Biennale 5
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L'approche narrative des conflits moraux: Une approche qui convient mieux aux filles ?

Auteur(s) : BOUCHARD Nancy, ROY BUREAU Lucille

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bull2.gif (117 octets)   En enseignement moral, les dimensions affective et conative de l'élève sont souvent négligées au profit de la dimension cognitive et le contact avec autrui est peu développé. Dans le cadre de nos recherches, une nouvelle approche en éducation morale, " l'approche narrative des conflits moraux î de Tappan et Brown (1989), a retenu notre attention puisqu'elle prend en compte le développement intégral de la personne et s'intéresse à l'expérience morale vécue.
bull2.gif (117 octets)  La théorie de Tappan et Brown
bull2.gif (117 octets)  Selon Tappan et Brown, le choix de Kohlberg de tenir surtout compte de la dimension cognitive de la personne, ne permet pas de comprendre la complexité de l'expérience morale non plus que celle du développement moral. Sans pour autant s'objecter à l'existence d'un développement cognitif, ils considèrent que le cognitif, l'affectif et le conatif sont trois dimensions de la vie psychique interreliées que nous ne pouvons pas séparer lorsque nous étudions le développement moral et quand nous cherchons à éduquer moralement. Tappan (1990) montre que l'expérience vécue, et l'expérience morale en particulier, fait nécessairement intervenir ces trois dimensions. Cela signifie que la dimension conative n'interviendrait pas seulement après la décision, de façon linéaire, mais qu'elle entrerait dans le processus de dialogue intérieur menant à la décision, en interaction avec le cognitif et l'affectif. Les concepts clés dans la théorie de Tappan et Brown sont ceux de l'authorship et de l'authoring. D'après Tappan et Brown, plus il y a cohésion entre le cognitif, l'affectif et le conatif lorsque la personne prend une décision devant un problème moral, plus elle est développée moralement et plus son authorship (que nous avons traduit par " autorité d'auteur î) est développé. Ce terme recouvre le double aspect du développement moral tel que conçu par ces chercheurs. Il signifie que la personne moralement développée est celle qui a développé son autorité d'auteur: elle est l'auteur de sa propre vie morale, c'est-à-dire qu'elle a développé sa propre perspective morale; elle a autorité sur sa vie morale, c'est-à-dire sur ce qu'elle pense, ressent et fait devant un problème moral, et qu'elle est en mesure de l'affirmer et de le défendre. La personne qui développe son autorité d'auteur est donc celle qui développe sa propre voix morale, en étant de plus en plus à la source de ses décisions et actions morales. Elle est de plus en plus en mesure d'affirmer son autorité et sa responsabilité pour ses propres pensées, sentiments et actions. Elle parle et agit selon ses propres voix (qui doivent être fondamentalement intériorisées) et non pas selon une autorité qui lui est extérieure. Dans la théorie de Tappan et Brown, l'agent moral est conçu comme un soi-en-relation qui ne peut se développer moralement qu'à travers le mode relationnel, qui ne peut raisonner et juger moralement qu'en tenant compte des relations en jeu. Dans ce cas, le telos du développement moral n'est plus l'autonomie morale d'un être séparé, isolé des autres, mais l'autorité morale d'un être lié aux autres. Aussi, pour se développer moralement, pour développer son autorité d'auteur, la personne doit pouvoir faire référence à sa propre expérience, faire de l'authoring. L'authoring (que nous traduisons par " l'expression narrative de l'autorité d'auteur î, consiste à raconter, à travers le dialogue, son expérience vécue de conflit moral, en exprimant le sens donné à cette expérience pour éventuellement en tirer profit. Par l'authoring, la personne apprend graduellement à tirer profit de son expérience morale. Cette activité lui permet d'affirmer sa propre perspective morale, pour établir son autorité et sa responsabilité sur sa vie morale. Plus la personne aura d'occasions de faire la narration de ses expériences morales, plus elle aura de chances d'affirmer sa perspective morale et de se développer moralement. Par l'expression narrative de son autorité d'auteur, la personne peut affirmer son autorité sur sa propre perspective morale, pour ses pensées, sentiments et actions, et devenir véritablement auteur de son expérience morale. Cette autorité et cette responsabilité, elle ne peut l'affirmer qu'en relation avec une ou d'autres personnes. Le développement moral prendrait donc son essor à travers cette manière de se raconter, à travers l'expression narrative de l'autorité d'auteur. Pour favoriser cette activité d'authoring en éducation morale, Tappan et Brown suggèrent une " approche narrative des conflits moraux î qui consiste à placer l'élève dans un contexte narratif particulier lui permettant de défendre son autorité sur ses pensées, sentiments et actions. Plus concrètement, ils proposent aux enseignants d'inciter leurs élèves à raconter des expériences morales qu'ils ont vécues et à engager, avec leurs pairs, un dialogue sur ces mêmes expériences. Ils suggèrent également que les enseignants offrent aux élèves la possibilité de jouer leurs propres histoires morales en classe.
