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Beates

L'institution des Béates ne se rencontre guère que dans la région du Velay : elle s'explique par la mentalité des populations encore très attachées au catholicisme et au clergé, et la configuration du pays où les communications sont ? surtout en hiver ? très difficiles, les hameaux étant éloignés les uns des autres et du « chef-lieu ». Elle a été fondée vers 1660, sous l'inspiration d'un directeur du séminaire du Puy, A. Tronson, par Mlle Martel, fille d'un avocat. Cette dame organisa la société des Demoiselles de l'Instruction (qui plus lard fusionna avec les Religieuses de l'Enfant-Jésus pour former la Congrégation des soeurs de l'Instruction de l'Enfant-Jésus). Après s'être occupées de l'instruction religieuse des femmes et des filles pauvres de la ville, les Demoiselles de l'Instruction entreprirent d'enseigner le catéchisme aux paysannes de la campagne. Pour cela, elles créèrent un corps d'institutrices destinées à donner l'instruction religieuse aux femmes et aux filles des villages et des hameaux et à leur apprendre à lire. C'est à ces institutrices que l'on donna le nom de Béates.

Celles-ci sont donc sous le patronage des religieuses de l'Instruction, qui assurent leur recrutement et leur formation dans un noviciat de trois ans, sous la direction de la supérieure générale qui les place et les déplace. Elles-mêmes n'appartiennent point à la congrégation, ne prononcent point de voeux ; elles conservent leur liberté, peuvent se marier. Elles portent une robe de laine noire, une coiffe de soie de même couleur. Toutes d'ailleurs ne sortent pas de la maison-mère du Puy : certaines sont formées à Bourg-Saint-Andéol (Ardèche) par les Soeurs de la Présentation. Il existe aussi quelques Béates laïques: ce sont de vieilles filles dévotes. La Béate est le plus souvent pourvue d'une « lettre d'obédience » ; toutes les années, elle fait une retraite à la maison-mère. Au hameau où elle exerce, elle habite une maison dite « assemblée », composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, bâtie sur le « communal » par les habitants de la section, très simplement aménagée : c'est à la fois un ouvroir, une chapelle, un cercle, une école, une garderie.

La fonction de la Béate est en effet complexe. Le soir, à la veillée, elle préside les réunions de femmes et de jeunes filles, qui durent jusqu'à onze heures et où les lectures pieuses, la prière, alternent avec le travail du « carreau » : la fabrication de la dentelle constitue en effet la principale industrie du pays ; elle fait vivre, depuis saint François Régis, un grand nombre de familles. La Béate manie elle-même les fuseaux, et est ainsi maîtresse d'ouvrage. Le dimanche, elle conduit les jeunes filles aux offices du chef-lieu, et dans l'après-midi à la promenade ; elle réunit ensuite les habitants de la section, commente les instructions données par le curé, fait la prière. Il en est encore de même si le temps est mauvais : elle lit les prières de la messe, fait réciter le chapelet, chanter les cantiques ; à certaines époques de l'année (mois de Mai, Carême, Avent, etc.), elle dirige les oraisons du soir et divers exercices du culte : bref, elle remplace le prêtre, sauf pour la messe. L'été, les femmes viennent s asseoir en cercle devant 1' « assemblée » et, avec la Béate, tout en devisant, elles font de la dentelle. La Béate sonne l'angelus, avertit, avec sa cloche, qu'il faut préparer le repas de midi, porter aux champs celui des travailleurs. Elle est en outre garde-malade ; elle prépare les médicaments, visite ceux qui souffrent, passe la nuit à les soigner, récite les dernières prières auprès des agonisants, ensevelit les morts, s'occupe des pauvres du hameau.

Enfin la Béate se fait institutrice. Dès sept heures et demie en été, dès huit heures en hiver, elle rassemble les enfants au-dessous de douze ans ; aux plus grandes filles, elle fait faire de la dentelle ; aux autres, elle apprend le catéchisme ; elle les prépare à la première communion ; elle garde les plus jeunes. La classe recommence à une heure pour ne finir qu'à la nuit. La Béate donne aussi quelques notions de lecture ; les deux livres dont elle se sert sont l'Alphabet chrétien ou le Livre de Sainte-Croix, et les Devoirs du chrétien ou Cher enfant. Tout en travaillant au carreau, elle fait apprendre par coeur et individuellement à chaque enfant d'abord les lettres de l'alphabet, puis certaines combinaisons de lettres, puis certains mots, puis enfin l'oraison dominicale et une série d'autres prières: tout cela d'ailleurs manque de méthode ; de cette façon, les enfants ne peuvent lire que les livres qu'ils connaissent par coeur. Parfois la Béate enseigne les premiers éléments de l'écriture : elle donne à copier des modèles tout faits sur le cahier, sans se préoccuper de savoir si l'élève comprend ce qu'il écrit. Le calcul ne vient qu'après l'écriture : la Béate se borne à faire connaître mécaniquement les premières opérations de l'arithmétique : rarement elle aborde la multiplication. Il lui arrive d'ajouter un peu de grammaire et d'orthographe ; mais son enseignement reste abstrait, formaliste.

