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Ardoises

Les débuts de l'écriture, tous les maîtres le savent, sont laborieux. Jusqu'à ce que l'attention soit fixée, que l'oeil ait appris à voir et la main à tracer, combien de pages, combien de cahiers disparaissent couverts d'affreux griffonnages et plus remplis de taches d'encre que de lignes d'écriture ! C'est probablement l'intention de diminuer le plus possible ce gaspillage et cette dépense ? à une époque surtout où les écoles primaires étaient à la lettre les écoles des pauvres ? qui a fait songer à l'emploi des ardoises. Il serait curieux de rechercher la date de cette innovation économique ; nous ne l'avons pas découverte.

Les premiers directeurs des écoles mutuelles avaient encore recours, comme les anciens, aux caractères tracés sur des carrés de sable fin. Plus tard sont venues les ardoises, les ardoises naturelles bien entendu, en petites plaques choisies parmi les couches les plus régulières, à surface lisse, taillées régulièrement et aplanies sur les bords ; un crayon, aussi en ardoise, permettait d'y marquer des traces suffisamment visibles.

Cette ardoise primitive a été rapidement perfectionnée ; les uns ont imaginé de la fixer sur les tables de la classe en l'incrustant à fleur de bois, les autres de l'enchâsser dans un petit cadre de bois qui la rendît plus portative et moins fragile ; d'autres lui ont donné plus de poli, d'autres ont amélioré le crayon ; quelques-uns ont essayé d'y tracer à l'avance une réglure en creux devant servir à guider la main de l'enfant et à faire prendre à son écriture la hauteur ou la pente voulue. Malgré tout, l'ardoise, considérée d'abord comme un progrès, passa bientôt pour un expédient. On la trouvait économique sans doute, mais lourde, froide, fragile, dure à la main du petit enfant. Les professeurs d'écriture lui reprochaient de rendre l'écriture raide et sèche en ne permettant pas de former les pleins et les déliés, en forçant l'élève à appuyer, à peser sur le crayon. Ce crayon, à la fois très dur et très cassant, devenait bientôt un fragment sur lequel les doigts se crispaient. Essayait-on de l'adapter au porte-crayon traditionnel à viroles en cuivre, c'était une nouvelle cause de dépense et d'embarras.

Il n'en fallait pas davantage pour faire tomber l'ardoise dans le discrédit. D'ailleurs les procédés de l'enseignement simultané, se substituant à ceux du mode mutuel, diminuaient l'utilité des ardoises dans la plupart des classes, sauf la plus élémentaire : le tableau noir et les cahiers en tenaient lieu avec avantage.

Cependant une expérience plus longue a fait revenir bon nombre d'esprits sur ce jugement sommaire. Le papier a bien aussi ses inconvénients. Il est cher et s'use vite, il se salit plus vite encore ; acheté au poids, il est presque toujours de mauvaise qualité: d'ailleurs il exige une table et tout un attirail : en crier, plume, règle, crayon, sans compter l'habitude de se servir d'un outillage aussi compliqué, habitude qui ne s'acquiert qu'après des mésaventures sans nombre. L'ardoise, une fois acquise, dure indéfiniment. L'enfant de l'école maternelle la tient facilement sur ses genoux ; s'il barbouille, et il faut barbouiller longtemps avant d'écrire, du moins il ne revient pas à la maison les mains et les habits couverts d'encre. L'écolier la trouve promptement dans sa case, la joint sans peine à son bagage, et la porte avec lui comme les anciens faisaient de leurs tablettes. Elle se prête à des exercices de toute sorte et de tous les instants. Elle double l'utilité du tableau noir, en permettant mille manières d'en faire suivre, répéter, varier tous les exercices par les élèves réunis ou isolés, assis ou debout.

C'est pour ces motifs, non plus économiques, mais essentiellement pédagogiques, que dans plusieurs pays, qui ne sont pas les derniers au point de vue de l'instruction populaire, l'usage des ardoises, au lieu de se restreindre, s'est généralisé. En Angleterre notamment et aux Etats-Unis on n'a pas réservé, comme chez nous, les ardoises aux commençants. « On s'en sert, dit M. Rapet, dans les classes avancées aussi bien que dans les classes élémentaires, et pour toutes sortes d'exercices auxquels nous n'avons pas songé jusqu'ici. Ainsi, l'ardoise y remplace presque entièrement le papier : dictées, exercices de grammaire et d'arithmétique, de géographie et d'histoire, rédactions et compositions même, presque tout se fait sur l'ardoise. On n'emploie le papier que pour la calligraphie et quelques travaux dont on veut conserver la trace. En outre, lorsque les élèves quittent leur place pour aller assister à une leçon, ils emportent toujours avec eux leur ardoise, afin de suivre, le crayon à la main, toutes les parties de la leçon et tous les exercices qui s'y font. » Ajoutons que, comme il est bien naturel, à force de se servir de l'ardoise, les élèves anglais et américains arrivent à en tirer parti d'une façon merveilleuse et que les nôtres ne peuvent même pas soupçonner ; ils acquièrent à cette manoeuvre une dextérité, une rapidité qui n'empêche pas l'écriture d'être correcte, nette, élégante même.

