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Babeuf

 François-Noël Babeuf, né à Saint-Quentin, le 23 novembre 1760, guillotiné à Vendôme, le 8 prairial an V (27 mai 1797), a donné son nom à la doctrine sociale appelée babouvisme, doctrine dans laquelle les historiens reconnaissent « le point de départ du socialisme moderne, fils légitime de la Révolution française » (Gabriel Deville). C'est au moyen d'une insurrection populaire que Babeuf et ses amis avaient projeté la réalisation de leur plan de révolution sociale. L'histoire de la conjuration, à laquelle avaient pris part un certain nombre d'ex-conventionnels, et dont l'échec entraîna la condamnation à mort de Babeuf et de Darthé, a été racontée en 1828, par un survivant, Philippe Buonarroti, dans son livre Conspiration pour l'égalité, dite de Babeuf.

Voici comment Buonarroti résume la partie de la doctrine babouviste qui est relative a l'éducation ;

« D'après les vues du Comité insurrecteur, l'éducation devait être nationale, commune, égale.

« Nationale : c'est-à-dire dirigée par les lois et surveillée par les magistrats. La République est le seul juge compétent des moeurs et des connaissances qu'il lui importe de donner à la jeunesse ;...

« Commune : c'est-à-dire administrée simultanément à tous les enfants, vivant sous la même discipline. Les communautés d'éducation sont les images de la grande communauté nationale à laquelle tout bon citoyen doit rapporter ses actions et ses jouissances.

Egale : parce que tous sont également les enfants chéris de la patrie :? parce que de l'égalité d'éducation doit dériver la plus grande égalité politique.

« Représentons-nous une magistrature suprême, composée de vieillards blanchis dans les fonctions les plus importantes de la République, dirigeant, à l'aide des magistrats inférieurs, tous les établissements d'éducation, s'assurant, par des inspecteurs tirés de son sein, de l'exécution des lois et de ses ordres, et ayant auprès d'elle un séminaire d'instituteurs dont elle soigne l'enseignement.

« Dans l'ordre social conçu par le Comité, la patrie s'empare de l'individu naissant pour ne le quitter qu'à la mort. Elle veille sur ses premiers moments, lui assure le lait et les soins de celle qui lui donna le jour,... et le conduit par la main de sa mère à la maison nationale où il va acquérir la vertu et les lumières nécessaires à un vrai citoyen.

« On voulait établir dans chaque arrondissement fil s'agit de 1' « arrondissement d'assemblée de souveraineté », qui forme la commune sociale de la République des égaux] deux maisons d'éducation, une pour les garçons et l'autre pour les filles ; les lieux en bel air, la campagne, l'éloignement des villes, le voisinage des rivières eussent été préférés.

« L'homme, destiné par la nature au mouvement et à l'action, doit nourrir et défendre la pairie ; la femme doit lui donner des citoyens vigoureux ; celle-ci, plus faible que l'homme,... parait réservée pour des travaux moins rudes et moins bruyants. Il suit de ces différences ineffaçables que l'éducation des deux sexes ne saurait être en tout la même. Parlons d'abord de celle des garçons.

« D'après les idées du Comité insurrecteur, l'éducation nationale devait se proposer trois objets : 1° La force et l'agilité du corps ; 2° La bonté et l'énergie du coeur ; 3° Le développement de l'esprit.

« La santé et la force des citoyens sont des conditions d'où dépendent essentiellement le bonheur et la sûreté de la République ; elles s'acquièrent et se conservent par l'action des organes et par l'éloignement des causes qui troublent les fonctions animales. De là, la nécessité de la fatigue, de l'exercice, de la sobriété et de la tempérance. La jeunesse, espoir de la patrie, doit donc être exercée aux travaux les plus pénibles de l'agriculture et des arts mécaniques, contracter l'habitude des mouvements les plus difficiles, et vivre dans la plus stricte frugalité. Les manoeuvres militaires, la course, l'équitation, la lutte, le pugilat, la danse, la chasse et la natation étaient les jeux et les délassements que le Comité insurrecteur proposait à la génération naissante?

