Biennale 5
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Tags, rites de passages : vers la proposition d’une “ trans-culture ”

Auteur(s) : BOUDINET Gilles

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bull2.gif (117 octets)   Cette communication se réfère à une recherche que nous menons actuellement sur le terrain des pratiques de “ tag ”. Les données présentées ici sont limitées à l’état actuel de ce travail, tant au niveau du recueil du corpus qu’à celui de l’analyse.
bull2.gif (117 octets)  Contexte de la recherche
bull2.gif (117 octets)  Tags, graffitis, fresques, traces, signatures, “ graf ”, multiples sont les décorations rupestres qui envahissent nos murs, et multiples en sont les genres. Seul le type “ tag ”, le plus majoritaire, est envisagé ici. Le “ tag ” correspond à la signature “ sauvage ” et illégale, à un traçage rapide qui s’oppose au “ graf ”, genre plus élaboré relevant de la fresque. En cherchant à éviter tout jugement de valeur - qu’il soit positif en faisant du tag une expression artistique incontournable ou négatif en ne retenant que l’aspect délictueux de ces signatures - le phénomène apparaît comme un mode d’expression, avec des codes propres, qui pose la question même de son sens : que nous disent les jeunes au travers de cette pratique ?
C’est au regard de cette problématique que la recherche présentée ici est conduite. La méthodologie choisie fait appel à deux démarches : auprès de discours de taggueurs ; auprès de l’étude d’un ensemble de tags. L’ “ approche ” des taggeurs, difficile du fait même de l’illégalité de la pratique, est d’une part menée par des questionnaires remis aux praticiens du tag par des “ intermédiaires ”, le plus souvent des étudiants de Paris VIII. D’autre part, elle consiste en entretiens de type non-directif. A l’heure actuelle, trente questionnaires ont pu être analysé ainsi que quatre entretiens. Cette première démarche porte sur la praxis de l’activité, sur le “ profil ” et les motivations de ses acteurs. Ainsi est-elle ici qualifiée de “ praxéologique ”. La seconde démarche, l’étude d’un ensemble de tags, concerne sur le recensement systématique de tous les tags - 750 - observés sur un secteur donné (le centre d’une ville de la banlieue parisienne) pendant un trimestre, ainsi que leur analyse “ sémiologique ” et langagière.
bull2.gif (117 octets)  Les taggeurs : l’analyse “ praxéologique ”
bull2.gif (117 octets)  En dépit des problèmes de représentativité que pose le protocole, la population des taggueurs ne saurait être réductible aux jeunes des cités difficiles. A l’inverse, les taggueurs sont issus de milieux divers (classes populaires, moyennes, origine française ou immigrée, différentes positions scolaires -LEP, Lycée, Fac...). S’ils présentent leur activité comme un espace de “ métissage entre tous les jeunes ”, celle-ci concerne une tranche d’âge allant essentiellement de 15 à 22 ans et s’adresse exclusivement, pour tous ceux rencontrés, aux garçons.
bull2.gif (117 octets)  D’autre part, le tag “ actuel ” déroge à son hypothèse “ historique ” qui avance une lutte graphique entre bandes afin de conquérir un espace donné. Si les différentes bandes - “ posse ”, “ crew ”, gang ” selon la terminologie des taggeurs - sont en concurrence, leur rivalité est déjà une complicité destinée à produire le plus grand nombre possible de signatures que chacun veut les “ plus belles possibles ”. De même, le marquage n’est pas destiné à l’appropriation d’un territoire donné, mais à celui d’un “ passage ”, d’un itinéraire sans cesse renouvelé marquant le permanent nomadisme des taggueurs et leur prédilection pour des lieux de transport (trains, métros, camions, bus, gares, autoroute). En revanche, les taggeurs expérimentés s’opposent fortement aux novices à qui une sanction est souvent imposée : le “ toyage ”, du mot “ toy ”. Cette épreuve consiste à barrer un tag “ débutant ” afin d’attester l’immaturité de son auteur qui ne fait que “ jouer ”.
