Biennale 5
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Trajectoires pour l'écriture

Auteur(s) : BOUGERET Gérard

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bull2.gif (117 octets)  Préambule : l’écriture musicale a pour objet de fournir un outil grammatical permettant non seulement la compréhension et l’analyse des œuvres, mais spécifiquement une réécriture de fragments d’œuvre sous une forme dont l’élaboration relève de la problématique que nous souhaitons envisager ici. Au-delà de l’écriture musicale elle-même, il semble judicieux de laisser toujours ouverte la question des démarches et des référentiels associés aux enseignements artistiques et d’y porter autant que faire se peut un regard transversal.

bull2.gif (117 octets) Dans sa forme la plus traditionnelle, l’écriture se propose d’ériger en langage musical une construction basée sur la complexification verticale des accords. Même sous cette forme rigide où les lignes mélodiques sont appauvries par la contrainte, interviennent des règles de gestion contrapuntiques dont certaines se surajoutent parfois artificiellement, créant un carcan d’aspect faussement grammatical : nous disons faussement car ne conduisant qu’à des formules stéréotypées sans réel rapport avec le langage musical historiquement pratiqué. Quelques analogies permettraient peut-être une meilleure appréhension de ce curieux objet qui a vécu absolument intact jusque dans les années 1970.

bull2.gif (117 octets) Imagine-t-on un roman ne contenant qu’une trame, un discours sans propositions ni compléments circonstanciels, une architecture sans aucun élément décoratif ? C’est pourtant ce à quoi conduit une écriture dépouillée de toutes notes mélodiques. Une telle orientation est de plus déconnectée de toute référence musicale historique :
bull2.gif (117 octets) 1 - Les pratiques musicales de la Renaissance incluent de nombreuses notes mélodiques (notes de passage, broderies, notes cambiata).
bull2.gif (117 octets) 2 - Les récitatifs des premiers opéras, de tous les oratorios, font appel aux appoggiatures pour souligner les tensions du texte.
bull2.gif (117 octets) 3 - Plus généralement, les techniques vocales du XVIIe siècle utilisent de très nombreuses notes étrangères expressives ou " décoratives " (diminution).

bull2.gif (117 octets) Ainsi, reléguer aux calendes l'étude des notes étrangères n'a jamais eu beaucoup de sens. Ce rejet était d'ailleurs tout à fait antinomique avec la pratique du contrepoint d'école qui ne se faisait pas seulement note contre note en multipliant le nombre des voix, mais dans un premier temps essentiellement linéairement, en complexifiant l'écriture d'une voix tandis qu'une autre, le cantus firmus, restait invariable.
bull2.gif (117 octets) À l'opposé de ces pratiques fictives, nous avons essayé de construire une méthode d'apprentissage de l'écriture se référant uniquement aux compositeurs que notre civilisation a retenus, à l'exclusion de toute référence intermédiaire, c’est-à-dire de tout traité d'harmonie ou de contrepoint. Autrement dit, nous avons choisi de reformuler toutes les règles de la grammaire en sélectionnant des rédactions ne contrariant pas nos compositeurs de référence : ainsi, évitons-nous de rentrer dans un processus qui conduirait à déconnecter la grammaire des œuvres auxquelles elle est censée se référer. Comment vivre l'enseignement d'une grammaire qui conduit à recourir en permanence à l'exception, à voir toutes les œuvres comme autant de successions de cas isolés ? Doit-on défendre encore l'idée que l'écriture puisse être différente dans la classe et dans le texte ?
bull2.gif (117 octets) Au contraire, nous avons pensé qu'il devait y avoir une rigoureuse identité de fonctionnement entre la grammaire et les œuvres : la notion d'homomorphisme est peut-être la plus à même de décrire la position respective de la grammaire et de son référent. Les règles génératrices et relationnelles distinguées comme véhiculaires des processus compositionnels doivent toutes appartenir au champ grammatical et toute relation établie entre les objets sonores au sein de la grammaire formalisée doit être valide au sein de la composition réelle. Mais, cette idée d'homomorphisme doit être ici manipulée avec précaution : quoiqu'elle fût des plus séduisante, elle ne saurait s'appliquer en toute rigueur dans le cadre d'une discipline artistique. Il est indispensable d’adjoindre une idée statistique à tous les énoncés grammaticaux pour respecter le caractère spécifique d’une discipline liée à la création artistique.
bull2.gif (117 octets) Les relations hiérarchiques de la musique tonale au sens où la définit Célestin Deliège doivent impérativement apparaître dans une grammaire tonale. L’apprentissage du contrepoint ne peut faire l’économie de références musicales précises qui confèreront selon les cas à l’écriture une orientation modale dans un système de pensée tourné vers la gestion des consonances ou une orientation tonale avec une forte prééminence des relations entre fondamentales (privilège du cycle des quintes).
bull2.gif (117 octets) L'idée d'une intersection des pratiques est très attirante, mais difficile à manipuler. Le fait de nommer une démarche, de la repérer clairement à travers l'ensemble des opérations de sélection (de tri) mis à notre disposition par la logique pure ne suffit pas à en assurer la légitimité du point de vue épistémologique ni la validité du point de vue artistique. Un exemple exagérément simpliste nous permettra d'illustrer clairement ce point.
bull2.gif (117 octets) L'intersection de toutes les pratiques de la polyphonie occidentale doit conduire à un ensemble grammatical à peu près vide : aucune phrase musicale n'est susceptible d'être admise transversalement dans tous les langages occidentaux. Les quintes consécutives d'un motet médiéval sont incorrectes pour un polyphoniste de la Renaissance, les recherches expressives d'un Caccini impensables chez Haendel, les schémas élisabéthains incompréhensibles chez Bach, les couleurs du dernier Scriabine insondables chez le premier, les harmonies debussystes inenvisageables chez les romantiques allemands, et pour aller au bout de la parodie, les dissonances de l'école de Vienne inouïes à proprement parler et inaudibles dans tout autre contexte. Quel enchaînement de deux entités polyphoniques trouverait donc grâce aux yeux de l'ensemble des grammaires de la douzaine de pôles évoqués ?

