Biennale 5
logo INRP (3488 octets)

Analyse de l'histoire de vie professionnelle d'enseignants engagés dans un travail d'équipe innovant.Equipe de rattachement : Paris X, centre de recherche éducation et formation, secteur savoir et rapport au savoir.

Auteur(s) : BILLOTTE Gilles

Lobi89.gif (730 octets)

retour au résumé


bull2.gif (117 octets)   En 1990, une première étude sur la mise en place des cycles d'apprentissage l'école primaire nous avait permis de mettre en évidence la problématique liée à l'introduction d'innovations dans le système éducatif français. Cette nouvelle politique rencontra de nombreuses résistances liées à différents facteurs qui concernaient l'organisation des équipes, le système de valeurs des enseignants, le fonctionnement de l'organisation, la formation des enseignants
et les enjeux identitaires et stratégiques de cette profession. Néanmoins, la poursuite de la recherche aboutit à mettre en évidence l'existence d'enseignants favorables à la réforme et qui ne se caractérisaient ni par leur ancienneté, ni par leur formation ou leur expérience professionnelle. Ils avaient pour particularité de développer dans leur discours un projet dépassant le cadre de l'école et exprimaient une capacité à s'enthousiasmer et un profond désir de changement. Parallèlement, la difficulté le plus souvent citée concernant la réforme était la mise en place d'un travail d'équipe alors que le leadership du directeur était largement contesté, voire rejeté.
bull2.gif (117 octets)  Deux problématiques apparaissaient à travers ces résultats, la première concernait le trajet professionnel de certains enseignants apparemment plus sensibles à l'innovation et la seconde avait trait à l'organisation des équipes d'enseignants.Dès lors, pour approfondir notre compréhension des processus d'innovation à l'école Elémentaire, il nous a paru intéressant d'analyser le fonctionnement d'une équipe d'enseignants engagée dans une innovation en nous penchant d'une part sur son organisation et d'autre part sur la dynamique propre à ses membres. Deux approches méthodologiques s'imposaient alors, la première relevait de la psychosociologie des organisations et la seconde d'une approche clinique centrée sur les individus et leur trajet professionnel.
bull2.gif (117 octets)  La recherche s'est alors construite à partir d'une observation d'une équipe innovante, l'école des Bourseaux à Saint-Ouen-l'Aumône, observation de son fonctionnement, analyse de son organisation et compréhension du sens que ses membres donnaient à leur engagement. Cette observation a été complétée par l'étude des récits de vie professionnelle recueillis auprès d'anciens membres de l'école dans le but de comprendre la part prise par les individus et celle qui relève de l'organisation. C'est de cette dernière approche dont la communication rend compte Le recueil et l'analyse de récits de vie devait nous permettre de mieux comprendre la part prise par les individus dans le processus. Il s'agissait en somme de répondre à une de nos questions de départ afin de comprendre en quoi l'innovation est le résultat de projets individuels et quel a été le contenu de ces projets. Deux questions ont pu être travaillées :
- la question de l'existence de projets personnels qui situeraient ces enseignants comme des innovateurs, des acteurs armés d'une volonté de changement, porteurs d'une identité particulière,
et la question du changement qui situerait plutôt ces enseignants dans une dynamique de quête, de réalisation de soi.
