi donc on doit écarter les prétentions de ces deux soi-disant dispensatrices de savoir, d'un savoir obtenu par leurs voies propres et sans nul recours aux normes de la science : la métaphysique et la religion. Aussi bien l'une et l'autre sont victimes de la plus naïve illusion. Ce qu'elles possèdent de fondé, d'acceptable, c'est, à leur insu, dans la réalité ambiante, dans les choses humaines, dans la vie telle qu'elle est ou telle qu'on a cru la voir, qu'elles l'ont puisé, c'est-à-dire dans une observation inconsciente, sans contrôle, altérée, agrandie, transformée, ici, par les purs raisonnements de la logique abstraite, là par les rêveries, les imaginations, les terreurs mêmes qu'enveloppe, à moins qu'il n'en dérive, le principe d'une révélation. A maintes reprises, en des esquisses historiques vivement tracées, Berthelot a mis en lumière cette perpétuelle et involontaire supercherie de la pensée métaphysique ou religieuse, se donnant pour la génératrice de cela même que nous la voyons emprunter.

De ces considérations, toujours reprises par lui avec une inflexible fermeté, résulte une conséquence dont la portée sociale, politique même, apparaît comme considérable. Ce n'est ni la métaphysique, ni la religion qui fondent la morale : c'est la raison appuyée sur 1 expérience. En d'autres termes, c'est la science idéale. Bien loin de fonder les vérités morales, la religion, notamment, qui s'est sans cesse vantée d'en être l'unique source, n'a fait que les recevoir de la pensée humaine, qui les a d'abord élaborées à l'aide de sa réflexion sur elle-même et sur le monde. L'esprit a projeté hors de lui les dogmes éthiques, dont les révélations se sont ensuite plus ou moins exactement emparées. C'est donc à l'esprit dans son autonomie, à l'intelligence guidée par la méthode, bref, à la raison scientifique qu'il en faut revenir, si l'on veut assigner aux concepts et impératifs moraux leur origine certaine et en garantir la souveraineté. La doctrine de la science positive et de la science idéale a pour corollaire l'indépendance et la laïcité de la morale.

Il était inévitable que ce scientifisme radical — que l'on nous passe le mot — soulevât de longues et passionnées contradictions. Berthelot n'eut garde de s'en émouvoir. Tout au plus se fût-il impatienté de certains contre-sens complaisamment commis par de déloyaux adversaires. Une phrase de lui surtout revenait sous leur plume, comme si elle constituait par elle-même une reductio ad absurdum de la théorie. Il avait écrit : « Le monde est aujourd'hui sans mystère ». Et eux de railler la superbe de ce savant qui bannissait du monde l'inconnu et croyait sans doute avoir déchiffré toute énigme. L'inconnu ! Jamais personne plus que Berthelot n'en a avoué l'étendue démesurée. Jamais personne n'a plus que lui considéré que bien modeste devait être l’attitude du savant devant l'immense nature. Il aimait à dire : « L'Univers est comme une forêt sans limites. La science, ici et là, y perce à grand'peine quelques sentiers. » Seulement ces sentiers sont certains, et nous en avons assez parcouru pour être bien sûrs qu'il n'y a pas une partie de la forêt peuplée d'espèces naturelles, une autre qui serait le séjour de plantes surnaturelles, parmi lesquelles évolueraient gnomes, fées et péris. Oui, le monde est, en droit, sans mystère. Ce que nous ne connaissons pas et qui est illimité est, au même litre que le petit peu que nous connaissons, rationnel, explicable, réductible à l'analyse scientifique.

Comme elles régissent la philosophie naturelle et la morale, science positive et science idéale ne s'imposent pas moins à l'étude des sociétés, à l'art de gouverner les hommes. Elles aussi, les études sociales doivent s'abstenir des divagations a priori. Elles aussi doivent s'appuyer sur les faits. Elles aussi doivent être animées par l'esprit fécond de la science. Or, parmi les faits sociaux que recueille l'historien-philosophe, il en est un dont l'évidence ne saurait être méconnue que par le parti-pris ou l'ignorance : le fait du progrès humain, toujours consécutif à l'avancement même de la science. Progrès matériels, qui rendent l'homme de plus en plus maître de la nature ; progrès économiques, qui tendent à améliorer la vie en commun ; progrès juridiques ; progrès moraux ; pour tout dire : sous l'action de la science expérimentale, marche constamment ascensionnelle de la civilisation. C'est l'observation, c'est l'expérience — en particulier celle que favorise l'étude des espèces animales et de leurs moeurs (Berthelot mena, sur ce sujet, de fines recherches, dignes d'être données en modèle) — qui permettent d'appuyer sur les dictées instinctives de la nature psychologique cette grande notion où toute la morale sociale est virtuellement contenue : la solidarité. On a souvent dit, et Berthelot aimait l'entendre dire, qu'il était, à notre époque, comme un glorieux survivant de ce dix-huitième siècle si passionnément attaché à la foi dans l'indéfini progrès.

