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Aristote

Nous ne parlerons ici de ce grand philosophe qu'au point de vue pédagogique.

Aristote, dont le génie encyclopédique a touché à toutes les sciences, n'a point négligé les questions d'éducation : elles avaient leur place marquée dans le beau traité de la Politique, à côté des profondes études consacrées aux lois, aux constitutions sociales. De plus, en faisant d'Aristote le maître d'Alexandre, les circonstances imposèrent à l'attention du philosophe, devenu précepteur, le sujet vers lequel l'avait déjà conduit le cours de ses méditations.

L'éducation donnée par Aristote au futur conquérant de l'Asie fut trop vite interrompue par les nécessités de la politique et de la guerre pour porter tous ses fruits. Aristote ne dirigea réellement le jeune prince que pendant quatre années, de l'âge de treize à celui de dix-sept ans (343-340). Il lui apprit à aimer la poésie, à respecter les poètes, particulièrement Homère, qui devint son auteur favori, et dont les oeuvres ne le quittaient jamais. Il l'initia à l'histoire naturelle : durant ses campagnes d'Asie, Alexandre prenait soin d'envoyer à son maître des collections de plantes et d'animaux. Enfin il lui enseigna à estimer la science : Alexandre ne cessa pas de s'intéresser aux travaux d'Aristote, s'il est vrai qu'il ait écrit la lettre que nous a conservée Plutarque, et où se révèle, en même temps que l'égoïsme orgueilleux d'un maître du monde, une admiration sincère pour la science : « Je n'approuve pas que vous ayez publié vos oeuvres acroamatiques (c'est-à-dire les connaissances qui, réservées aux initiés de l'école, ne devaient pas être communiquées au vulgaire). En quoi donc serons-nous supérieurs aux autres hommes, si les sciences que vous m'avez apprises deviennent communes à tout le monde? Quant à moi, j'aimerais mieux encore surpasser les hommes par la science que par la puissance. »

Aristote ne quitta Alexandre et la Macédoine que pour se rendre à Athènes, où il fonda, vers 335, l'école de philosophie destinée à devenir si fameuse sous le nom de Lycée. Les historiens nous ont conservé quelques traits de l'organisation de cette école : un chef, renouvelé tous les dix jours, était chargé de la discipline ; des banquets périodiques réunissaient les élèves ; Aristote faisait par jour deux leçons, ou plus exactement deux promenades, puisqu'il avait l'habitude d'enseigner en marchant (d'où le nom de péripatéticiens, « promeneurs », donné à ses disciples) : l'une de ces leçons s'adressait aux élèves les plus avancés, et traitait des questions les plus ardues ; l'autre avait un caractère plus facile et plus populaire.

De cet enseignement varié et puissant sortirent les grands ouvrages d'Aristote et particulièrement la Politique, dont le cinquième livre est consacré tout entier à l'éducation.

Le premier principe de la pédagogie d'Aristote, c'est qu'il faut distinguer trois moments, trois degrés dans le développement de l'homme : 1° la vie physique ; 2° l'instinct ; 3° la raison. Par suite, il faut graduer, selon ces trois échelons de l'existence, la progression des exercices et des études. La naissance du corps précède celle de l'âme, et dans l'âme elle-même il y a deux parties, la partie irrationnelle, la partie raisonnable : la formation de l'une devance celle de l'autre. L'éducateur doit respecter cet ordre naturel, s'occuper du corps avant de songer à l'âme, développer l'instinct avant de s'adresser à l'intelligence, bien qu'en définitive il ne forme le corps que pour l'âme, et n'excite les instincts que pour préparer les voies à la raison. Il y a là comme une première esquisse de ce que les modernes ont appelé l'éducation progressive.

Comme Rousseau dans l'Emile, Aristote détaille les soins qu'il importe de donner à la première enfance. Il veut d'ailleurs, comme Platon, qu'on prépare l'éducation de l'enfant, même avant sa naissance, en soumettant les mariages à une règlementation minutieuse, en prescrivant aux mères, durant leur grossesse, le régime qu'elles doivent suivre ; car, dit-il, « les enfants ne ressentent pas moins les impressions de la mère que les fruits ne tiennent du soi qui les nourrit ».