Tous ces services font de la Béate un personnage d'une assez grande importance. Pour cela, elle reçoit des dons en nature (bois, blé, oeufs, etc.), ainsi qu'une rétribution scolaire qui est de 50 à GO centimes par mois pour chaque élève apprenant à lire, de 75 centimes à 1 franc pour chaque élève apprenant à écrire. Mais le nombre des élèves est assez faible (de dix à vingt en moyenne) ; aussi bien les parents paient mal. En somme, la Béate est dans une situation matérielle assez misérable ; il est vrai qu'elle se contente de peu.

Dès son début, l'institution se développa rapidement. En 1840, on ne comptait pas moins de 1000 à 1200 Béates ; une ordonnance royale (28 janvier 1843) reconnaît la congrégation comme établissement d'utilité publique ; en 1853, un secours de 300 francs est accordé aux Béates méritantes ; en 1855, pour élever leur niveau intellectuel, augmenter leurs connaissances dont on avait parfois dénoncé l'insuffisance, on fonde à la maison-mère, aux frais de l'Etat, un cours normal qui dure peu ; on institue pour les élèves ayant trois ans de noviciat un examen qui leur permet d'obtenir la lettre d'obédience tenant lieu du brevet élémentaire. En 1879, l'institution attira l'attention de Jules Ferry. Dans un débat retentissant qui eut lieu à la Chambre des députés (17 mars), le ministre signala « la situation singulière » du département « particulièrement curieux » de la Haute-Loire, qui n'avait que vingt-huit écoles publiques de filles. M. Leyssenne, inspecteur général, fut chargé d'étudier les moyens de mettre les Béates en règle avec la loi du 15 mars 1850. Après la loi du 16 juin 1881 sur les titres de capacité, la circulaire du 18 février 1882 fixa le parti auquel l'on s'était arrêté. Toutes les Béates devaient immédiatement être pourvues d'une lettre d'obédience ; les Béates congréganistes ayant fait une déclaration d'ouverture avant la loi du 16 juin et ayant plus de trente-cinq ans d'âge restaient en fonction, mais ne pouvaient plus quitter leur résidence et étaient soumises à l'inspection universitaire ; celles qui avaient fait une déclaration en temps utile, mais qui avaient moins de trente-cinq ans, devaient dans le délai de deux ans se présenter à l'examen ? d'ailleurs allégé ? du certificat d'aptitude à la direction des écoles maternelles ; si, le délai expiré, elles n'étaient pas pourvues de ce titre, leurs écoles devaient être fermées ; une fois munies du diplôme, elles pourraient être nommées directrices d'écoles de hameaux, d'écoles enfantines ou d'écoles maternelles, mais à la condition de quitter le costume religieux. Les mêmes prescriptions s'appliquaient aux Béates laïques.

Ce plan rencontra de vives résistances. En 1883, 352 Béates seulement avaient fait une déclaration ; sur un chiffre total de 718 Béates, 4 possédaient le brevet, 83 avaient le certificat restreint, et 631 exerçaient sans titre légal : de ces 631, 342 seulement étaient porteuses d'une lettre d'obédience, et les 289 autres n'avaient d'autre titre que leur bonne volonté.

Actuellement, le nombre des Béates a bien diminué (200 à 250) ; il diminue d'ailleurs chaque année, au fur et à mesure de la création des écoles publiques. On ne recrute plus les Béates qu'assez difficilement ; la maison-mère a disparu. Dans les hameaux éloignés de toute école, les Béates tiennent de véritables écoles clandestines ; toutefois la plupart sont de simples « catéchistes », se bornant à faire réciter le catéchisme et les prières, à garder les tout jeunes enfants, à faire travailler les petites filles au carreau. Mais elles luttent contre l'esprit laïque, dénoncent « l'école sans Dieu », indisposent les populations contre les maîtres ou les maîtresses de l'enseignement public, favorisent le recrutement de l'enseignement clérical. Dans certaines régions montagneuses du département, les populations leur sont encore très attachées et ne supporteraient pas qu'on y touchât ; dans d'autres, leur crédit disparaît parce que leur enseignement est reconnu insuffisant.

Il est permis d'espérer que grâce à l'oeuvre des créations et des constructions qui se poursuit activement, grâce aussi à des mesures auxquelles songe l'administration locale, la Béate n'existera bientôt plus que dans l'histoire, et cela ? malgré les services qu'autrefois elle a pu rendre ? pour le plus grand bien de l'instruction, de l'affranchissement des esprits et des consciences, du progrès des connaissances et des idées nouvelles.

Bibliographie. ? DUNGLAS : Les Soeurs de l'Instruction et les Béates. ? ANONYME : Les Femmes et les Béates de la Haute-Loire. ? SAINT-FERREOL (ancien député républicain de Brioude) : La Physiologie de la Béate. ? CORCELLE : Histoire de la dentelle (Appendice). ?Journal officiel (mars 1879). ? Bulletins scolaires du département de la Haute-Loire (Rapports annuels des inspecteurs d'académie au Conseil général, surtout depuis 1880).

Émile Rayot