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La transmission de l’art d’aider chez des praticiens de la médecine populaire comme occasion de s’interroger sur les rapports subtils qui peuvent s’établir entre formateurs et personnes en formation
J’ai abordé les médecines populaires d’une manière indirecte à travers mon travail de formateur à l’Ecole d’Etudes Sociales et Pédagogiques de Lausanne. Je développe depuis de nombreuses années un cours sur le pouvoir dans la relation d’aide. Il y est notamment question d’efficacité symbolique. La pratique de certains guérisseurs offre, dans cette perspective, une excellente occasion de repérer certains mécanismes à l’origine de la position de l’aidant, mais est aussi à l’origine du besoin de réparation acharné qui mobilise beaucoup d’intervenants de la relation d’aide. Je me suis mis à la recherche d’exemples contemporains de pratiques d’aide, fondées, en priorité, non sur le savoir scientifique de l’intervenant, mais plutôt sur l’autorité de ce dernier, autorité née d’une filiation initiatique et d’une consistance personnelle développée en lien avec un itinéraire de vie particulièrement marqué par la souffrance. Ce que j’appelle consistance personnelle se réfère à la capacité qu’ont certaines personnes de transformer leurs vécus douloureux en expérience, leur octroyant par là même un rayonnement, voire un statut particulier. Le concept de résilience popularisé par Boris Cyrulnik est de plus en plus utilisé pour qualifier les mécanismes à l’œuvre lorsqu’un individu tente de répondre à la question : “ Et maintenant, que vais-je faire de ma blessure ? ”.
“ Dans la réponse à cette question se tricote la résilience, elle n’est pas à rechercher seulement à l’intérieur de la personne, ni dans son entourage, mais entre les deux, parce qu’elle noue sans cesse un devenir intime avec le devenir social. ”
Je m’empresse de dire que je ne mets pas l’approche scientifique et technique en compétition avec cette approche par la “ consistance initiatique ”. J’affirme tout au plus qu’une formation à la relation d’aide doit s’appuyer autant sur la connaissance de soi et la capacité de tirer profit de sa propre expérience que sur les savoirs constitués dans la démarche scientifique.
Cette recherche d’exemples m’a permis de rencontrer de nombreuses personnes qui se sentent la “ vocation d’aider ” et qui ont une pratique sans être passées par les filières habituelles de formation. L’une de ces rencontres a donné lieu à deux films vidéos que j’ai pu réaliser avec un collègue. Le premier film retrace, sous forme de portrait, l’itinéraire d’un guérisseur jurassien, depuis sa maladie grave, en passant par sa guérison par un vieux guérisseur - qui devient son initiateur et maître -, jusqu’à sa pratique autonome de l’art du “ guérissage ”. Le deuxième film, celui dont il est question ici, porte sur la transmission de l’“ art d’aider ” dans les médecines populaires et met en évidence la passation de la compétence dans le cadre d’un lignage de trois générations de guérisseurs. Ces films mettent en évidence l’univers symbolique auquel les protagonistes se réfèrent.
Les guérisseurs en question procèdent par diagnostic intuitif (voyance kinesthésique) puis interviennent par un ensemble d’actes rituels et techniques : imposition de main, manipulation de rebouteux, massage, ou tout simplement présence silencieuse autour de l’application du “ secret ” et rarement usage de racines et de plantes. La manière dont le cadre est posé et le climat affectif généré par ces guérisseurs mobilisent la foi du patient en ses possibilités de guérison. Une relation d’une étrange intensité, non dénuée de rapports de force, se développe la plupart du temps entre ces guérisseurs et leurs patients au point que, même pour le sceptique, une séance reste un moment fort. En cela, ces faiseurs de secret jurassiens sont assez typiquement des guérisseurs traditionnels des campagnes reliés à une tradition religieuse. Le fait de mobiliser la foi a toujours été “ la clef de voûte ” de tous les rituels de guérison dans les religions primitives. La création d’un cadre inducteur très contraignant est une autre de ces caractéristiques.
Je me réfère donc à une mentalité et à un contexte où la survivance des médecines populaires garde une certaine vigueur, et cela en fonction d’une imprégnation culturelle et historique marquée par les quelques caractéristiques suivantes :
Une conception du monde et une relation au réel selon lesquelles les phénomènes naturels et surnaturels peuvent être perçus sur un même plan (on y postule l’existence d’une dimension animée qui dépasse l’homme).
Une conception qui relativise ce qui est objectivement conçu par la science et donne une place importante à la subjectivité.
Une conception dans laquelle les forces du bien et du mal s’affrontent constamment, le guérisseur étant autorisé - du fait de son “ don ” et de sa filiation initiatique - à s’interposer lorsqu’on le lui demande.
Pour comprendre la relation de “ guérissage ”, je crois bon de porter une attention particulière au rôle de la rumeur. La rumeur crée une préadhésion du client à l’univers du guérisseur et contribue à créer une confiance a priori dans les chances d’un changement. La rumeur induit le patient à établir avec le guérisseur une relation d’une telle intensité que tout peut basculer.