L'enfant sera nourri par sa mère. Le lait est la seule nourriture qui lui convienne, le lait, et non pas le vin ; allusion sans doute à quelque coutume étrange du temps. Faut-il laisser à l'entant la liberté de ses mouvements? Aristote cite à ce propos des peuples qui, pour empêcher que les membres si délicats des nouveau-nés ne se déforment, emploient des machines qui assurent à ces petits corps un développement régulier : premier essai d'orthopédie. Aristote d'ailleurs ne conclut guère sur cette question. Plus affirmatif sur d'autres points, il demande, par exemple, qu'on habitue les enfants à l'impression du froid, et semble approuver l'usage des peuples qui les plongent de bonne heure dans des bains d'eau froide.

De deux à cinq ans l'éducation de l'enfant sera entièrement négative. On ne lui enseignera rien directement : on se contentera de le préparer à ce qu'il doit apprendre plus tard. « Tout dans l'éducation des enfants doit être disposé en vue des travaux qui les attendent. Que leurs jeux mêmes soient donc comme les ébauches des exercices auxquels ils se livreront dans un âge plus avancé. » Deux autres traits nous frappent dans le plan d'Aristote. D'une part, il demande que les enfants fréquentent le moins possible la société des esclaves. D'autre part, il désire qu'on ne les mène pas aux farces satyriques et à la comédie. Sachant combien il est important de veiller aux paroles et aux images qui frappent les sens de l'enfant, il veut soustraire son âme aux impressions dangereuses que lui apporterait soit la licence du théâtre, soit la vulgarité des esclaves.

C'est à cinq ans seulement que commence l'enseignement. Pendant deux années cependant, l'enfant se contentera encore d'assister aux leçons, sans qu'elles s'adressent directement à lui. Après ce surnumérariat scolaire s'ouvre l'instruction réelle, qui s'étendra jusqu'à vingt et un ans.

Aristote n'en a pas tracé le plan par années, ni même par périodes. Mais il a saisi avec sa perspicacité habituelle quelques-unes des questions générales que soulève l'art de l'éducation. Il y a, dit-il, trois choses à se demander : 1° est-il nécessaire d'imposer une règle, une discipline à l'enfance ; 2° l'éducation doit-elle être donnée par l'Etat, d'après des méthodes uniformes, ou abandonnée aux familles? 3° enfin sur quels objets faut-il diriger les études?

Sur le premier point, Aristote se contente de faire remarquer que l'éducation est nécessaire, parce qu'elle forme les moeurs, et que les moeurs affermissent les Etats. Il n'y a pas de vie sociale sans éducation, et l'éducation changera de caractère selon qu'elle sera donnée dans une société aristocratique ou dans une société démocratique.

En ce qui concerne la seconde question. Aristote, d'accord avec les tendances générales de 1 antiquité, se déclare partisan de l'éducation publique et commune. Il se plaint que l'usage contraire se soit introduit dans quelques cités grecques, et que l'éducation y soit laissée à la discrétion des familles. Ce n'est pas qu'Aristote tombe dans les excès de Platon ; il ne songe pas à enlever l'enfant à ses parents dès sa naissance ; il le leur confie jusqu'à sept ans. Mais, à partir de cet âge, il veut que les enfants soient soumis à une éducation identique et par conséquent publique. Le but, en effet, est le même pour tous les citoyens : il faut apprendre la vertu. De plus, c'est une erreur de croire que le citoyen s'appartienne entièrement à lui-même : il fait partie de l'Etat. Le particularisme dans l'éducation équivaut à la ruine de l'Etat, puisqu'il y supprime cette unité morale sans laquelle l'unité matérielle n'est qu'un vain nom.

Sur l'objet de l'enseignement, Aristote s'est borné à des généralités. Le principe qui le guide, c'est qu'il faut rejeter de l'éducation toutes les occupations, arts ou sciences, qui sont inutiles pour former l'homme à la pratique de la vertu : non seulement les arts mécaniques qui déforment le corps et nuisent à l'élévation de la pensée, mais « les sciences libérales elles-mêmes, lorsqu'elles sont poussées trop loin et étudiées avec un excès de curiosité, surtout avec l'intention de s'en faire un moyen d'existence ». Aristote obéit ici aux préjugés de l'antiquité, et considère comme servile, comme indigne d'un homme libre, tout ce qui a un caractère d'utilité pratique et matérielle. Les hommes libres doivent être des hommes de loisir : il faut par conséquent que l'éducation les prépare à occuper leur loisir, en étudiant des choses, non pas utiles et nécessaires, mais simplement belles. « La préoccupation exclusive des idées d'utilité ne convient ni aux âmes nobles ni aux esprits libres. »

Quelles sont donc ces éludes désintéressées, seules dignes de l'homme libre? Il y en a quatre : la gymnastique, la grammaire, la musique et le dessin. D'après Aristote, ces exercices et ces études doivent être abordés, non pas simultanément et à la fois, mais successivement et à tour de rôle : système qu'il nous est difficile de comprendre.