« On concevait les maisons d'éducation distribuées en autant d'appartements qu'elles auraient contenu d'âges différents : ici, des salles pour les repas communs ; là, des ateliers où chaque élève se serait exercé à l'art [c'est-à-dire au métier] qu'il eût préféré ; d'un côté, de vastes campagnes où l'on eût vu la jeunesse tantôt livrée aux travaux de l'agriculture, et tantôt logée militairement sous la tente ; de l'autre, des gymnases pour les jeux ; ailleurs, des amphithéâtres pour l'enseignement.

« Des occupations toujours renaissantes de nos jeunes gens devaient résulter en eux des sentiments analogues aux principes de l'Etat. On les aurait accoutumés à rapporter à la patrie, maîtresse de tout, les beautés dont ils étaient témoins, et à attribuer à ses saintes lois leur santé, leur bien-être et leurs plaisirs ;... le désir de la servir et de mériter son approbation serait devenu le mobile unique de leurs actions.

« Tout eût été mis en oeuvre pour garantir la jeunesse des idées de supériorité et de préférence?

« Quelques arts sont indispensables pour le bonheur de la société, dont l'ordre et la conservation exigent que ses membres soient pourvus de plusieurs connaissances... Notre Comité, voulant délivrer ses concitoyens de la gêne des superfluités et de l'amour des jouissances qui énervent les hommes,? avait unanimement arrêté de restreindre, dans les maisons d'éducation, les travaux des arts et métiers aux objets facilement communicables à tous ; il désirait que la prétendue élégance des meubles et des habillements fit place à une rustique simplicité. L'ordre et la propreté, disait-il, sont les besoins de l'esprit et du corps, mais il importe que le principe de l'égalité, auquel tout doit céder, fasse disparaître la pompe et la délicatesse qui flattent la sotte vanité des esclaves.

« A l'égard des connaissances spéculatives, les membres du Comité insurrecteur... voulaient enlever à la fausse science tout prétexte de se dérober aux devoirs communs, toute occasion de flatter l'orgueil, d'égarer la bonne foi et d'offrir aux passions un bonheur individuel autre que celui de la société. Ils voyaient, dans l'abolition de la propriété, celle de cette volumineuse jurisprudence, désespoir de ceux qui l'étudient et de ceux dont elle prétend défendre les intérêts ; ils étaient bien décidés à faire main basse sur toute espèce de discussions théologiques : la République française, ne reconnaissant aucune révélation, et n'adoptant aucun culte particulier, eût fait de l'égalité le seul dogme agréable à la divinité. Toutes les prétendues révélations eussent été reléguées, par les lois, parmi les maladies dont il fallait extirper graduellement les semences.

« Les connaissances des citoyens doivent leur faire aimer l'égalité, la liberté et la patrie, et les mettre en état de la servir et de la défendre. Il faut donc que tout Français sache parler, lire et écrire sa langue, parce que, dans une si vaste république, les signes écrits sont les seuls moyens possibles de communiquer entre ses parties, et parce que les autres connaissances en dérivent ; que la science des nombres soit familière à tous, parce que tous peuvent être appelés à garder et à distribuer les richesses nationales ; que chacun s'habitue à raisonner avec justesse et à s'exprimer avec brièveté et précision ; que personne n'ignore l'histoire et les lois de son pays: l'histoire, qui apprendra à connaître les maux que la République a fait cesser et les biens dont elle est la source ; les lois, par l'étude desquelles chacun sera instruit de ses devoirs et deviendra capable d'exercer les magistratures et d'opiner dans les affaires publiques ; que tous connaissent la topographie, l'histoire naturelle et la statistique de la République, afin qu'ils aient une idée juste de la puissance qui les protège et de la sagesse des institutions qui font concourir toutes les parties d'un si grand corps à la félicité de chaque individu ; que, pour embellir les fêtes, tous soient versés dans la danse et dans la musique.

