À l'heure où le marché du travail subit des transformations majeures dont l'une des conséquences est l'augmentation alarmante du nombre d'adultes menacés d'exclusion professionnelle et sociale, la préoccupation pour la réussite est au centre de la majorité des débats en éducation. Sous les pressions de la compétition omniprésente, les représentations de la compétence et de la réussite se sont modifiées de façon significative. Tant les milieux professionnels que les institutions d'éducation et de formation se proclament de l'objectif d'excellence et les critères d'évaluation des actions, des savoirs et des orientations sont révisés au rythme des progrès technologiques et de la complexification des communications.
  Ces conditions ne sont pas sans entraîner des déséquilibres -déqualification rapide atteignant de plus en plus de gens, accentuation des écarts entre les plus performants et ceux qui le sont moins- et de nouvelles formes, souvent subtiles de discrimination et d'exclusion.
  Les fluctuations du marché du travail qui entraînent des réorientations professionnelles de plus en plus fréquentes, les révisions à la hausse des critères de compétence et l'obsolescence rapide des savoirs qui exigent des recyclages réguliers et rapprochés, tracent les lignes de force d'un contexte propice à l'émergence de multiples et nouvelles formes de difficulté d'apprentissage et d'adaptation pour l'adulte. Désormais, la capacité d'apprendre, mais surtout d'apprendre vite et de façon autonome, constitue une condition essentielle d'une intégration sociale et professionnelle réussie.
  Ces facteurs sociaux placent les adultes ayant des difficultés d'apprentissage en position de grande vulnérabilité, exacerbent leurs déficits et leurs points faibles, les condamnant trop souvent à la dépendance économique et à l'exclusion. Les stratégies compensatoires, grâce auxquelles certains d'entre eux avaient pu intégrer le marché du travail et y être, ne sont plus suffisantes pour les y maintenir ; chômage, sous-emploi, instabilité, désaffiliation progressive envers la communauté constituent un scénario typique pour cette population adulte. Les conséquences de cette situation ne sont pas uniquement économiques, elles constituent une réelle perte humaine pour la société.
  C'est ainsi que la clientèle des programmes d'éducation et de formation des adultes change de visage. On note par exemple un nombre de plus en plus important de jeunes adultes en réinsertion aux études après un abandon souvent dû à des troubles d'apprentissage et d'adaptation, identifiés ou non au cours de leur trajectoire scolaire. On note également un écart parfois important dans les âges, dans les connaissances de base, les niveaux d'expérience professionnelle, les trajectoires de vie, les habitudes et les conditions d'études de même que dans les buts et la motivation des adultes pour leur formation. Le défi pour l'enseignant et le formateur est d'abord d'apprivoiser puis de composer avec cette nouvelle diversité dans les caractéristiques et les besoins de la clientèle adulte ainsi que la variation dans la nature et le degré des difficultés d'apprentissage que peuvent présenter les adultes. Ce défi se définit également à partir des conditions actuelles de leur pratique, notamment une absence d'orientation claire et d'engagement des systèmes d'éducation et de formation envers cette clientèle.
  Le cloisonnement des pratiques éducatives destinées aux enfants et aux adolescents et des pratiques de formation destinées aux adultes ainsi qu'un cloisonnement équivalent dans la recherche sont pour une bonne part responsables de cette absence d'engagement ; en effet, elles n'ont pas favorisé le développement d'une définition et d'une description compréhensives du problème posé par les difficultés d'apprentissage de l'adulte. La méconnaissance de ce problème entraîne, dans les milieux de la formation comme dans les milieux de travail, une confusion entre les différents types de difficulté d'apprentissage - difficultés circonstancielles, troubles d'apprentissage, difficultés reliées à un problème de motivation ou de mésadaptation sociale par exemple- une sur responsabilisation de l'individu et une absence de développement d'approches et d'outils pour l'intervention éducative adaptée.
  C'est également en termes de perspectives que se pose le défi pour l'enseignant ou le formateur : une perspective systémique pour développer une vision d'ensemble interactive non seulement dans la définition de la problématique mais également pour l'orientation et l'élaboration de l'intervention, et une perspective andragogique visant à associer l'adulte aux diverses étapes des processus diagnostique et éducatif.
  L'urgence de développer une approche pluridisciplinaire dans la recherche et la pratique éducative pour les clientèles adultes présentant des difficultés d'apprentissage est largement reconnue. Cependant, bien que l'enseignant ou le formateur sache que sa contribution est essentielle, devant la pénurie de modèles d'intervention et d'outils, il peut se sentir démuni pour travailler dans une équipe pluridisciplinaire. Les définitions et les critères de classification utilisés par les institutions posent des problèmes d'opérationnalisation et ne sont guère utiles pour orienter et planifier l'intervention des divers professionnels concernés. De plus, les outils actuels, axés davantage sur la description des déficits de l'individu, ne tiennent pas compte des représentations de l'adulte, de ses ressources et de l'impact du problème d'apprentissage sur le concept de soi et le rapport au savoir qu'il a développé, ni de la contribution de facteurs environnementaux dans l'évolution du problème.
  Dans le but de développer un outil de contextualisation utile pour l'enseignant dans une équipe pluridisciplinaire, nous avons jeté les bases d'un modèle multidimensionnel d'évaluation en nous appuyant sur les données tirées d'entretiens effectués avec une trentaine d'adultes en difficulté d'apprentissage (20-45 ans) de retour aux études. Ce modèle intègre les composantes sociale, affective, cognitive, psychologique et développementale du problème et fait appel à la contribution de diverses disciplines (éducation, orthophonie, neuropsychologie, psychologie, travail social). Cette approche présente également un avantage non négligeable, celui d'associer l'adulte en tant que partenaire d'une démarche d'évaluation compréhensive qui prend appui sur son expérience unique, ses ressources personnelles, ses forces et compétences, ses représentations et ses besoins.