bull2.gif (117 octets)  Deux approches méthodologiques ont été retenues pour tenter de comprendre la logique individuelle des récits et le rôle des interactions sociales dans la construction du parcours professionnel :
- Une approche compréhensive a été développée de manière à recueillir le récit proprement dit puis à le questionner avec la personne interviewée,
- une analyse structurale s'est ensuite centrée sur la construction de l'identité.L'approche compréhensive a été développée en trois temps :
- le premier a consisté à travailler le récit avec la personne interviewée tant au cours du recueil oral du récit qu'au moment de sa retranscription et de sa présentation finale,
- le second s'est centré sur une analyse thématique associée à de nombreuses lectures flottantes pour repérer les évolutions, les ruptures et les continuités,
- le troisième a donné lieu à une analyse des associations et oppositions pour permettre, avec la prudence nécessaire, un travail d'interprétation, de dévoilement du sens latent. La proximité entre le chercheur et les personnes interviewées a été essentielle à la mise en confiance avec le risque toujours présent de la collusion. Cet équilibre est délicat à trouver car comme le rappelle Pierre BOURDIEU (1) : " toute interrogation se trouve donc située entre deux limites sans doute jamais atteintes : la co•ncidence totale entre l'enquêteur et l'enquêté où rien ne pourrait être dit parce que rien n'étant mis en question, tout irait sans dire ; la divergence totale où la compréhension et la confiance deviendraient impossible". L'approche structurale a été centrée sur l'analyse des représentations identitaires. Elles se structurent autour d'oppositions entre des images positives et négatives et de conjonctions reliant des représentations de soi et de l'autre auquel on s'identifie. L'approche structurale utilisée par D. DEMAZIERE ET C. DUBAR(2) nous offre un outil pertinent pour analyser ce type de relations. Elle s'appuie sur une connaissance de la langue issue des travaux de sémantique structurale de GREIMAS(3). Pour cet auteur notre compréhension du monde s'appuie sur la perception de différences c'est-à-dire sur la perception de relations entre deux termes. Pour que ces deux termes puissent être saisis ensemble il faut qu'ils aient quelque chose en commun (conjonction) et pour qu'ils puissent être distingués il faut qu'ils soient différents (disjonction). La disjonction relève de la chaîne syntagmatique (qui régit les accrochages possibles des différents signes linguistiques) et la conjonction de l'axe paradigmatique (qui reflète les relations existant entre les signes capables d'assumer une même fonction). Il nous est ainsi possible de repérer dans les récits les représentations de soi et d'autrui, les conjonctions qui les lient et les disjonctions qui les opposent. Elles permettent de faire apparaître la structure identitaire présente dans le récit et d'analyser ses évolutions en découpant celui-ci en périodes de vie professionnelle. On peut également rechercher l'existence d'une structure identitaire présente tout au long du récit. La mise en évidence d'indices d'évolution ou de permanence dans la représentation identitaire peut permettre alors de mesurer l'impact du collectif sur le projet individuel.
bull2.gif (117 octets)  Les six récits que nous avons étudiés permettent de montrer qu'il n'y a pas de trajet ni de profil psychologique type que l'on pourrait imputer à une catégorie d'enseignants définie par le terme générique d'innovateurs. La variété des parcours étudiés, qui renvoient à un désir de création et de réalisation de soi, à des besoins d'émancipation, à des dynamiques d'affirmation de soi ou encore à un désir de revanche sociale ou familiale montre qu'il n'existe pas de chemin unique menant à l'engagement dans un processus de changement. Pour certains même, la dynamique personnelle n'apparaît pas suffisante pour expliquer l'engagement dans l'expérience des Bourseaux. Pour ceux-là, sans l'effet de l'organisation des Bourseaux ou la rencontre avec une personnalité déterminante il n'y aurait sans doute pas eu d'engagement aussi important dans un processus d'innovation sociale. Néanmoins, certains points communs et la dynamique propre à chaque histoire peuvent laisser penser que certains, plus ouvertement en quête d'identité ou portés par des enjeux personnels forts, seraient plus à même de s'engager dans un processus d'innovation. L'affirmation rencontrée dans certains