« Telle était à peu près l'éducation que le Comité insurrecteur destinait à la jeunesse française. Plus d'éducation domestique, plus de puissance paternelle ; mais ce que la loi allait enlever d'autorité individuelle aux pères, elle le leur eût rendu au centuple en commun. Les sénats dont il a été fait mention [dans chaque arrondissement il devait y avoir un sénat composé de vieillards nommé par l'assemblée de souveraineté] devaient être, dans chaque arrondissement, les surveillants des maisons d'éducation ; et, sous leur direction, les femmes aussi eussent été appelées à veiller à l'éducation des filles, élevées en commun jusqu'au moment de leur mariage.

« Les filles, disaient les conjurés, seront dressées aux travaux les moins pénibles de l'agriculture et des arts, parce que le travail, qui est la dette commune, est aussi le frein des passions, le besoin et le charme de la vie domestique ; elles seront pudiques, parce que la pudeur est le gardien de la santé et l'assaisonnement de l'amour ; elles aimeront la patrie, parce qu'il importe qu'elles la fassent aimer aux hommes, et elles participeront par conséquent aux études propres à leur faire admirer, la sagesse de ses lois ; elles seront exercées au chant des hymnes nationales qui doivent embellir nos fêtes ; enfin, elles prendront part, sous les yeux du peuple, aux jeux des garçons, afin que la gaieté et l'innocence président aux premiers mouvements de l'amour et soient les avant-coureurs des unions prochaines.

« ?Afin de mieux conserver l'esprit des nouvelles lois et les principes de la morale publique, on eût ouvert des assemblées d'instruction où il eût été loisible à chaque citoyen d'expliquer au public les préceptes de la morale" et de la politique, et de l'entretenir des affaires de la nation. Auprès de ces assemblées, l'autorité eût fait établir des imprimeries et des bibliothèques.

« Dans cet ordre de choses, l'imprimerie est le moyen de communication le plus actif, et le meilleur rempart contre l'usurpation de la souveraineté du peuple. Mais la propriété individuelle étant abolie, et tout intérêt pécuniaire étant devenu impossible, il faut aviser aux moyens de retirer de la presse tous les services qu'on peut en attendre, sans risquer de voir mettre de nouveau la justice de l'égalité et les droits du peuple en question, ou de livrer la République à d'interminables et funestes discussions. Au sujet de la liberté de la presse, les articles suivants avaient été soumis à l'examen du Comité insurrecteur :

« 1° Nul ne peut émettre des opinions directement contraires aux principes sacrés de l'égalité et de la souveraineté du peuple ; 2° ? ; 3° Aucun écrit touchant une prétendue révélation quelconque ne peut être publie.

« Le Comité, loin de prétendre nous donner l'égalité de fait le lendemain de l'insurrection,... sentait la nécessité d'une marche graduelle en rapport avec le progrès de l'opinion, et avec le succès des premières mesures ; n'eût-il fondé solidement que l'éducation commune, il eût beaucoup fait pour l'humanité. »

La plupart des idées contenues dans le résumé qu'on vient de lire se trouvaient déjà exposées dans le plan d'éducation commune de Michel Lepeletier (1793). Voici comment Buonarroti apprécie le projet du célèbre conventionnel ; « Michel Lepeletier, qui eut la gloire de sceller de son sang la République naissante, eut aussi celle d'imaginer, le premier depuis la Révolution, un plan d'éducation nationale, commune et égale. Ce plan, monument éternel de la vertu de son auteur, devait cependant se concilier avec toutes les misères qui découlent en foule de la propriété individuelle, et, dès lors, il dut renfermer des ménagements qui en restreignent considérablement les avantages. Lepeletier proposait d'élever les enfants en commun, de cinq à douze ans, et de les rendre ensuite à leurs familles. N'était-il pas à craindre que les impressions, encore faibles, à cet âge, ne fussent en grande partie effacées par les fausses opinions et par les mauvais exemples dont les jeunes gens, ainsi rejetés dans un tourbillon de vices et de préjugés, eussent éprouvé nécessairement l'influence? »

On pourra rapprocher aussi le plan des babouvistes de celui qu'a proposé Fichte, en 1808, dans ses Discours à la nation allemande : Voir Fichte.