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Architecture

Ni les instituteurs auxquels est confiée l'instruction de la jeunesse, ni même les professeurs d'école normale qui préparent nos futurs instituteur ne sauraient avoir la prétention d'enseigner l'architecture à leurs élèves. Cet art exige des études longues et une réunion de connaissances que la vie moyenne d'un homme suffit à peine à développer. Ils ne doivent pas davantage essayer de leur donner des notions superficielles qui n'auraient d'autre résultat que d'engendrer des prétentions ridicules chez les jeunes gens et de fausser leur jugement.

Ce qui serait bon, ce qui rendrait de véritables services, ce serait de donner aux jeunes maîtres, et par eux, plus tard, à leurs élèves, un certain nombre d'idées justes et extrêmement simples sur un art qui intéresse tout le monde, puisque tout le monde habite des maisons et use des édifices publics. On ne sait pas assez de quels préjugés et de quelles sottises il faut à ce sujet débarrasser les esprits. Bien des personnes s'imaginent qu'apprendre les notions premières en architecture, c'est connaître les cinq ordres, leurs noms, leurs proportions, etc. D'autres se figurent qu'il s'agit d'étudier une forme d'architecture qui, déclarée meilleure ou plus belle que toutes les autres, devra dans tous les cas servir de modèle. C'est de la sorte qu'ont été rédigés ou plutôt copiés les uns sur les autres, depuis deux siècles, de prétendus traités élémentaires d'architecture qui ne sont que des recueils de formules dogmatiques et de recettes empiriques également nuisibles au développement de l'intelligence.

C'est tout autrement que nous voudrions voir entrer dans l'enseignement des écoles normales quelques vues sommaires: 1° sur l'architecture ; 2° sur l'histoire de l'architecture.

1. Ce qu'est l'architecture. — L'architecture est proprement l'art de bâtir, non de bâtir suivant un certain système ou d'après certaines formules, mais en raison des conditions faites à l'homme, conditions résultant du climat, de la nature des matériaux, des besoins et des moeurs. C'est de cette idée que le maître doit partir, à quelques élèves qu'il s'adresse : il faut qu'il leur fasse bien comprendre que la bonté et la beauté d'une construction dépendent non pas du luxe des ornements, non pas de sa conformité avec un type de convention, mais de la manière dont elle réalise, dans des conditions et avec des matériaux déterminés, la destination spéciale qui lui est assignée.

C'est en propageant ces principes, ou plutôt ce principe unique, que quelques leçons, quelques entretiens sur l'architecture serviront réellement à redresser et à former le jugement des futurs maîtres, et plus tard de leurs élèves.

L'enseignement élémentaire de l'architecture se réduit donc à deux points, savoir : 1° l'étude des moyens de structure et de leur application aux besoins ; 2° comment l'apparence, la forme apparente, n'est et ne doit être que la conséquence de cette application des moyens de structure aux besoins.

En d'autres termes, les notions utiles à propager, ce ne sont pas des formules toutes faites qui n'apprennent rien, ce sont les principes résultant de la nature des choses et qui ont régi le développement de l'architecture à travers les âges, parce qu'ils ne sont autres que les lois du bon sens.

Qu'un enfant apprenne par coeur la hauteur du fût dune colonne dorique grecque, et son diamètre pris à la hase ou au milieu, à quoi cela lui servira-t-il, puisqu'il n'y a pas deux colonnes doriques grecques qui présentent des rapports identiques entre le diamètre du fût et sa hauteur? Mais que l'on montre à cet enfant : la fonction du support vertical, comment ce support peut être d'autant plus grêle que la matière dont il est formé est plus résistante ; la fonction de la plate-bande, qui tend à fléchir, et comment on a su parer à cette flexion soit en diminuant la portée du linteau

par les saillies données au chapiteau, soit par un arc de décharge ; la fonction de l'arc, et par suite de la voûte ; comment, celle-ci tendant à pousser, il faut opposer à ces pressions obliques des résistances qui les neutralisent ; comment, dès lors, le système de structure adopté impose les formes données à l'architecture, comment ces formes ne peuvent être définies que quand le système de structure est connu. — alors on aura exercé l'intelligence de cet élève d'une manière profitable, on aura fait de lui non pas un petit pédant, mais un homme de sens, qui, sans se piquer de juger les oeuvres d'architecture en général, saura dans l'usage ordinaire de la vie émettre une opinion raisonnable sur la convenance ou la disconvenance de telle ou telle construction,