bull2.gif (117 octets)  Nos expériences sur le terrain
bull2.gif (117 octets)  L'expérience vécue étant un aspect auquel les élèves font continuellement référence en enseignement moral, tant au Québec qu'en Belgique, nous avons donc mis à l'essai l'approche narrative des conflits moraux qui découle de cette théorie du développement moral. Cependant, utilisée de manière directe, nous avons estimé que cette approche pourrait créer des difficultés en étalant la vie privée à la vue de tous et qu'elle risquait de s'apparenter à la thérapie de groupe dans le cas où des expériences particulièrement troublantes pour le sujet seraient racontées. Nous avons donc choisi d'utiliser une démarche indirecte, celle du jeu dramatique et de l'écriture dans un journal de bord, journal à travers lequel s'engage un dialogue écrit sur l'expérience morale de l'élève en relation avec l'enseignante. En 1995-1996, nous avons effectué une première recherche dans une école publique de la région de Québec, dans le cadre de l'enseignement moral au secondaire (Bouchard 1997, 1998, 1999; Bouchard, Roy Bureau, Chaîné 1997). Puis, en 1997-1998, nous avons expérimenté à nouveau la démarche développée au Québec dans un contexte autre, soit celui de trois écoles secondaires de la Communauté française de Belgique dans le cadre du cours de morale, avec la collaboration de deux enseignantes, Mesdames Annie Préaux et Muriel Quenon. Au total, 118 élèves âgés de 13 à 17 ans ont participé à nos recherches, dont 87 Belges (74%) avec 51 filles et 36 garçons, 31 (26%) Québécois avec 14 filles et 17 garçons. De ces 118 élèves, nous avions 65 (55%) filles et 53 garçons (45%). Donc 3 Belges pour 1 Québécois et une proportion presque équitable de filles et de garçons. À partir de la démarche de création développée dans le programme d'art dramatique de 1983 du ministère de l'Éducation du Québec (qui comporte les quatre étapes suivantes: la perception, l'exploration, l'actualisation - où il y a développement d'un personnage en improvisation - et la rétroaction), nous avons élaboré des ateliers visant une approche narrative des conflits moraux en enseignement moral. En effet, les ateliers de jeu dramatique étaient élaborés sur la base d'une problématique morale particulière où la dernière étape, celle de la rétroaction, était une occasion pour l'élève de faire la narration de son expérience morale par écrit, à l'intérieur de son journal de bord. Globalement, dans notre première recherche, nous visions à ce que l'élève raconte une expérience vécue évoquée par la situation jouée. Mais, nous avons constaté que nous devions laisser la liberté à l'élève de parler ou non de son expérience. Dans la suite de nos expérimentations, nous avons donc laissé le choix aux élèves entre les deux axes suivants: 1/ Celui de référer à l'expérience vécue évoquée par le jeu: Raconte une expérience vécue que te rappelle la situation jouée, une expérience où tu ne savais pas quelle était la meilleure chose à faire et où tu as dû faire un choix. 2/ Celui de référer à l'expérience vécue suscitée par le jeu: Que penses-tu de la situation que tu viens de joueré Raconte un moment du jeu, celui que tu retiens plus particulièrement. Après l'activité d'écriture dans le journal de bord, l'enseignante recueillait les journaux pour répondre personnellement à chacun des élèves et les relancer par une question afin qu'ils tirent profit de leur expérience racontée. Le cours suivant, l'élève reprenait son journal pour répondre à l'enseignante. L'enseignante recueillait une dernière fois le journal pour clore l'échange sur l'expérience racontée. Au Québec, 4 ateliers de jeu dramatique ont été réalisés dans deux groupes-classe. En Belgique, 1 atelier a été réalisé dans 2 groupes-classe, et 2 à 3 ateliers ont été réalisés dans 3 autres groupes-classe. À l'analyse du contenu du journal