Entre tant de forces qui peuvent accélérer l'amélioration sociale, il n'en est pas dont l'action soit plus décisive que l'éducation. Berthelot le savait. Aussi ne cessa-t-il jamais de suivre de toute son attention les problèmes éducatifs. Il eut la bonne fortune, et en raison de son autorité personnelle et grâce aux fonctions publiques qu'il occupa, de contribuer à la solution des plus importants. Son idée directrice fut ici la même que nous avons suivie sur les autres domaines : la vertu souveraine de la science. Nous ne pouvons que nous référer à la magistrale consultation qu'il composa sous ce titre : la Science éducatrice. Oui, éducatrice, et même la suprême éducatrice, car elle n'enseigne pas seulement l'art de dompter la nature, de parer aux dangers qui menacent vie et santé, d'accroître la somme des biens matériels ; elle est, pour l'esprit, à tous les points de vue, la grande école d'affranchissement. A toutes les lois, aux principaux règlements qui ont ou à peu près créé ou totalement transformé enseignement primaire, second aire et supérieur, Berthelot prit une active part. L'orientation nouvelle des études secondaires dans le sens moderne et pratique n'eut pas de partisan plus éloquent et plus écouté.

L'homme qui voyait à ce point dans le progrès scientifique le pivot même de la civilisation, aurait-il pu assister impassible et muet à l'assaut impétueux livré, comme en manière de gageure, à l'objet de son culte par un écrivain de grande verve, au talent laborieux et incisif, habile à manier de mobiles paradoxes, et d'ailleurs peut-être plus soucieux parfois, selon le mot d'Aristote, du vraisemblable que du vrai? Quand éclata le petit pamphlet retentissant : la Faillite de la Science, volontiers Berthelot se fût dit cette parole d'un bon Français apprenant l'invasion de la patrie : « On bat maman. J'accours. » Sa réfutation ne se fit pas attendre. Réfutation forte et serrée, qui dissipait les sophismes, confondait les erreurs, rétablissait les vérités en l'honneur de la Suprême maîtresse de vérité. Ce fut pour les intelligences et les consciences un soulagement.

Comme elles dirigèrent l'existence du maître intellectuel, on s'apercevrait sans peine que les mêmes idées générales présidèrent à la vie de l'homme public. La science se termine à l'action. Aussi Berthelot estimait-il que le savant a le droit, s'il en possède les aptitudes, de participer à l'action politique, grâce à laquelle, plus que par toute autre, il est permis de faire prévaloir les convictions favorables à la cause du progrès. De bonne heure adepte de l'idée républicaine, il fut le partisan invariable des réformes démocratiques. Sous l'Empire, il faisait partie de ce groupe d'hommes d'action qui voulaient la liberté politique : les Ernest Picard, les Hérold, les Clamageran, et de qui commençait à se séparer, séduit par les avances du Château, le bel orateur Emile Ollivier. Pendant le siège de Paris, il présida le Comité scientifique de défense, et son âme de patriote demeura inconsolée du démembrement de la patrie. Plus tard, élu membre inamovible du Sénat: plus tard encore, ministre de l'instruction publique (1887) et ministre des affaires étrangères (1895), il entra dans les conseils du gouvernement. Il se révéla un orateur parlementaire plein de finesse et de charme et un homme d'Etat éclairé. Au quai d'Orsay, en particulier, il eut à faire face à de soudaines et graves difficultés, dont la moindre ne fut pas l'expédition anglaise en Egypte. On saura un jour, quand cette laborieuse période offrira plus de lointain, de quelle sagacité supérieure il avait fait preuve, combien sûre avait été sa vue des choses, combien prudemment inspirés ses conseils. La grand'croix de la Légion d'honneur n'avait été que la légitime consécration de ses services envers l'Etat.

Une consécration plus rare était réservée à ce grand homme. Le gouvernement et les Chambres, à la nouvelle de sa mort, ne s'en tinrent pas à décider des obsèques nationales. Les honneurs du Panthéon furent décernés à Berthelot, en même temps qu'à l'incomparable compagne de sa vie. Aucun des fils de la France n'avait mieux mérité de la science et de la patrie.

[GEORGES LYON.]

Voir en outre, sur le rôle de Berthelot comme ministre de l'instruction publique, l'article général France.

Sur l'oeuvre scientifique du grand chimiste, voir le discours de M. Raymond Poincaré à la Sorbonne (4 octobre 1908), le discours de réception de M. Francis Charmes à l'Académie française (7 janvier 1909), et l'étude de M. Painlevé (Temps du 20 mars 1907).

Voir enfin, sur le rôle de Berthelot comme promoteur de la libre-pensée, ses articles en réponse à M. Brunetière, à propos de la « faillite de la science », son discours au banquet de Saint-Mandé (1895), sa lettre d'acceptation de la présidence d'honneur de l'Association nationale des libres-penseurs (1901), et sa lettre au Congrès de Rome (22 septembre 1904) ; sa lettre à M. F. Buisson pour l'anniversaire de la révolution de 1848 et la fête de la séparation de l'Eglise et de l'Etat (24 janvier 1906), etc.