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Préambule : lécriture musicale a pour objet de
fournir un outil grammatical permettant non seulement la compréhension
et lanalyse des uvres, mais spécifiquement une
réécriture de fragments duvre sous une forme
dont lélaboration relève de la problématique
que nous souhaitons envisager ici. Au-delà de lécriture
musicale elle-même, il semble judicieux de laisser toujours
ouverte la question des démarches et des référentiels
associés aux enseignements artistiques et dy porter autant
que faire se peut un regard transversal.
Dans sa forme la plus traditionnelle, lécriture se propose
dériger en langage musical une construction basée
sur la complexification verticale des accords. Même sous cette
forme rigide où les lignes mélodiques sont appauvries
par la contrainte, interviennent des règles de gestion contrapuntiques
dont certaines se surajoutent parfois artificiellement, créant
un carcan daspect faussement grammatical : nous disons faussement
car ne conduisant quà des formules stéréotypées
sans réel rapport avec le langage musical historiquement pratiqué.
Quelques analogies permettraient peut-être une meilleure appréhension
de ce curieux objet qui a vécu absolument intact jusque dans
les années 1970.
Imagine-t-on un roman ne contenant quune trame, un discours
sans propositions ni compléments circonstanciels, une architecture
sans aucun élément décoratif ? Cest pourtant
ce à quoi conduit une écriture dépouillée
de toutes notes mélodiques. Une telle orientation est de plus
déconnectée de toute référence musicale
historique :
1 - Les pratiques musicales de la Renaissance incluent de nombreuses
notes mélodiques (notes de passage, broderies, notes cambiata).
2 - Les récitatifs des premiers opéras, de tous les
oratorios, font appel aux appoggiatures pour souligner les tensions
du texte.
3 - Plus généralement, les techniques vocales du XVIIe
siècle utilisent de très nombreuses notes étrangères
expressives ou " décoratives " (diminution).
Ainsi, reléguer aux calendes l'étude des notes étrangères
n'a jamais eu beaucoup de sens. Ce rejet était d'ailleurs tout
à fait antinomique avec la pratique du contrepoint d'école
qui ne se faisait pas seulement note contre note en multipliant le
nombre des voix, mais dans un premier temps essentiellement linéairement,
en complexifiant l'écriture d'une voix tandis qu'une autre,
le cantus firmus, restait invariable.
À l'opposé de ces pratiques fictives, nous avons essayé
de construire une méthode d'apprentissage de l'écriture
se référant uniquement aux compositeurs que notre civilisation
a retenus, à l'exclusion de toute référence intermédiaire,
cest-à-dire de tout traité d'harmonie ou de contrepoint.
Autrement dit, nous avons choisi de reformuler toutes les règles
de la grammaire en sélectionnant des rédactions ne contrariant
pas nos compositeurs de référence : ainsi, évitons-nous
de rentrer dans un processus qui conduirait à déconnecter
la grammaire des uvres auxquelles elle est censée se
référer. Comment vivre l'enseignement d'une grammaire
qui conduit à recourir en permanence à l'exception,
à voir toutes les uvres comme autant de successions de
cas isolés ? Doit-on défendre encore l'idée que
l'écriture puisse être différente dans la classe
et dans le texte ?
Au contraire, nous avons pensé qu'il devait y avoir une rigoureuse
identité de fonctionnement entre la grammaire et les uvres
: la notion d'homomorphisme est peut-être la plus à même
de décrire la position respective de la grammaire et de son
référent. Les règles génératrices
et relationnelles distinguées comme véhiculaires des
processus compositionnels doivent toutes appartenir au champ grammatical
et toute relation établie entre les objets sonores au sein
de la grammaire formalisée doit être valide au sein de
la composition réelle. Mais, cette idée d'homomorphisme
doit être ici manipulée avec précaution : quoiqu'elle
fût des plus séduisante, elle ne saurait s'appliquer
en toute rigueur dans le cadre d'une discipline artistique. Il est
indispensable dadjoindre une idée statistique à
tous les énoncés grammaticaux pour respecter le caractère
spécifique dune discipline liée à la création
artistique.
Les relations hiérarchiques de la musique tonale au sens où
la définit Célestin Deliège doivent impérativement
apparaître dans une grammaire tonale. Lapprentissage du
contrepoint ne peut faire léconomie de références
musicales précises qui confèreront selon les cas à
lécriture une orientation modale dans un système
de pensée tourné vers la gestion des consonances ou
une orientation tonale avec une forte prééminence des
relations entre fondamentales (privilège du cycle des quintes).