L'ardoise ainsi maniée est le seul « cahier de brouillons » qu'ils connaissent. Il est vrai de dire que les ardoises employées à cet usage sont d'excellente qualité, munies de petits encadrements en bois verni, souvent aussi de petits tampons de caoutchouc pour éviter le bruit ; les cadres eux-mêmes sont chargés d'inscriptions qui servent de memento à l'élève : on y voit, suivant la classe, ou un alphabet ou des modèles de calligraphie, ou de petites figures de géométrie, ou des formules de mathématiques usuelles, ou un petit calendrier.

En France, on n'a pris parti jusqu'ici ni pour la proscription absolue des ardoises ni pour leur emploi universel. On s'est surtout préoccupé, depuis quelques années, de transformer l'ardoise ou plutôt d'y substituer une surface ardoisée, une ardoise factice. Et le problème semble être à peu près résolu. On a le choix entre différents systèmes d'ardoises factices : l'une est une tranche de carton recouverte d'un enduit ardoisé, l'autre une planchette noircie, une autre une plaque de tôle émaillée. Le crayon n'a pas été moins perfectionné : le rude crayon d'ardoise ou de talc est remplacé par un crayon de pâte tendre qui n'alourdit pas la main et qui est monté dans un porte-crayon ayant la forme ordinaire du porte-plume.

En 1874, M. Gréard, alors directeur de l'enseigne ment primaire de la Seine, a fait faire une enquête et une série d'expériences dans les écoles sur les différentes variétés d'ardoises et sur leur mode d'emploi. M. de Montmahou, inspecteur primaire, que sa compétence spéciale désignait à cet effet, centralisa les renseignements et en fit l'objet d'un rapport développé (juin 1875). Il conclut en recommandant l'emploi de l'ardoise non seulement dans le cours élémentaire, mais dans toutes les classes. La presque totalité des personnes chargées de cette expérimental ion estiment, dit il, que, dans les classes supérieures il est avantageux à tous les points de vue de se servir des ardoises pour toute une catégorie d'exercices qui se font sous l'oeil du maître comme complément de l'enseignement oral, exercices qui animent et vivifient la classe par leur caractère d'improvisation : « Rien de plus expéditif pour un exercice de calcul, un tracé géométrique ou géographique, un résumé orthographique ou historique ».

On préfère généralement à toutes les autres espèces d'ardoises factices celles de carton. Les Autrichiens en fabriquent sur carton mince, et ils en font même des cahiers. Les conditions à remplir sont : que le carton soit assez épais et résistant, tout en ayant une certaine souplesse ; que les tranches ne s'effeuillent pas et que les angles ne se détériorent pas trop vite ; que le revêtement (formé, dit M. de Montmahou, d'une matière siliceuse à l'état pulvérulent, dont l'adhérence est obtenue au moyen d'un mélange d'huile et de litharge) prenne la trace du crayon, mais ne la garde pas ; que l'enduit enfin soit susceptible d'une certaine durée sans se ternir, s'écailler ni se graisser.

Pour le crayon, ? qu'il suffit de placer dans ce petit porte-crayon dit américain qu'on vend aujourd'hui dans tous les bazars, ? il est incontestable que le crayon à pâle tendre, analogue au savon des tailleurs, qu'on appelle crayon d'Allemagne à cause de sa provenance, est supérieur à la mine d'ardoise enchâssée dans du bois : il est parfaitement calibré, facile à tailler ou se taillant par l'usure même, et d'un prix minime.

On voit, par ce résumé de la question au double point de vue pédagogique et économique, que nous sommes en mesure de donner en France le même développement que nos voisins à l'emploi scolaire de l'ardoise. Il n'est pas nécessaire pour cela que nous allions jusqu'à rivaliser avec eux dans les divers perfectionnements qu'ils y apportent ; nous n'en sommes pas encore, par exemple, à donner à nos élèves ce slate eraser (effaceur d'ardoise), sorte de petit tampon formé d'une bande de peau encastré dans une capsule métallique, dont se servent les Anglais et sur tout les Américains ; ni cet autre effaçoir en peau délicatement monté en forme de petite brosse qui s'emploie en Autriche et en Allemagne. Mais ce sont là ses accessoires de luxe ; le moindre chiffon fera tout aussi bien l'affaire, pourvu que l'enfant ne se serve pas de sa manche ou de ses doigts pour chiffon. En attendant que nos écoles puissent ou veuillent avoir le superflu, assurons-leur le nécessaire, c'est-à-dire l'ardoise et son crayon à bon marché et de bonne qualité.

Eugène Brouard