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Activité

 De même que dans l'histoire de la philosophie l'activité fut la dernière des facultés de l'âme dont l'étude ait été sérieusement abordée, de même en pédagogie c'est celle dont le rôle à été le plus longtemps négligé ou méconnu. Tout l'ancien système d'enseignement, se conformant, ainsi qu'il était naturel, à la philosophie du temps, se représentait l'esprit humain, suivant des métaphores célèbres et expressives, soit comme une cire molle que le maître est chargé de pétrir, soit comme un vase vide que la science doit remplir, soit encore comme une table rase, une page blanche sur laquelle s'inscriront les caractères qu'on jugera à propos d'y tracer. Quant à attribuer à la pensée, au sentiment, à la volonté de l'homme une initiative propre et légitime, nul n'y songeait en philosophie, encore moins en pédagogie.

Activité physique, activité intellectuelle, activité morale étaient également comprimées dans les systèmes d'éducation que nous a légués le moyen âge. Il suffit pour en juger de relire Montaigne et Rabelais, les deux premiers parmi nos grands écrivains qui aient protesté contre les abus de l'éducation passive. Amos Coménius et quelques précurseurs plus obscurs des doctrines modernes, brisant le joug de la scolastique, tentèrent de traiter l'élève autrement qu'un patient et de lui laisser prendre une certaine part à sa propre instruction, d'abord en s'y intéressant, ensuite en comprenant ce qu'il apprend.

Depuis la fin du dix-huitième siècle, depuis Rousseau et Pestalozzi surtout, on s'est constamment préoccupé de donner satisfaction à ce multiple besoin d'activité inné chez l'enfant et nécessaire à son existence. En France, M. Guizot écrivait dès 1811 dans les Annales de l'éducation ces remarquables paroles : « Le besoin d'agir a, je crois, une puissance plus forte, plus étendue et plus durable qu'on ne le pense communément. C'est de là que naît l'ardeur que portent les enfants dans leurs jeux ; s'ils s'y plaisent, s'ils y réussissent si bien, c'est qu'ils sont libres alors de satisfaire ce besoin. Voyez-les jouant à la cachette, ou au milieu d'une partie de barres : ils sont en grand nombre, ils se croisent dans leurs courses ; sont-ils jamais embarrassés pour se rappeler quel est celui qu'ils peuvent faire prisonnier et celui par lequel ils ont à craindre d'être pris eux-mêmes? Toutes leurs facultés, la mémoire, l'attention, le jugement, se déploient avec une énergie, avec une rapidité singulières : c'est qu'ils agissent. C'est que toutes les forces de leur esprit et de leur corps s'exercent de concert. Que leurs études soient arrangées de manière à satisfaire aussi ce besoin de leur nature, ils s'y plairont et y feront des progrès. »

De nos jours l'école primaire elle-même se pénètre de plus en plus de cet esprit.

Activité physique. — C'est pour exercer et régler l'activité physique que presque tous les pays ont fini par introduire dans les écoles, d'abord les récréations, puis la gymnastique, et quelques-uns les exercices militaires: l'Angleterre y ajoute depuis longtemps les jeux athlétiques, qu'elle met presque au rang des études. C'est un des motifs pour lesquels on recommande et Ton commence à pratiquer les grandes excursions scolaires, les voyages des Clubs alpins, etc.

Activité intellectuelle. — L'activité de l'esprit n'a pas reçu moins d'encouragements. Aux anciens procédés qui faisaient pénétrer toute instruction par la mémoire, mode d'enseignement nécessairement passif, on substitue des méthodes qui exigent, en une certaine mesure, le travail personnel, qui provoquent l'attention, cette activité volontaire de l'intelligence, qui amènent l'enfant à penser, à comparer, à juger par lui-même.

Pour ne parler que de l'enseignement primaire proprement dit, on retrouve partout cette heureuse préoccupation. En voici quelques frappants exemples.

Les nouvelles méthodes de lecture, diverses à d'autres points de vue, y compris la méthode d'écriture-lecture simultanée, s'accordent pour supprimer ou abréger le plus possible la récitation monotone et machinale des lettres et des syllabes, pour remplacer ces interminables exercices préparatoires par la lecture de vrais mots, de petites phrases sur lesquelles peuvent travailler l'imagination et la pensée de l'enfant. Cet effort est encore plus sensible dans les méthodes phonétiques allemandes et américaines, dans ces abécédaires qui ne commencent pas par l'alphabet et auxquels Vogel a frayé la voie. Il était réservé aux étrangers de démêler dans le fatras des procédés de Jacotot l'idée de génie que nous n'avons pas su recueillir : c'est que l'activité propre de l'enfant est le vrai ressort et le nerf de l'instruction, même quand il s'agit d'apprendre à lire, et qu'il ne faut jamais lui apprendre ce qu'on peut lui faire découvrir.

Dans la grammaire, en quoi la méthode du Père Girard, en quoi les livres de son disciple Larousse et de tous ses imitateurs, les ouvrages de MM. Guérard, Sommer, Leclaire, Larive et Fleury, Dussouchet, et ceux de maîtres plus modernes, se distinguent-ils de l'ancien rudiment et, sans remonter plus haut, de la grammaire de Noël et Chapsal? C'est qu'ils donnent à l'intelligence de l'enfant une autre pâture que la définition, la règle, l'exception et la remarque à apprendre par coeur : ils lui donnent des phrases à faire, des mots à trouver, des questions à remplir, des constructions à changer, des idées à comparer, des épithètes à choisir ; en tout ce petit travail, l'esprit de l'enfant est éveillé, il agit, il se sent vivre. Ainsi font et plus hardiment encore les pédagogues étrangers ; les cours de grammaire de certains professeurs américains sont très remarquables à ce point de vue : l'enfant y apprend merveilleusement la langue sans pour ainsi dire apprendre la grammaire.

