Biennale 5 |
L'université, la formation professionnelle et la recherche sur les "nouvelles technologies" : comment apprendre les vertus de l'incertitude ? Auteur(s) : VIAL Michel |
retour au résumé Il s'agit d'une première étape d'une recherche sur la mise en place à l'Université de formations "à distance" dans un cursus des Sciences de l'éducation, aux niveaux de la Licence et de la Maîtrise dans une filière universitaire qui s'adresse à des professionnels de la Santé et du Travail Social, étudiants en exercice puisqu'il s'agit d'une formation en alternance avec des regroupements en site universitaire d'une semaine par mois. La "mise en ligne" de certains savoirs devrait permettre de diminuer considérablement ces temps de regroupements et de transformer leur nature comme leurs fonctions. La recherche portera sur la mise en évidence de ces transformations. Quatre dispositifs, parce qu'on considérer que le texte de recherche comporte aussi un dispositif spécifique quand on sait qu'il n'est pas une relation de la recherche mais un compte rendu adressé à la communauté scientifique. Ces dispositifs ne sont pas toujours clairement identifiés. Il faut dire que parfois des éléments de l'un peuvent servir à l'autre. Ils ne sont pas forcément étanches. Leur distinction n'est pas chose aisée. 3. La distinction entre recherche, étude et évaluation : La survalorisation actuelle d'une pensée fonctionnaliste qui privilégie la résolution de problèmes, la prise de décision rationnelle et le contrôle des pratiques pour leur rationalisation, c'est-à-dire l'amélioration de leur efficacité, tend à transformer toute "recherche" sur les nouvelles technologies en une série d'études praxéologiques ou d'évaluation d'outils. Est considérée comme praxéologique l'intervention dans les organisations sociales soit pour les aider à changer d'orientation selon leur projet (travail du consultant) ; soit pour changer l'existant décrété mauvais, pour l'améliorer par des bilans, des constats et la traque des dysfonctionnements transformés immédiatement en problèmes à résoudre (figure du conseiller, réformateur qui donne des prescriptions pratiques, réactivation contemporaine du sempiternel "jugement de valeur"). Ceci étant identifié, ce sont la manière d'être (la qualité) et la vision du monde (qui se veut uniquement dans le paradigme mécaniciste) qui la sous-tend qui sont "dénoncées", davantage que la nécessaire fonction sociale de contrôle que la praxéologie sert. On peut essayer de former des experts avertis qui feront des études praxéologiques sans en être dupes. La Praxistique est discours sur la praxis, cet Agir orienté par (porté par, habité par) des visées (Ardoino, 1986) éthiques, politiques et sociales où le Fabriqué (Imbert, 1990) n'est ni une fin, ni un moyen d'atteindre des objectifs mais une ressource disponible parmi d'autres. Pragmatique ou praxistique est la communication d'un projet de formation et/ou d'évaluation qui cherche les moyens de faire que l'autre fasse sa route, au mieux de ce qu'il en peut, ainsi que la communication d'un projet de recherche qui ne veut pas seulement expliquer ce qui se passe, ni corriger les pratiques mais questionner et comprendre. A ce titre, la praxéologie (au contraire de la pragmatique ou de la praxistique) ne semble pas compatible avec l'ordre scientifique : elle ne part pas d' "un discours sur la science ancré dans une problématisation de l'activité sociale de connaissance" (Berthelot, 1996, p. 255). Mais il reste que la proximité structurelle est grande entre étude d'un outil (et donc le contrôle de son efficacité) et compréhension du sens qu'il permet de construire (voir tableau ci-avant). Pour aider au repérage, je proposerai ces distinctions qui doivent beaucoup aux travaux de Jacques Ardoino Une évaluation n'est pas ipso facto une recherche , c'est une intervention. Au contraire de la recherche qui est adressée à une communauté scientifique, l'étude répond à un commanditaire, un décideur. Les trois types de travaux (évaluations, études et recherches) peuvent être réalisés avec des critères scientifiques ou non, et à des degrés divers, selon les compétences du chercheur mais aussi selon le type de commande ou d'appel d'offre auquel il est répondu. De plus, le caractère scientifique s'attribue à un travail réalisé, à un compte-rendu, que se soit une étude, une évaluation ou une recherche, par la communauté scientifique et non pas par le réalisateur, ni par le commanditaire du texte-produit, du rapport de l'action engagée. 