C'est de la musique surtout que se préoccupe Aristote, de la musique prise dans son sens propre. Elle n'est pas seulement un passe-temps honnête, un plaisir délicieux : à ce titre cependant elle mériterait déjà d'être introduite dans l'éducation, car, dit Aristote, en dépit de l'opinion des Spartiates, on ne peut juger des mérites de la musique et jouir des plaisirs qu'elle procure qu'à la condition d'avoir personnellement quelque science musicale. Mais, en outre, la musique a ce pouvoir d'exercer sur les coeurs une influence morale. Elle peut modifier les affections, les passions, parce qu'elle est capable de les représenter et par suite de les inspirer. Cette opinion sur les effets moralisateurs de la musique n'est pas seulement l'opinion d'Aristote et, en général, des anciens, qui disaient que, pour relâcher ou pour réformer les moeurs d'un peuple, il suffit d'ajouter ou de supprimer une corde à la lyre : elle a été souvent reproduite dans les temps modernes.

Ce serait juger peu équitablement Aristote que de borner son rôle pédagogique aux vues théoriques, incomplètes et écourtées que contient la Politique. Il faut évidemment joindre à l'analyse de cette esquisse inachevée le souvenir de l'admirable enseignement dont le Lycée fut le théâtre. Forte discipline logique, tempérée par l'habitude de l'observation et par l'étude des faits: admiration et critique intelligente des beautés de l'éloquence et de la poésie ; connaissances physiques et recherches d'histoire naturelle ; science politique considérée soit dans la réalité des constitutions, soit dans l'idéal des doctrines ; histoire et philosophie : rien ne manquait au programme des études. L'éducation morale était à la hauteur de l'éducation intellectuelle. Nul n'a mieux parlé de la justice qu'Aristote. « La justice, dit-il, c'est le bien d'autrui. Ni l'astre du soir, ni l'étoile du matin n'inspirent autant de respect. » Et cependant la justice elle-même ne suffit pas : la vie sociale exige une autre vertu qu'Aristote appelle l'amitié.

C'est encore par son respect et son amour de la famille, par sa critique du communisme de Platon, qu'Aristote a bien mérité de l'art de l'éducation. Avec quelle finesse il montre que dans une société sans famille les affections humaines s'évanouiraient « comme la saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d'eau »! Et il ne se contente pas, au nom de la nécessité sociale, de relever la famille, il sait aussi l'organiser avec sagesse. L'autorité y appartient au mari, mais cette autorité est un pouvoir républicain, non un pouvoir royal, à l'égard de la femme ; un pouvoir royal, non un pouvoir despotique, à l'égard des enfants. Consolider la famille, en resserrer les liens, en régler les rapports, on ne saurait rendre un meilleur service à l'éducation des hommes.

Pour ces raisons diverses, Aristote mérite d'être compté parmi les maîtres de la pédagogie. Son seul tort, c'est de ne pas s'être affranchi des préjugés sociaux de son temps, et d'avoir conçu l'éducation dans le plan étroit des cités grecques. L'instruction morale et non utilitaire, libérale et non professionnelle, qu'il propose aux hommes libres, n'est faite que pour une petite minorité : elle n'est même possible que parce que la majorité en est exclue. Les esclaves, les travailleurs, chargés du soin de nourrir les hommes libres et de leur créer des loisirs, ne participent pas plus à l'éducation qu'ils ne participent à la liberté ou à la propriété : et voilà pourquoi, si nous voulons admirer à notre aise la pédagogie d'Aristote, il est nécessaire de la détacher de son cadre, pour la considérer en elle-même, en dehors de ce régime social qui, sous les apparences de la liberté de quelques-uns, n'était que l'oppression et l'abêtissement du plus grand nombre.

Gabriel Compayré