Il n'est pas besoin de pousser plus loin cette revue : on en pourrait dire autant de toutes les autres études primaires, de celles mêmes où la mémoire semble prédominer, la géographie et l'histoire par exemple. plus le rôle de cette faculté y est grand, plus on s'applique à empêcher qu'il n'étouffe le libre exercice et l'effort actif de l'intelligence : on retourne de mille façons les questions que l'enfant sait dans un certain ordre et qu'il pourrait bien ne savoir plus dans un autre ordre ; on lui fait rédiger, dessiner, raconter, et jamais copier machinalement ce qu'il a appris.

Dans l'enseignement artistique, même appel à l'activité de l'élève : on lui demande de voir, de saisir, de reproduire les objets tels qu'ils frappent ses yeux et son esprit ; la grande nouveauté des cours populaires de dessin créés depuis quelques années en France aussi bien que dans les écoles nées du Kensington Museum, dans celles d'Allemagne et d'Autriche, dans les écoles techniques d'Italie, dans celles de Boston, c'est qu'on n'y a plus pour but la copie, l'éternelle et passive copie de l'estampe, on y fait l'éducation de l'oeil : on y apprend à dessiner juste, c'est-à-dire à voir juste, on y met l'élève en face de la nature, et l'on veut qu'il s'en empare.

Un dernier fait, qui n'est pas le moins significatif. Nulle part l'activité de l'enfant ne doit être plus respectée que là où elle est le plus frôle, dans le premier âge : aussi est-ce pour cette période antérieure à l'école primaire que nous trouvons la méthode particulière qui a su faire la part la plus large, lu plus heureuse, non seulement au besoin de mouvement, mais au besoin d'activité, à l'instinct créateur. C'est, comme l'a dit Michelet, le vrai coup de génie de Froebel d'avoir compris ce besoin du petit entant. Ses ingénieux procédés sont tous conçus dans cette pensée profondément philosophique : ils occupent l'enfant, ils lui donnent quelque chose à faire, puis à défaire, des constructions à inventer, à combiner, à transformer, des objets divers, les uns massifs et géométriques qu'il suffit de juxtaposer, les autres délicats et fragiles qu'il faut manier avec adresse, des ardoises dont le quadrillage régulier guide l'oeil et la main sans enchaîner l'imagination. Tout est actif, tout est libre dans cette école enfantine, tout met en mouvement sans les fatiguer les organes, les muscles, les facultés naissantes : c'est la mobilité continuelle du petit enfant doucement changée en une activité qui le charme autant qu'elle l'instruit.

Activité morale. — Si de l'éducation intellectuelle nous passons à l'éducation morale, le rôle de l'initiative individuelle n'y est pas moins marqué. Il n'y a pas plus de culture morale par la passivité qu'il n'y a de culture intellectuelle par la seule mémoire. Pour former la volonté, comme pour former l'intelligence, il faut avant tout l'exercer. La dresser machinalement, ce n'est pas la développer.

Nous souscrivons donc aux doctrines des pédagogues modernes qui réclament pour l'enfant et pour adolescent la mesure de libre activité nécessaire à son développement moral. Nous dirions volontiers avec un des hommes les plus éminents qui se soient occupés de l'éducation aux Etats-Unis, M. Pickard : « Une volonté brisée est pour moi dans l'école le plus triste des spectacles ».

A cet égard, les enfants de la race anglo-saxonne ont sur les nôtres une supériorité qu'on ne peut méconnaître : ils savent se conduire seuls, ils en ont de tout temps l'habitude ; l'absence de maîtres, de surveillants, de contrôle, n'est pas pour eux, comme pour les nôtres, le signal de mille folies. Moins obéissants peut-être, moins dociles, moins aisément maniables que les nôtres, ils ont plus d'initiative et aussi plus de sagesse naturelle: ils règlent eux-mêmes leur activité, au lieu qu'en France c'est nous qui réglons celle de nos enfants.

Du reste, hâtons-nous de le reconnaître, là aussi la tendance générale de la pédagogie contemporaine est de réduire autant que possible la contrainte. Dans nombre d'écoles en France, comme à l'étranger, tout est fait pour habituer les élèves à se gouverner eux-mêmes ; on sait, par exemple, quels succès a obtenus le système de punitions et de récompenses purement morales appliqué à l'école Turgot ; on sait les efforts de l'école Monge pour laisser aux élèves le plus possible de liberté et, partant, de responsabilité personnelle. A un autre degré et pour une classe d'enfants moins privilégiés, des principes analogues, substituant le régime volontaire au régime de l'obéissance passive, ont donné d'admirables résultats dans quelques cours d'apprentis.

Il n'y a donc point de doute, quelque face de ce grand sujet que l'on considère : l'école est faite pour l'homme et non l'homme pour l'école. Du bas âge à l'adolescence, il faut que l'école développe au lieu de comprimer, dirige sans étouffer, corrige sans mutiler. L'activité consciente et raisonnable est l'apanage de l'homme : l'école doit faire l'éducation de cette faculté comme de toutes les autres ; il est vrai que c'est là la plus délicate partie de sa tâche, car il est plus difficile de former un être libre que de dresser un esclave, de le faire bien agir que de le faire obéir.

Mais ici la difficulté de l'oeuvre est en raison de son importance. Si l'éducation moderne ne faisait pas autant pour la volonté que pour l'intelligence, elle n'atteindrait pas le but qu'on lui a, d'un mot, si bien indiqué : « Faire des hommes ».