  Le modèle se détaille en sept dimensions. La dimension "Terrain" couvre les aspects d'ordre médical et neurologique, la santé générale, le contexte familial et les conditions économiques du milieu de vie. Analysés dans une perspective développementale ces aspects permettent d'identifier des facteurs pouvant être une cause directe ou partielle de l'apparition ou du développement des difficultés d'apprentissage. La dimension "Histoire scolaire" permet d'identifier comment se sont réalisés les apprentissages scolaires de l'individu et de relever les indices pouvant refléter la présence d'un problème d'apprentissage dans le parcours scolaire. À titre d'exemple, ces indices peuvent être d'avoir doublé une année, d'avoir reçu de l'aide pédagogique en dehors du contexte normal d'éducation ou d'avoir éprouvé des difficultés d'adaptation dans les périodes de transitions. La dimension " Manifestations" permet de décrire le type et la forme des difficultés d'apprentissage. Elle décrit les symptômes tels que rapportés par les individus de façon rétrospective ou par l'observation. Cette dimension couvre une longue liste de manifestations : trouble de l'attention, de compréhension ou d'orientation spatiale, difficulté dans une matière spécifique, problèmes de mémoire etc. La dimension "Représentation du problème" traduit la façon particulière dont l'adulte conçoit son problème d'apprentissage et l'impact qu'il a sur sa vie. Elle vise à préciser comment l'adulte contextualise son problème : l'attribution, la perception de son évolution et d'une interaction dynamique avec l'environnement, le degré de contrôle ressenti. La dimension "Adaptation", comme son nom l'indique, vise à identifier les moyens mis en œuvre par l'individu pour s'adapter à la situation et gérer le stress et les contraintes multiples qu'elle engendre. Globalement, ces moyens d'adaptation sont classés selon qu'ils permettent ou non un fonctionnement adéquat dans les situations d'apprentissage, dans la vie quotidienne ou l'intégration sociale et professionnelle. La dimension " Ressources personnelles" couvre des aspects principalement d'ordre psychologique qui reflètent les forces et faiblesses de l'individu. La qualité de l'estime de soi, le niveau d'acceptation du problème d'apprentissage et de ses conséquences, les facteurs motivationnels en regard de sa formation et de ses études de même que la qualité des habiletés sociales figurent au nombre des composantes de cette dimension. Enfin, la dimension "Perspectives personnelles" présente comment l'adulte conçoit son avenir, proche ou lointain, et les modalités d'intégration qu'il entrevoit, tenant compte de son problème d'apprentissage. Une vision plus ou moins réaliste du problème et de son évolution, par exemple, de même que la qualité de son engagement personnel dans une optique de changement et de contrôle de sa destinée sont couvertes par cette dimension.
  Ce modèle possède l'avantage de mener les intervenants à une compréhension - éventuellement une intervention- différentielle de l'adulte ayant des difficultés d'apprentissage. À titre d'exemple, un même problème d'épuisement ou de fatigabilité intellectuelle peut provenir d'une difficulté à concilier les études et diverses responsabilités familiales et sociales, de l'anxiété provoquée par le retour aux études ou encore de ressources personnelles fragiles sur le plan de la personnalité. Les cas de trouble de la mémoire sont un autre exemple que l'on rencontre fréquemment et qu'il faut différencier selon que le problème est relié à un traumatisme cérébral subi antérieurement, à l'anxiété ou encore à de mauvaises stratégies de travail. Ces exemples montrent que bien que les manifestations soient semblables pour plusieurs cas, l'intervention devra être différente et personnalisée pour rencontrer les besoins particuliers des personnes.
  Pour en arriver à opérationnaliser ce modèle, les pratiques actuelles doivent faire l'objet d'un questionnement. La contextualisation ne s'arrête pas à la description des éléments d'un contexte externe, de circonstances et de conjonctures d'époque comme théâtre où prendrait place le problème d'apprentissage ; elle implique également l'analyse des relations dynamiques entre les représentations personnelles et sociales et les actions de toutes les personnes impliquées.
  Un changement de perspective s'impose donc afin d'associer l'apprenant au processus diagnostique et de le considérer, à l'instar des professionnels, comme un partenaire qui émet des hypothèses, fournit sa vision des choses et vérifie ces hypothèses à travers les démarches d'investigation choisies. Il faut également compter sur une ouverture à l'aspect systémique et à l'action pluridisciplinaire de tous les acteurs et ce, à toutes les étapes, allant de l'identification du problème jusqu'à l'intervention, dans un processus évolutif de diagnostic-intervention.
  L'enseignant ou le formateur trouveront donc dans ce modèle un guide pour effectuer des entretiens exploratoires avec l'adulte en difficulté d'apprentissage. Préalables ou postérieurs aux autres types d'investigation utilisés par d'autres professionnels, ces entretiens en sont complémentaires et fournissent des données sans lesquelles la contextualisation du problème serait incomplète ou impossible. La démarche dans laquelle s'inscrivent ces entretiens permet en outre à l'enseignant ou au formateur d'ajouter d'autres perspectives à son évaluation pour orienter son intervention et de poser les bases d'une relation de réciprocité et de partenariat avec l'adulte en difficulté d'apprentissage.