bull2.gif (117 octets) On est donc en présence d'une situation d'aspect tout à fait paradoxal :
bull2.gif (117 octets) 1 - Des générations de musiciens ont été formées (avec succès semble-t-il) à l'aune d'une grammaire fictive.
bull2.gif (117 octets) 2 - L'intersection des pratiques compositionnelles paraît extrêmement difficile à manipuler en toute rigueur.
bull2.gif (117 octets) 3 - La référence exclusive à un compositeur ne semble pas devoir fournir non plus une solution satisfaisante puisque masquant toute perspective transversale et conférant par hypothèse à l'élève une seule " manière ", au sens noble du terme.

bull2.gif (117 octets) La réponse à la seule question qui vaille " Que choisir ? " ne peut s'envisager que dans l'optique d'une prise en compte de la fonction intime que nous souhaitons assigner à l'écriture :
bull2.gif (117 octets) 1 - Développer l'oreille intérieure, c'est-à-dire la capacité à imaginer une musique polyphonique dans le silence et sans le secours d'un instrument guide.
bull2.gif (117 octets) 2 - Offrir systématiquement des possibilités de réécriture de l'ensemble des situations validées culturellement.

bull2.gif (117 octets) Développer l'oreille intérieure en se référant à des situations réelles de la composition implique la prise en compte des systèmes de hauteur et des timbres : autrement dit, tempérament et instrumentarium ne sont pas indifférents dans les énoncés musicaux, ce qui bien entendu interfère avec la grammaire.
bull2.gif (117 octets) Offrir des possibilités de réécriture engage par définition à s'appuyer sur des textes musicaux authentiques, à l'exclusion d'objets hybrides artificiellement conçus à cette fin. Ainsi naît l'idée de TRAJECTOIRES dans la didactique de l'écriture.

bull2.gif (117 octets) Méthodologie : on tente donc d'abord de mettre en évidence une problématique relative à une donnée grammaticale précise. On se plonge ensuite systématiquement dans les œuvres d’un ou plusieurs compositeurs voisins sinon contemporains servant de référence et chez le(s)quel(s) le traitement de la difficulté est caractéristique. Puis, on explore transversalement et sans solution de continuité les éléments pertinents du répertoire.
bull2.gif (117 octets) La question du point d'ancrage initial est très délicate : deux attitudes s’offrent au concepteur des trajectoires. La première, peut-être la plus prudente, consiste à commencer chaque nouvelle strate d'exploration par le langage tonal classique. Un compositeur tel que Joseph Haydn doit par exemple permettre de fixer toutes les références grammaticales du langage tonal, et une démarche bâtie sur une stratification / oscillation entre Haydn et Bach ne présente pas d'inconvénient majeur, si l’on ose dire en toute humilité, après avoir cité ces deux phares de l’histoire de la musique.