bull2.gif (117 octets)  Devenir taggeur, c’est pouvoir être digne de la communauté des taggueurs, c’est “ être respecté ”, “ être reconnu par les autres taggeurs ”. Cela convoque ainsi une épreuve : montrer que l’on est capable de faire un tag répondant à un ensemble de critères . Ceux-ci correspondent déjà à la pratique et à son audace : faire un tag dans un endroit “ risqué ” où le candidat peut être interpellé par les forces de l’ordre ; faire un tag le plus grand ou le plus voyant possible, par exemple sur un toit escarpé. Ils concernent aussi ce que les taggueurs nomment “ un beau tag ” ou un tag “ qui a le style ”. Toutefois, les notions de “ beau ” et de “ style ” restent floues dans les discours des jeunes. Elles renvoient essentiellement à des considérations techniques - “ bomber sans coulures ” -, à la maîtrise du geste traçant. Tagguer, c’est “ être dans l’action ” et non entamer une réflexion esthétique sur celle-ci. “ Je taggue, c’est tout ”. Le thème de la découverte de l’art et de la culture des arts plastiques, fréquemment avancé au sujet du tag, reste ainsi en suspens, du moins limité à l’univers strict du tag et du “ graf ”.
bull2.gif (117 octets)  Cette quête de l’action situe aussi pour les jeunes le thème, central selon eux, du plaisir. Celui-ci se situe selon trois principaux registres . Déjà, un plaisir de l’acte, une jouissance immédiate du “ bombage ” donnée dans la destruction de “ l’écriture scolaire ” et dans une sorte de “ catharsis” graphique, toujours collective, où le sujet se dépossède de lui-même par l’anonymat de sa signature. Egalement un plaisir de “ transe ” et de fusion dans un groupe, renforcé par les états seconds que revendiquent les taggeurs, notamment à propos de la consommation de drogues douces. Finalement, un plaisir de toute-puissance narcissique où le taggueur s’abandonne à une compulsion de répétition graphique en “ signant son blaze partout ”.
bull2.gif (117 octets)  Que ce soit pour “ l’entrée en culture tag ” où pour la transe collective, la pratique tag situe son sens dans le ralliement à une communauté, dans l’adhésion à un groupe, parfois très indéterminé - “ de trois à cent personnes ”- où le taggueur, ayant surmonté l’épreuve du “ toyage ”, quitte la monde de l’enfance pour adhérer à une fusion collective et secrète marquée par l’anonymat et le nomadisme.
bull2.gif (117 octets)  Les tags : l’analyse “ sémiologique ”
bull2.gif (117 octets)  L’analyse des tags recensés est conduite d’une part au regard de l’écart que crée le “ genre ” tag par rapport à l’écriture “ conventionnelle ”. Que ce soit dans les graphismes des lettres où diverses typologies sont observables, dans les énoncés “ verbaux ” - onomatopées, néologismes ou métathèses (“ verlan ”), termes rendus impertinents par l’absence de tout contexte phrastique - le tag démantèle et transgresse le verbal écrit tout en utilisant le plan de son infrastructure phonématique. Les figures de transgression, qui renvoient aux quatre opérations fondamentales de la rhétorique, indiquent un détournement du sens du mot, une négation de toute dénotation au profit de l’irruption de l’image et de métaphores multiples. Le mot taggué perd ainsi tout pouvoir de corrélation. Il ne renvoie qu’à lui même, à l’instar de la signature où le signifiant se boucle sur le signifié, mais d’une signature “ imagée ” présentant comme paradoxe supplémentaire celui de son anonymat. Si le processus rencontre les réflexions de R. Barthes sur l’image publicitaire, il retrouve aussi le propre du symbole.
bull2.gif (117 octets)  D’autre part, lorsque les tags sont analysés “ entre eux ”, ils révèlent un principe d’imitation, de mimèsis et de répétition. Cette dernière crée des normes, des invariants qui non seulement attestent d’un code spécifique permettant de mentionner un “ langage tag ”, mais aussi autorisent une interprétation de ce dernier par rapport aux divers symboles observés.