récits, soulignant qu'indépendamment de l'existence des Bourseaux la personne se serait portée de toute façon à la rencontre de l'autre, en est un indicateur. L'intérêt de notre travail ne se situe pourtant pas là mais dans la mise en évidence du lien entre certains évènements et l'engagement individuel dans un processus d'innovation. Parmi ces évènements, la rencontre, comprise comme un processus d'interaction sociale, apparaît comme un élément commun à tous les récits. Elle est soit fortuite soit produite par l'organisation sociale mais apparaît bien comme l'expérience charnière qui permet l'inscription d'histoires individuelles dans un processus organisé et collectif d'innovations. L'autre, est celui qui va faire découvrir, qui va donner du courage et qui va accompagner dans l'expérience innovante. Il semble bien que cette rencontre, souvent idéalisée, prenant parfois le visage d'un pair expérimenté, favorise le
passage à l'acte. Tous les récits font référence à une ou des rencontres, aucun ne rapporte une démarche solitaire. L'autre joue alors un rôle de passeur, celui qui accompagne et permet le passage d'une rive à l'autre. Le thème de la solitude, évoqué par tous les récits, souligne ce phénomène, seul il est bien difficile de réaliser un projet. Le travail d'identification apparaît
ici à l'oeuvre en permettant de se dégager de soi et de s'emparer de qualités de l'autre qui peinent à émerger chez soi. Le compagnonnage, ouvertement évoqué dans certains récits, renvoie au même processus. En faisant avec, en montrant le geste que l'autre imite, le compagnon permet, par imitation, la maîtrise d'un savoir pratique. La rencontre favorise deux processus proches de reconnaissance et d'identification. Le pair dans lequel on se reconnaît assure l'image de soi, offre ainsi une certaine sécurité traduite dans les récits par l'affirmation que l'autre donne du courage. L'identification, par l'intériorisation des qualités supposées ou réelles de l'autre, permet d'accéder aux idéaux du groupe et d'être reconnu par lui, elle favorise donc l'entrée dans le groupe, l'accès à une place et la reconnaissance de soi.La prise de distance vis à vis des modèles passe par un travail réflexif, par l'élaboration d'un savoir théorique qui n'est pas évoqué dans les récits, celui-ci est même parfois critiqué voire
rejeté. Le rapport au savoir théorique apparaît problématique, il est tantôt idéalisé tantôt rejeté, sans doute parce qu'il est source de pouvoir. Or le travail réflexif est le passage obligé
pour atteindre à une compréhension de soi et de l'organisation, notamment en situation de crise. On a vu que l'absence de ce travail avait empêché l'équipe de surmonter ses conflits et comment les départs sont peu préparés et peuvent mener à des désillusions. Le travail sur soi et sur l'organisation apparaît d'autant plus important que l'éducation nationale prend peu en compte les engagements individuels d'autant moins qu'ils apparaissent originaux. L'exemple
de Dominique est significatif d'une stratégie individuelle qui ne trouve que peu d'écho auprès de l'administration. L'équipe pédagogique constitue de ce fait un moyen efficace pour se préserver du pouvoir et de l'identité dans l'organisation alors que la stratégie individuelle nécessite un engagement extrême pour permettre de se préserver une marge de pouvoir et de reconnaissance. Quand l'échec individuel survient, il est clairement formulé dans trois récits, la tentation est alors grande de se désinvestir et de chercher ailleurs une source de pouvoir et d'identité. Cette tentation du retrait est présente dans tous les récits, soit clairement avec l'investissement dans la vie associative, la vie de famille ou la tentation mystique, soit de
manière atténuée avec l'évocation de la retraite.Le rapport conflictuel au pouvoir constitue une des caractéristiques communes aux différents récits. Il est évoqué clairement dans la période du début de carrière à travers l'image négative du directeur d'école. Il disparaît pendant la période des Bourseaux pour réapparaître de manière moins marquée par la suite. Aux Bourseaux, le pouvoir est autorisé, il provient de la maîtrise du savoir, en particulier le savoir universitaire, ou de la maîtrise de la parole. Le pouvoir devient autorité des leaders parce que reconnu sur des compétences. Le positionnement de chacun varie, certains prendront le pouvoir dans un processus d'affirmation de soi et d'autres s'en protégeront par une certaine soumission aux leaders. Cette dernière sera vécue plus ou moins positivement. Elle est l'occasion pour certains de se sentir protégés mais pourra devenir pesante pour d'autres jusqu'à douter de soi. La relation au pouvoir apparaît ici comme liée aux gains identitaires.Avec l'expérience des Bourseaux le renforcement positif de l'image de soi apparaît dans tous les récits de manière assez marquée. Elle est liée à différents processus dont l'accès au pouvoir. Celui-ci passe par un statut de directeur ou de maître formateur mais également par un statut de leader voire de personne centrale. Ainsi les personnes dont le récit souligne un renforcement important de l'image de soi ont-elles joué un rôle important dans l'équipe avec un passage par le rôle de coordonnateur.