de l'élève, nous avons découvert que les écrits des filles réfèrent dans une plus grande propostion à l'expérience morale vécue. En effet, dans les journaux recueillis au Québec (auprès d'élèves de 13-14 ans), 82% des narrations des filles réfèrent à l'expérience vécue alors que cette proportion baisse à 58,1% chez les garçons. Lorsque le choix est plus ou moins laissé à l'élève de raconter ou non une expérience morale, comme c'était le cas dans les premières expérimentations faites au Québec, 25% des garçons choisissent de ne pas répondre alors que seulement 6% des filles font ce choix (Notons que les élèves absents ont été retirés pour le calcul). Seulement 12% des narrations des filles et 16,1% des narrations des garçons portent sur l'expérience de jeu. Dans les journaux des élèves Belges du même groupe d'âge, 64,4% des narrations des filles portent sur l'expérience morale vécue alors que cette proportion baisse à 30% chez les garçons. Cependant, lorsque les élèves ont le choix entre écrire à propos de leur expérience morale vécue et écrire à propos du jeu, comme c'était le cas chez les élèves Belges, 60% des écrits des garçons portent sur le jeu alors que cette proportion demeure au même niveau qu'au Québec chez les filles, soit 17,0%. Enfin, dans 18,6% des cas chez les filles et 10% chez les garçons, nous n'avions aucune réponse soit parce que l'élève était absent, soit parce qu'il avait choisi de ne pas répondre. Chez les élèves Belges plus âgés (16-17 ans), l'écart entre les garçons et les filles diminue par rapport aux 13-14 ans, mais une proportion toujours plus grande des narrations des filles portent sur l'expérience morale vécue. Ainsi, 55,3% des narrations des filles et 38,3% de celles des garçons portent sur cette expérience; 39,5% des narrations des filles et 46,8% des narrations des garçons portent sur le jeu; le reste (5,2% chez les filles et 14,9% chez les garçons) n'ayant pas donné de réponse, soit par choix ou encore parce que l'élève était absent lors du jeu.
bull2.gif (117 octets)  La différence entre les garçons et les filles
bull2.gif (117 octets)  Ainsi, à la lecture du contenu des journaux de bord des élèves, nous constatons que les filles ont davantage tendance que les garçons à raconter leurs expériences morales vécues. La plupart des garçons choisissent plutôt de s'exprimer sur l'expérience de jeu dramatique lorsque l'occasion leur en est donnée. Qu'est-ce qui peut expliquer une telle différence dans les préférences des unes et des autres, un tel écart entre l'aptitude des garçons et des filles en ce qui concerne la narration de l'expérience morale? L'approche narrative conviendrait-elle mieux aux fillesé Si oui, pourquoié Si non, comment comprendre les résultats de notre recherche? Ce sont là des questions difficiles, complexes même, auxquelles nous ne saurions prétendre apporter de réponse exhaustive. Nous avons plutôt choisi de les éclairer suivant différentes pistes. Nous avons d'abord exploré la généalogie de l'approche de Tappan et Brown, histoire d'en découvrir les origines, l'horizon intellectuel et la passion fondatrice. Nous sommes donc remontées aux travaux de la psychologue américaine Carol Gilligan, travaux qui ont créé une véritable révolution en psychologie morale dans les années 80. La chercheuse y révélait l'importance, pour une meilleure compréhension de la vie morale et du développement moral, de donner la parole à celles qui avaient été les grandes marginalisées des recherches sur le développement moral, à savoir les femmes. À travers les travaux de Gilligan l'accent a été mis sur la découverte et le développement de la voix morale des femmes à partir de leur expérience de conflits moraux réels, sur l'émergence d'une perspective morale différente, celle de la sollicitude, qui comprend les problèmes moraux en termes relationnels et la vie morale