bull2.gif (117 octets)  La première lecture des symboles “ tags ” est conduite en référence aux travaux de G. Durand (1). Par rapport à ce cadre théorique, les schèmes des régimes “ diurne ” et “ nocturne ”, de la séparation et de l’agrégation jouent à plein dans la symbolique tag. Celle-ci définit à la fois une “ schize ”, une rupture, et une entrée en communion. La seconde lecture du symbolisme des tags se réfère à la psychanalyse. Dans cette perspective, les schèmes de la séparation, de la rupture ou de la perte ainsi que ceux de la communion font écho à la thématique du deuil de la relation fusionnelle que représente notamment pour le jeune enfant l’irruption du verbal -A. Delbe (2). A l’image du “ for-da ” freudien, les répétitions que cherche le tag, ses transgressions vis-à-vis de l’écrit renvoient à une oscillation “ dialectique ” qui recrée une nouvelle fusion - l’espace du langage tag - en détruisant un état langagier précédent - celui de l’écriture “ conventionnelle ” -, lui même héritier, comme le souligne A. Delbe, d’une “ castration ” des premières relations vocales mère/enfant, premières relations -D. ANZIEU (3) - auxquelles les onomatopées “ pré-verbales ” du tag peuvent ici faire écho.
bull2.gif (117 octets)  Tags et rites de passage
bull2.gif (117 octets)  Tant dans sa pratique que dans ses symboles, le tag révèle plusieurs moments : une rupture, vis-à-vis de l’écriture scolaire et de l’usage “ canonique ” du mot ; des épreuves permettant d’être reconnu et de franchir le “ toyage ; une fusion dans la communauté secrète des taggueurs, fusion qui correspond à une marge par rapport à la loi et au mot, une fusion également caractérisée par une recherche de l’action immédiate, par une dépossession de soi que ce soit dans le jeu de l’anonymat, dans la mise en nomadisme ou dans la transe que les jeunes aiment référer aux états seconds ; une fin de l’activité, parfois poursuivie avec la stabilisation du “ graf ” et des fresques, souvent admis et reconnus socialement.
bull2.gif (117 octets)  Avec ces moments, la “ séquence ” du tag retrouve la description que proposa A. Van Gennep à propos des rites de passage (4). A. Van Gennep a ainsi situé trois états successifs : 1) séparer le novice de son milieu antérieur ; 2) l’agréer à un milieu nouveau et secret - la “ marge ” - ; 3) le réintégrer dans le milieu général. Dans un article consacré aux “ langues spéciales ”, publié en 1908 (5), A. Van Gennep applique ce schéma aux phénomènes linguistiques observables dans les rites de passage : 1) oubli de la langue antérieure (langage enfantin) ; 2) assimilation de la langue du milieu nouveau (langue secrète formée le plus souvent soit de néologismes, soit de transformations comme la métathèse) ; 3) retour à la langue générale.
bull2.gif (117 octets)  En correspondant essentiellement à la période centrale “ de marge ”, le tag adhère au paradigme d’un rite de passage. Dans cette acception, le tag participe bien plus d’un processus d’inscription sociale que d’un phénomène exclusif de délinquance ou de déviance. Il trouve une fonction socialisante qui inscrit un sens envers l’entrée dans la culture des adultes, qui compense l’angoisse de la transition marquant la période de l’adolescence. Ainsi se révèle-t-il au titre d’un processus “ d’intégration ”, du moins comme la forme “ sauvage ” d’une intégration au monde adulte, intégration dont le sens n’est peut-être plus pour ces jeunes réalisé par les institutions scolaires. Si le rite “ tag ” apparaît comme un processus spontané, plus auto-déterminé par les jeunes qu’instauré par les adultes, il n’en fait pas moins le jeu de la société instituée. Loin de la déstabiliser ou de la “ dégrader ”, il la conforte en conduisant à elle, mais par un principe “ aliénant ” pour reprendre la terminologie de T.W. Adorno (6). En effet, avec le tag, le sujet ne trouve pas la voie d’une intégration culturelle par la maîtrise d’une réflexion critique sur l’action et sur le monde, réflexion garante d’émancipation. A l’inverse, il le fait par “ l’archaïsme ” d’un rituel de dépossession de soi où il s’enferme de façon compulsive dans des mots “ démantelés ”, où il fusionne dans “ une marge ” communautaire et anonyme qui le prépare plus à être un sujet neutralisé que signifiant.