La rumeur colporte aussi la certitude que le changement est possible, le guérisseur lui-même ayant été guéri avant de devenir l’héritier du “ don ” dans un lignage qui remonte à la nuit des temps.
Dans mon enfance, j’ai souvent entendu les vieux du village relater le mythe fondateur de certaines lignées de guérisseurs, et cela dans toutes sortes de versions. Voici la plus courante :
“ Un jour, un ancêtre trouve dans son champ des morceaux de bois éparpillés. Il cherche à savoir de quoi il s’agit. En assemblant les morceaux, il se rend compte qu’ils composaient une croix. Il se met alors à la reconstituer. Lorsque l’ouvrage est terminé, il s’émerveille devant ce calvaire à nouveau érigé. Une voix alors se fait entendre : ‘Désormais, puisque tu as su prendre la peine de remettre les choses en place, tu vas pouvoir reconstituer en toute chose l’unité qui aura été détruite. Toi, tu le pourras et ton lignage à venir’ ”.
On retrouve ici, en couleurs locales, le vieux fond mythologique faisant allusion à la rénovation de l’unité perdue. On retrouve ce thème en tout temps et dans toutes les sociétés humaines. Le mythe égyptien de la reconstitution d’Osiris par Isis en est un bon exemple. Le mythe fonde une filiation et constitue une légitimité qui va alors de soi pour les acteurs concernés. La croix - dans son sens le plus originel de point de jonction entre verticalité et horizontalité - constitue le cœur même de l’univers symbolique auquel se réfèrent les guérisseurs du lignage étudié. Toutes les souffrances et défectuosités apportées par les patients sont envisagées sous l’angle de ce qu’ils appellent le “ dé-croix ”. Le “ dé-croix ”, pour eux, sert à nommer “ ce-qui-n’est-plus-dans-la-croix ”, c’est-à-dire dans le processus qui consiste à tenir la tension entre verticalité et horizontalité. Ils envisagent dès lors leurs patients comme devant se mettre dans une démarche analogue à celle du pèlerinage où le pèlerin se met en route en espérant une transformation et si possible une libération, mais en portant sa croix. Les gestes des guérisseurs consistent à “ rétablir ” la croix. Le récit mythologique, évoqué plus haut et portant sur la genèse du don, nous fait aussi voir le problème de l’accès au “ guérissage ” sous l’angle du changement d’identité qu’est amené à vivre celui qui accepte de devenir guérisseur, changement d’identité qui va l’aider à se sentir légitimé dans sa nouvelle position et à s’assurer une filiation symbolique à laquelle il va toujours se référer.
L’identité c’est en quoi et par quoi un être se reconnaît, s’accomplit et demande à être reconnu. Un changement d’identité constitue un bouleversement complet qu’on symbolise souvent par le thème de la mort et de la renaissance dans les rites d’initiation.
Le guérisseur jurassien dont l’expérience est relatée dans le film cité a vécu douloureusement ce changement d’identité, ce passage de l’état d’être un homme comme tout le monde, agriculteur parmi les autres agriculteurs, à l’état de guérisseur. Il a vu mourir son ancien univers symbolique avant de naître dans sa nouvelle position.
Je risquerais dès lors cette affirmation qui concerne le changement d’identité : “ Je change lorsque j’adhère viscéralement à un nouvel univers symbolique ”.
L’univers symbolique de quelqu’un est fait de sa vision du monde et des règles dont il se sert pour interpréter son expérience. Or, souvent, ces prémisses sont profondément enfouies dans son esprit et semblent être cachées par ce qu’on appelle l’habitus et qui est fait de notre aptitude à nous orienter spontanément dans l’espace social et à réagir de façon plus ou moins adaptée aux événements et aux situations, c’est-à-dire par conditionnement, sans qu’il y ait le concours de la pensée réfléchie et explicite. Cet habitus peut être bousculé si un individu réalise ou subit un changement de son univers symbolique. Il s’apercevra alors que les effets de ce changement de conception se ramifient dans l’ensemble de son univers jusque dans ses gestes quotidiens.
Dans le film vidéo proposé, il est frappant de remarquer que la transmission du don est d’abord une histoire de “ coup de filiation ”. J’appelle “ coup de filiation ” la proximité de pensée et de valeurs que l’on peut se surprendre à avoir avec une personne que l’on constitue comme maître pour soi. Cet événement prend un caractère viscéral et produit une densité émotionnelle tout à fait particulière. Dans l’approche jungienne on parlera alors de l’activation de l’archétype maître-disciple. Ce concept me paraît fécond pour poursuivre la recherche entreprise visant à explorer les sources de la relation d’aide.
Bibliographie
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CHALVERAT C. (1999), Le mythe du guérisseur-blessé comme fondement archétypique de la relation d’aide. In Pyché et Société, La vouivre, Cahiers de psychologie analytique, Vol 9. Genève : éditions Georg.
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- (1988), Les pratiques de changement. In Les théories de changement à l’œuvre dans le travail social. Genève : éditions IES.
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- (1971), Les racines de la conscience. Paris : éditions Buchet-Chastel.
- (1964), Dialectique du Moi et de l’Inconscient. Paris : éditions Gallimard.
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