en termes de responsabilité et d'attention, ce qui sollicite un mode de pensée plus contextuel et narratif. À travers les travaux de Gilligan et de toute son équipe qui s'est consacrée à l'étude du développement moral au féminin, les thèmes de la voix, de la différence et de la résistance deviennent centraux. Notre remontée à Gilligan nous a également mises en contact avec une importante recherche parue en 1986, sous le titre Women's Ways of Knowing que nous devons aux psychologues américaines Belenky, Clinchy, Goldberger et Tarule. Un peu comme Gilligan l'avait fait, les auteures ont choisi de donner la parole à des centaines de femmes pour qu'elles décrivent, cette fois-ci, leur cheminement intellectuel et éthique. Elles ont alors remarqué que c'est à l'aide des métaphores du silence et de la voix que les personnes interrogées arrivaient le mieux à décrire les étapes de leur développement. La recherche a également permis de découvrir que les modes d'apprentissage qui semblaient le mieux convenir aux femmes étaient ceux qui partaient de l'expérience, qui offraient la possibilité de prendre la parole pour dire cette expérience trop longtemps tue; des modes qui privilégiaient la relation, l'inclusion et la confirmation. Il nous faut ici reconnaître que l'approche narrative proposée par Tappan et Brown, qui mise sur l'importance de l'expérience vécue de conflits moraux et sur la narration de cette expérience dans un contexte relationnel, correspond à plusieurs des préférences énoncées par les Women's Ways of Knowing. Nous avons ensuite jugé à propos d'examiner de plus près quelques éléments-clés de l'approche narrative, en commençant par le mode narratif de connaissance qu'elle privilégie. Ce mode constitue, selon Jerome Bruner (1985), un mode distinct du mode paradigmatique ou logico-scientifique axé sur l'objectivité et la généralisation. Le mode narratif est plutôt concerné par l'expérience humaine et par le sens de cette expérience. Il propose une autre appréhension de la réalité. Plusieurs chercheuses féministes s'en réclament ou du moins l'associent à la perspective de sollicitude mise en lumière par les études sur les femmes (Lyons 1983; 1987; Garant 1992; Gendron 1999). Nous pourrions considérer également le développement de la voix morale qu'elle propose, la dimension relationnelle qu'elle privilégie, la perspective critique qui l'anime (Roy Bureau 1999). Tout cela nous ramène aux thèmes développés par les recherches féministes en psychologie morale (Gilligan & al.), en philosophie morale (Noddings 1984) et en philosophie de l'éducation (Noddings 1991; 1992; 1995; 1999). Nous avons également fait une recension des écrits sur le développement moral, sur la différence garçons-filles en cette matière, à l'adolescence en particulier. Là encore, les éléments les plus intéressants nous viennent de recherches qui sont issues des travaux de Gilligan et de ses collaboratrices, dont Lyn Mikel Brown (1999) qui attire l'attention sur les filles qui sont en danger, à l'adolescence, de perdre leur voix, de disparaître dans le silence et qui ont besoin de parler à quelqu'un qui les écoute vraiment, qui demeure en lien avec elles. D'autres avenues pourraient encore être explorées, pour interpréter nos résultats de recherche comme par exemple celles des différences dans les jeux des enfants, garçons et filles, celles des différences psychologiques entre les deux sexes à l'adolescence... À ce moment-ci de notre démarche, nous pouvons déjà avancer que l'approche narrative des conflits moraux, compte tenu de sa généalogie, du mode narratif qu'elle privilégie, de la relation sur laquelle elle repose, du recours à l'expérience vécue sur laquelle elle s'appuie, est une approche qui semble bien convenir aux filles et aux femmes. Quant à savoir si elle ne convient qu'à elles, c'est une tout autre histoire.