bull2.gif (117 octets)  Vers la proposition d’une “ trans-culture ”
bull2.gif (117 octets)  Ces éléments d’interprétation permettent de situer le tag, probablement tout comme les autres phénomènes de la culture “ hip-hop ” (“ Rap ”, “ Techno ”...) en termes d’une médiation culturelle spécifique que nous nommons la “ trans-culture ”. La “ trans-culture ” marque un état transitoire, un état de passage. La “ trans-culture ” n’est pas une “ sous-culture ” ou une “ non-culture ”, dans le sens où elle utilise des “ grammaires ”, des systèmes codifiés , des invariants langagiers, des critères et des épreuves de qualification. La “ trans-culture ” construit ses “ grammaires ” à partir d’une transgression et d’un démantèlement d’autres systèmes langagiers dont elle utilise et détourne “ l’infrastructure ”, comme le jeu des phonèmes et des métathèses du mot taggué. La “ trans-culture ” n’est pas non plus une “ contre-culture ” qui conteste en réagissant contre un ordre culturel donné, tout en prenant appui sur celui-ci. La création, par exemple d’A. Schoenberg au “ pop art ”, implique une part de “ contre-culture ” qui se construit en opposition à des formes esthétiques préexistantes et toujours marquées idéologiquement. De même que le tag ne revendique rien, si ce n’est le paradoxe de sa signature anonyme, la “ trans-culture ” n’oppose pas un sens à un autre. Elle inscrit un espace de sens impertinent, de non-sens, de sens vide. La “ trans-culture ” est marquée par la mobilité, l’instabilité, le nomadisme, le métissage infini, également par l’image polysémique où toute stabilisation sémantique par dénotation est impossible. La “ trans-culture ” travaille sur le symbole et non le signe. Dite “ entre les mots ” dont elle s’environne et qu’elle “ désignifie ”, elle relève de “ l’inter-dit ”. La “ trans-culture ” est régie par la recherche de l’action immédiate et non par une réflexion ou un “ dire sur ” l’action. La “ trans-culture ” est une “ marge ” paradoxale, secrète et affichée à tous, ritualisée et en même temps feinte, virtuelle et réelle, où, comme dans le jeu du pseudonyme taggué, le sujet à la fois simule et est son “ autre ”. La “ trans-culture ” instaure des espaces de fusion, de transe et d’ “ ek-tase ” collectives où le sujet se dépossède de lui-même. La “ trans-culture ” reproduit les inégalités culturelles en maintenant une dynamique de dépossession dépersonnalisante et non d’émancipation. La “ trans-culture ” ne procède pas d’un apprentissage, mais elle permet un passage à la société adulte sans menacer cette dernière par l’immixtion de valeurs nouvelles ou concurrentes. La “ trans-culture ” est l’antithèse de l’éducation citoyenne. Faussement contestaire, elle est la proie privilégiée, ainsi que l’atteste le marché du “ rap ”, de ce que T.W. Adorno nommait “ l’industrie culturelle ”, à savoir une forme d’aliénation radicale des masses que cherche la domination sociale .
(1) DURAND, G. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992
(2) DELBE, A. Le stade vocal, Paris, L’Harmattan, 1995.
(3) ANZIEU, D. “ L’enveloppe sonore du soi ”, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1976
(4) VAN GENNEP, Les rites de passage, Paris, 1908
(5) VAN GENNEP, “ Essai d’une théorie des langues spéciales ”, Revue d’ethnographie et de sociologie, Paris, Ledoux, 1910
(6) ADORNO, T.W. Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995