L'idée d'une intersection des pratiques est très attirante,
mais difficile à manipuler. Le fait de nommer une démarche,
de la repérer clairement à travers l'ensemble des opérations
de sélection (de tri) mis à notre disposition par la
logique pure ne suffit pas à en assurer la légitimité
du point de vue épistémologique ni la validité
du point de vue artistique. Un exemple exagérément simpliste
nous permettra d'illustrer clairement ce point.
L'intersection de toutes les pratiques de la polyphonie occidentale
doit conduire à un ensemble grammatical à peu près
vide : aucune phrase musicale n'est susceptible d'être admise
transversalement dans tous les langages occidentaux. Les quintes consécutives
d'un motet médiéval sont incorrectes pour un polyphoniste
de la Renaissance, les recherches expressives d'un Caccini impensables
chez Haendel, les schémas élisabéthains incompréhensibles
chez Bach, les couleurs du dernier Scriabine insondables chez le premier,
les harmonies debussystes inenvisageables chez les romantiques allemands,
et pour aller au bout de la parodie, les dissonances de l'école
de Vienne inouïes à proprement parler et inaudibles dans
tout autre contexte. Quel enchaînement de deux entités
polyphoniques trouverait donc grâce aux yeux de l'ensemble des
grammaires de la douzaine de pôles évoqués ?
On est donc en présence d'une situation d'aspect tout à
fait paradoxal :
1 - Des générations de musiciens ont été
formées (avec succès semble-t-il) à l'aune d'une
grammaire fictive.
2 - L'intersection des pratiques compositionnelles paraît extrêmement
difficile à manipuler en toute rigueur.
3 - La référence exclusive à un compositeur ne
semble pas devoir fournir non plus une solution satisfaisante puisque
masquant toute perspective transversale et conférant par hypothèse
à l'élève une seule " manière ",
au sens noble du terme.
La réponse à la seule question qui vaille " Que
choisir ? " ne peut s'envisager que dans l'optique d'une prise
en compte de la fonction intime que nous souhaitons assigner à
l'écriture :
1 - Développer l'oreille intérieure, c'est-à-dire
la capacité à imaginer une musique polyphonique dans
le silence et sans le secours d'un instrument guide.
2 - Offrir systématiquement des possibilités de réécriture
de l'ensemble des situations validées culturellement.
Développer l'oreille intérieure en se référant
à des situations réelles de la composition implique
la prise en compte des systèmes de hauteur et des timbres :
autrement dit, tempérament et instrumentarium ne sont pas indifférents
dans les énoncés musicaux, ce qui bien entendu interfère
avec la grammaire.
Offrir des possibilités de réécriture engage
par définition à s'appuyer sur des textes musicaux authentiques,
à l'exclusion d'objets hybrides artificiellement conçus
à cette fin. Ainsi naît l'idée de TRAJECTOIRES
dans la didactique de l'écriture.
Méthodologie : on tente donc d'abord de mettre en évidence
une problématique relative à une donnée grammaticale
précise. On se plonge ensuite systématiquement dans
les uvres dun ou plusieurs compositeurs voisins sinon
contemporains servant de référence et chez le(s)quel(s)
le traitement de la difficulté est caractéristique.
Puis, on explore transversalement et sans solution de continuité
les éléments pertinents du répertoire.
La question du point d'ancrage initial est très délicate
: deux attitudes soffrent au concepteur des trajectoires. La
première, peut-être la plus prudente, consiste à
commencer chaque nouvelle strate d'exploration par le langage tonal
classique. Un compositeur tel que Joseph Haydn doit par exemple permettre
de fixer toutes les références grammaticales du langage
tonal, et une démarche bâtie sur une stratification /
oscillation entre Haydn et Bach ne présente pas d'inconvénient
majeur, si lon ose dire en toute humilité, après
avoir cité ces deux phares de lhistoire de la musique.