Rien ne semble plus simple, et rien pourtant n'est plus difficile, que de faire bien pénétrer dans l'esprit cette idée capitale qui devrait régler tous les jugements, toutes les opinions sur les oeuvres d'architecture, savoir : que l'art de bâtir ne doit rien se permettre qui ne soit justifié ou par un besoin, ou par les propriétés des matériaux mis en oeuvre, ou par les exigences du climat. Prenons un exemple. Quand on aura présenté à l'enfant, comme un chef-d'oeuvre de l'art, la colonnade du Louvre, cette décoration sans raison d'être, ce portique placé au premier étage et qui rend inhabitables les logis placés derrière, n'est-il pas évident qu'on aura imprimé dans son cerveau une idée fausse, qu'on aura détourné son esprit de la voie dans laquelle il doit être dirigé pour ne pas commettre plus tard les plus grossières bévues? Plus tard, en effet, cet enfant, devenu maire de sa commune et ayant à faire bâtir une mairie, se préoccupera plus de l'aspect de la façade de son bâtiment que de savoir si ses distributions sont bonnes, si elles satisfont pleinement aux besoins, si l'architecte tient compte des matériaux dont il dispose et s'il soumet sa construction à leurs propriétés. En un mot, la vanité aura le pas sur le simple bon sens.

Si cet appel constant au bon sens, si cette étude raisonnée n'a pas prévalu jusqu'ici dans l'enseignement officiel de l'architecture en France, il est d'autant plus souhaitable que l'enseignement populaire réagisse, dans la mesure où il le peut, contre ces fâcheuses tendances qui se traduisent en dépenses superflues. Plus que tout autre, l'enseignement qui s'adresse au peuple doit avoir pour caractère de faire entrevoir ce qu'on ignore et ce qu'il faudrait savoir, et non pas de faire croire à l'élève qu'il sait. En lui donnant des notions très élémentaires sur un art qui est soumis à tant de conditions diverses, on ne peut entrevoir qu'un but, c'est de former et d'affermir son jugement, en lui faisant bien comprendre que ce n'est ni le hasard, ni l'habitude, ni la convention qui déterminent les formes de l'architecture, ses procédés, ses matériaux, ni même ce qu'on nomme le style. Faire étudier les styles d'architecture sans rendre compte des conditions extérieures qui les ont fait naître, c'est faire apprendre un texte à l'élève sans lui en expliquer le sens.

Ajoutons que ce n'est pas non plus en plaçant sous leurs yeux des images en plus ou moins grand nombre qu'on éveillera le jugement des enfants et qu'on leur fera comprendre en quoi une construction est bonne ou mauvaise, est oeuvre d'art ou oeuvre d'ignorance.

Quelques exemples, dont on expliquera les éléments et la constitution logique, leur en apprendront plus que mille gravures reproduisant des monuments anciens et modernes. Car, de cette revue de modèles de toutes sortes et de toute provenance dont ils ne saisiront ni les programmes ni la raison d'être, que peut-il résulter, sinon la confusion la plus étrange ?

En cette matière, autant et plus peut-être qu'en toute autre, rien ne peut dispenser de la réflexion, de l'examen intelligent des faits et non des mots, d'une étude enfin qui explique les choses non d'après des règles arbitraires, mais d'après leurs vraies raisons, c'est-à-dire les raisons naturelles qui les font être ce qu'elles sont.