bull2.gif (117 octets) Un cheminement plus ambitieux consiste à se positionner d'emblée dans un espace dont la caractéristique est de traiter avec acuité le point étudié, quitte à s'éloigner du centrage tonal commun. Par exemple, l'étude des notes de passage peut se faire au regard de la musique de Palestrina, mais cela implique bien entendu que l'on ait mis en place les structures modales et les aspects fondamentaux relatifs à la consonance dans cette musique. Chez Palestrina, la position des notes de passage n’est pas indifférente du tactus, l’abaissement de la main (positio) étant généralement consonant, alors que dans la musique tonale, cette particularité disparaît, à tel point que chez Bach et ses contemporains, la technique de la note de passage sur le temps (négation de la consonance !) devient un trait intégrant du langage. On peut aussi plus prosaïquement commencer par écrire des diminutions, et, dans ce cas, pourquoi ne pas se référer de suite au Trattado de glosas de Diego Ortiz ?

bull2.gif (117 octets) De même, l’étude initiale des appoggiatures peut se faire dans le cadre relativement statique de l’écriture de récitatifs du début du XVIIe siècle, avant que d’effectuer un recentrage progressif ­ toujours par le biais de récitatifs ­ vers la musique tonale à proprement parler. On découvre ainsi, en suivant cette trajectoire inhabituelle, que l’étude du style italien de Bach, traditionnellement passée sous silence ou presque dans les progressions " standard ", permet aussi bien que le style classique une approche des appoggiatures tonales.

bull2.gif (117 octets) Cette démarche possède de nombreux avantages :
bull2.gif (117 octets) 1 - Elle permet évidemment de connecter immédiatement l’écriture et sa source, ce qui donne à la discipline une force et une vitalité sans égal
bull2.gif (117 octets) 2 - Elle s’adapte aux présentations traditionnelles de l’exercice d’écriture (basse donnée, chant donné, cantus firmus) comme aux formulations basées sur la créativité (pas d’élément linéaire donné in extenso mais fragment(s) thématique(s) et moteur de développement associé à la forme) ;
bull2.gif (117 octets) 3 - Elle offre sous cette forme un double caractère de discipline sensible et de discipline d’érudition qui permet de relier l’œuvre qui nous apparaît à sa genèse et aux conditions concomitantes ;
bull2.gif (117 octets) 4 - Elle conduit enfin à différencier les parcours offerts aux élèves en fonction de leurs propres centres d’intérêt : rien n’interdit (tout au contraire) de développer les aptitudes à l’écriture d’un type de langage ou d’une forme de rédaction avant que de les inciter à repartir dans un cheminement transversal.

bull2.gif (117 octets) L’écriture doit sortir de son ghetto disciplinaire lié à une pratique aussi artificielle qu’arbitrairement élitiste : elle constitue au contraire sous la forme vivante que nous souhaitons donner à son enseignement un moyen de développement de l’appréhension des mécanismes intimes de la musique aussi bien que du développement de la sensibilité. Dans cette optique, elle ne doit pas se cantonner au langage tonal, et, dans les situations pédagogiques respectives ad hoc, il n’y a aucune raison de ne pas valoriser également la réécriture d’un ensemble de diminutions, la composition d’une petite valse à quatre mains, la réalisation d’une chanson, voire d’un rap… Ce dernier exemple n’est ni une provocation ni une utopie : apprendre à un futur professeur un des modes d’expression de ses contemporains (qui s'apparente à une psalmodie profane) ne peut que le conduire à lui-même orienter ses propres élèves vers l’appropriation de ce moyen de communication. L’écriture doit être vivante.

bull2.gif (117 octets) Voilà bien le maître mot de l’enseignement artistique qui resurgit au détour de notre démonstration : l’écriture n’est pas seulement une discipline d’érudition mais un extraordinaire moyen d’appropriation du langage musical.

Gérard BOUGERET, maître de conférences à l'Université de Tours

bull2.gif (117 octets) Quelques références bibliographiques :
bull2.gif (117 octets) Bougeret, Gérard, Leçons d’écriture d’après la pratique des compositeurs, Gérard Billaudot Editeur, Paris, 1995 (Volume 1), 1996 (Volume 2), 1998 (Volume 3).
bull2.gif (117 octets) Deliège, Célestin, Les fondements de la musique tonale, Editions Lattès 1984, Paris.
bull2.gif (117 octets) Fux, Johann Joseph, Gradus ad Parnassum, Vienne, 1725, édition en fac-similé par Alfred Mann, Bärenreiter, New-York, 1967. Edition en fac-similé de la traduction française de Pierre Denis (1773) par Monique Rollin, CNRS Editions, Paris, 1997
bull2.gif (117 octets) Ortiz, Diego, Trattado de glosas, Rome, 1553 ; édition moderne avec appareil critique : Bärenreiter Verlag, Kassel, 1936.
bull2.gif (117 octets) Vergnaud, Gérard, Morphismes fondamentaux dans les processus de conceptualisation, in Les sciences cognitives en débat, CNRS Editions, Paris, 1991.