Un cheminement plus ambitieux consiste à se positionner d'emblée
dans un espace dont la caractéristique est de traiter avec
acuité le point étudié, quitte à s'éloigner
du centrage tonal commun. Par exemple, l'étude des notes de
passage peut se faire au regard de la musique de Palestrina, mais
cela implique bien entendu que l'on ait mis en place les structures
modales et les aspects fondamentaux relatifs à la consonance
dans cette musique. Chez Palestrina, la position des notes de passage
nest pas indifférente du tactus, labaissement de
la main (positio) étant généralement consonant,
alors que dans la musique tonale, cette particularité disparaît,
à tel point que chez Bach et ses contemporains, la technique
de la note de passage sur le temps (négation de la consonance
!) devient un trait intégrant du langage. On peut aussi plus
prosaïquement commencer par écrire des diminutions, et,
dans ce cas, pourquoi ne pas se référer de suite au
Trattado de glosas de Diego Ortiz ?

De même, létude initiale des appoggiatures peut
se faire dans le cadre relativement statique de lécriture
de récitatifs du début du XVIIe siècle, avant
que deffectuer un recentrage progressif toujours par le
biais de récitatifs vers la musique tonale à proprement
parler. On découvre ainsi, en suivant cette trajectoire inhabituelle,
que létude du style italien de Bach, traditionnellement
passée sous silence ou presque dans les progressions "
standard ", permet aussi bien que le style classique une approche
des appoggiatures tonales.
Cette démarche possède de nombreux avantages :
1 - Elle permet évidemment de connecter immédiatement
lécriture et sa source, ce qui donne à la discipline
une force et une vitalité sans égal
2 - Elle sadapte aux présentations traditionnelles de
lexercice décriture (basse donnée, chant
donné, cantus firmus) comme aux formulations basées
sur la créativité (pas délément
linéaire donné in extenso mais fragment(s) thématique(s)
et moteur de développement associé à la forme)
;
3 - Elle offre sous cette forme un double caractère de discipline
sensible et de discipline dérudition qui permet de relier
luvre qui nous apparaît à sa genèse
et aux conditions concomitantes ;
4 - Elle conduit enfin à différencier les parcours offerts
aux élèves en fonction de leurs propres centres dintérêt
: rien ninterdit (tout au contraire) de développer les
aptitudes à lécriture dun type de langage
ou dune forme de rédaction avant que de les inciter à
repartir dans un cheminement transversal.
Lécriture doit sortir de son ghetto disciplinaire lié
à une pratique aussi artificielle quarbitrairement élitiste
: elle constitue au contraire sous la forme vivante que nous souhaitons
donner à son enseignement un moyen de développement
de lappréhension des mécanismes intimes de la
musique aussi bien que du développement de la sensibilité.
Dans cette optique, elle ne doit pas se cantonner au langage tonal,
et, dans les situations pédagogiques respectives ad hoc, il
ny a aucune raison de ne pas valoriser également la réécriture
dun ensemble de diminutions, la composition dune petite
valse à quatre mains, la réalisation dune chanson,
voire dun rap
Ce dernier exemple nest ni une provocation
ni une utopie : apprendre à un futur professeur un des modes
dexpression de ses contemporains (qui s'apparente à une
psalmodie profane) ne peut que le conduire à lui-même
orienter ses propres élèves vers lappropriation
de ce moyen de communication. Lécriture doit être
vivante.

Voilà bien le maître mot de lenseignement artistique
qui resurgit au détour de notre démonstration : lécriture
nest pas seulement une discipline dérudition mais
un extraordinaire moyen dappropriation du langage musical.
Gérard BOUGERET, maître de conférences
à l'Université de Tours
Quelques références bibliographiques :
Bougeret, Gérard, Leçons décriture daprès
la pratique des compositeurs, Gérard Billaudot Editeur, Paris,
1995 (Volume 1), 1996 (Volume 2), 1998 (Volume 3).
Deliège, Célestin, Les fondements de la musique tonale,
Editions Lattès 1984, Paris.
Fux, Johann Joseph, Gradus ad Parnassum, Vienne, 1725, édition
en fac-similé par Alfred Mann, Bärenreiter, New-York,
1967. Edition en fac-similé de la traduction française
de Pierre Denis (1773) par Monique Rollin, CNRS Editions, Paris, 1997
Ortiz, Diego, Trattado de glosas, Rome, 1553 ; édition moderne
avec appareil critique : Bärenreiter Verlag, Kassel, 1936.
Vergnaud, Gérard, Morphismes fondamentaux dans les processus
de conceptualisation, in Les sciences cognitives en débat,
CNRS Editions, Paris, 1991.
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