2. Histoire de l'architecture. — Ce que nous venons de dire pourrait suffire à indiquer dans quel esprit on devra donner aux jeunes gens quelque idée

de l'histoire de l'architecture en général, et de l'architecture nationale en particulier.

Nulle question ne se présente plus naturellement à l'esprit, nulle n'est plus propre à intéresser l'imagination de la jeunesse que l'histoire de l'habitation humaine. Appelez l'attention de vos élèves sur les premiers âges de l'humanité, de la civilisation, montrez-leur comment l'homme a débuté, faites-leur comprendre qu'il n'avait à l'origine que deux modes d'abri : le refuge dans une grotte naturelle ou la construction d'une cabane en bois ; montrez, à l'aide des exemples qui subsistent encore aujourd'hui, les perfectionnements successifs de la cabane, le passage de la hutte à la construction par empilage, puis par assemblage ; faites voir que toute architecture dérive de ces deux formes primitives de l'abri, et suivez-en les traces à travers les âges, depuis les constructions égyptiennes et assyriennes jusqu'à celles de la Grèce et de Rome, tout en expliquant que dans la longue série des migrations des peuples, par suite du mélange des races, des traditions, des nécessités climatiques, bien des causes tendent à atténuer la rigueur de ce principe.

Provoquez surtout les réflexions de vos élèves sur ce fait essentiel, que les formes adoptées par l'architecture de chaque âge et de chaque pays ont leur cause première dans les conditions de climat, de matériaux, de milieu ; que, comme la forme du corps humain est la conséquence des organes qu'elle recouvre et de leurs fonctions, de même toute forme architectonique est la conséquence des procédés de structure qui ont été employés ; qu'enfin si l'architecture varie, c’est que les hommes n'ont pas eu à leur disposition sur toute la surface du globe les mêmes matériaux, c'est qu'ils ne vivent pas sous la même latitude, c'est qu'ils ont dû satisfaire à des besoins différents avec des éléments différents.

Prétendre posséder les notions les plus élémentaires en architecture sans se pénétrer de ces principes, ce serait prétendre connaître une langue par la simple nomenclature des mots sans en étudier la grammaire et la syntaxe. Etudié empiriquement et sans cette recherche des causes qui l'ont sans cesse modifié, l'art de l'architecture serait la plus inexplicable des fantaisies humaines, tandis que, au contraire, examiné avec le sens critique qu'il faut toujours apporter dans l'étude, cet art n'est que le résultat logique des aptitudes de certaines races, de leurs besoins et de leurs ressources matérielles.

Ainsi comprise, l'histoire de l'architecture se rattache à l'histoire de l'humanité, elle en est en quelque sorte le corollaire visible, au lieu d'être un formulaire mystérieux accessible aux seuls adeptes et inutile a tous ceux qui n'ont pas à s'en servir. Elle ouvre les plus lumineuses perspectives sur l'état de la civilisation chez les divers peuples et aux diverses époques. En ce qui concerne particulièrement notre pays, un instituteur qui saurait bien l'histoire de nos monuments et l'histoire de l'habitation privée en France, depuis les origines de la féodalité jusqu'à ce siècle, en saurait plus sur la véritable histoire de France — c'est-à-dire sur l'histoire de notre état social, de notre vie nationale, de nos moeurs et de notre civilisation — que celui qui a la mémoire remplie de dates de bataille et de généalogies de rois.

Mais il ne suffit pas de recommander cette étude, qui à première vue peut paraître une innovation considérable dans le cours d'études déjà si chargé des écoles normales. Il faut montrer qu'elle est possible et en tracer les lignes principales. C'est le travail que nous avons essayé de faire expressément à l'intention et pour les besoins particuliers de l'école normale primaire.

Dans un second article, publié dans la première édition de ce Dictionnaire (H* Partie), M. Viollet-le-Duc avait en effet « tracé l'esquisse très sommaire de ce que pourrait être un petit cours d'histoire populaire de l'architecture dans les écoles normales et dans les écoles primaires supérieures ».

Eugène Viollet-le-Duc