bull2.gif (117 octets)  Néanmoins, le renforcement de l'identité est également lié dans certains récits au sentiment d'avoir résolu certains enjeux, de s'être émancipé d'une problématique le plus souvent issue de l'enfance. Cependant les changements restent relatifs et les problématiques ne manquent pas de ressurgir en cas d'échec remettant en cause l'identité acquise. Cet ébranlement de l'identité apparaît le plus souvent après le départ des Bourseaux, la perte du groupe et le retour de la solitude. Seuls ceux qui ont réussi à se préserver des relations sociales et du pouvoir semblent avoir limité la perte identitaire qui solde le départ des Bourseaux. Le retour de problématiques anciennes après le départ parallèlement au maintien d'une image positive de soi indique que l'expérience innovante, plus que de réels changements, favorise surtout des gains identitaires.Le départ s'inscrit dans un projet individuel souvent associé à un retour de la solitude. La volonté de disséminer l'expérience innovante prend la forme d'un mythe qui ne s'est jamais traduit dans la réalité malgré quelques tentatives et la référence souvent faite à l'expérience des Bourseaux. L'acquis professionnel sert néanmoins de formation utile à la poursuite de la carrière mais la dynamique innovante semble cassée après le départ. Cette évolution apparaît pour certains comme un choix mais est aussi pour d'autres la conséquence d'une désillusion ou d'un échec. Les choix s'orientent alors vers la tentation d'un désinvestissement. La tentative de maintenir un réseau de relation avec l'école des Bourseaux traduit une certaine nostalgie mais également la difficulté à poursuivre une dynamique professionnelle engagée sous le signe de la différenciation. Revenir à un travail d'enseignant plus conforme à l'image de la profession implique de ce fait un renoncement exprimé dans un récit par le terme de deuil. Seul le changement de statut pourrait sans doute permettre ce travail mais on a vu les difficultés qu'il comportait notamment parce qu'il impose un projet solitaire. Ni l'institution ni le groupe de pairs n'offrent un accompagnement au projet de départ. Seul le passage du diplôme de maître-formateur pendant l'expérience aux Bourseaux constitue une démarche collective qui peut permettre à la fois le départ et à la fois le changement de statut propice à la poursuite d'une dynamique professionnelle. La démarche consistant à construire seul une identité professionnelle s'appuyant sur une stratégie de différenciation apparaît ici difficile et coéteuse. Elle est illustrée par chaque récit et se rencontre pour chaque parcours qu'il ait été plus individualiste, qu'il se soit inscrit dans un projet de changement ou qu'il s'intègre à une carrière plus ordinaire. Le groupe de pairs constitue donc l'organisation la plus efficace pour permettre l'affirmation de soi dans une organisation bureaucratique. L'analyse des six récits recueillis permet de comprendre comment l'inscription d'histoires particulières diverses a pu se faire dans un collectif organisé sur un modèle démocratique. La rencontre constitue l'élément clé qui favorise l'engagement mais l'organisation doit alors offrir les moyens d'une émancipation ou d'une réalisation de soi qui permette à la personne de s'inscrire dans la dynamique collective. L'absence d'un travail réflexif enlève la possibilité aux acteurs de cette expérience de mener un réel travail de changement et surtout d'élaborer une stratégie de départ qui permettrait la poursuite de la dynamique individuelle engagée aux Bourseaux. La faible prise en compte des acquis et du travail fourni par l'administration, le passage du diplôme de maître formateur en est néanmoins une, fait du départ une expérience difficile que guette le retour de la solitude, le risque de la désillusion et la tentation du désengagement.
bull2.gif (117 octets)  Mots clefs : Equipe pédagogique, innovation et histoire de vie professionnelle