4. L'opacité du statut de l'objet dans la recherche sur les pratiques sociales : On tend encore à faire penser que l'objet de la recherche existerait avant que la recherche ne soit faite. On risque alors de "naturaliser" un objet déjà pensé dans le tissu social, un objet en fait de sens commun, lequel finit par être appréhendé comme s'il était une substance réelle, que l'on pourrait définir une fois pour toutes par son essence éternelle. Ce qui est (peut-être) légitime pour les sciences de la nature ne semble pas pertinent aux recherches anthropo-sociales, sur l'humain. Ici le chercheur étudie un objet socialisé, il le caractérise par des traits qui sont autant d'axes de lecture soumis à discussion. L'objet de sens commun devient objet de recherche à condition de lui conserver sa qualité d'objet historique, social et imaginaire, lexicalisé dans des langages, des doxa : une réalité sociale. La recherche alors est le passage par une construction théorique (et la mise en risque sur un terrain) d'un objet de sens commun à un objet de recherche, lui, fragment de langage pour la communication. L'outil n'a de sens que parce qu'un humain le conçoit et s'en sert. L'objet de recherche est construit par la recherche à partir d'un objet de sens commun pensé dans une pratique sociale. Il est construit par les problématisations, le détour théorique, la méthodologie et l'interprétation des résultats (voir tableau suivant). La recherche n'est pas une opération technique, c'est une aventure, dans la durée. Toute recherche est transgression des connaissances admises, scandale : "contestation des dogmes et transgression des savoirs par la mise en doute, la critique, la contestation du sens commun, du bon sens, des théories et des manières de pensée prônées par la majorité ou par les autorités" (Van der Maren, 1996), parce que remise en question d'un objet de sens commun, un allant de soi, une évidence que la recherche va transformer en objet de recherche. La recherche sur les nouvelles technologies ne peut pas être, en Sciences de l'éducation, l'étude du fonctionnement mécanique de l'outil. L'outil n'intéresse que parce qu'il est pris dans une pratique éducative. L'objet de recherche n'est pas l'outil, le didacticiel ou le logiciel, le système fonctionnel, mais ce qu'il suppose et provoque chez les acteurs d'une pratique sociale précise. Et il ne s'agit pas d'un simple trajectoire linéaire mais d'un processus singulier comportant errances, repentirs, retours en arrière, anticipations et fulgurantes intuitions : un trajet. On comprend bien alors que la recherche sur un instrument, une technique ou une technologie n'est pas chose aisée. La tentation est grande de simplement vouloir prouver que son outil fonctionne bien, qu'il facilite ceci ou cela : en somme, qu'il est vendable et de, au mieux, faire de la praxéologie , et de rater le rendez-vous avec la recherche inscrite dans ces sciences sociales "dont la portée ne se limite pas à la production de connaissances mais implique nécessairement la problématisation de l'usage social qui peut en être fait" (Berthelot, 1996, p. 260). Conclusion une épistémologie "post-positiviste" nécessaire ? En somme, la recherche sur les nouvelles technologie participe d'un mouvement plus général qui déferle sur l'université et qui conduit à apprendre "les vertus de l'incertitude" (Berthelot, 1996). Les pratiques liées aux nouvelles technologies ne constituent pas un domaine supplémentaire de la recherche en Sciences de l'éducation, aisément abordable. Elles ré-interrogent l'ensemble de l'épistémologie convoquée par le chercheur dans cette discipline, son utilité sociale, son inscription dans l'advenir des pratiques. C'est l'occasion de conceptualiser la recherche sur les pratiques sociales en ce qu'elle "institue la nécessité de jure d'un exercice réflexif, problématisant en permanence ses propres conditions de validité et de mise en oeuvre, et, construisant par là-même des formes d'universalisation critique de son savoir." (Berthelot, 1996, p. 257). Apprendre cette "conscience d'incertitude" qui "ne signifie pas une fragilité ou une infirmité natives, une sorte d'incapacité à connaître, ou de réduction de l'intelligibilité du réel à un pur enregistrement de phénomènes que pourrait seul dépasser un retour à l'être ; elle désigne un écart irréductible, une béance, entre la norme du vrai que peut construire la science pour rendre le monde intelligible et celle qu'exige l'action pour intervenir sur lui. [... ] cette césure, cette rupture entre l'ordre des énoncés scientifiques et celui des prescriptions pratiques, ouvre l'espace d'une problématisation pratique non seulement de l'action mais de ses fondements de légitimation [...] elle scelle la nécessaire alliance de l'épistémologie et de l'éthique". (p. 259) NOTES : émancipation : "capacité de problématiser les fondements d'une structure de contrainte et de recherche non seulement à établir une structure alternative, mais à mettre au jour les conditions de sa légitimité en raison" (Berthelot, 1996, p.256). L'évaluation (et c'est un point commun avec la science qui rend la distinction entre étude et recherche difficile) participe aussi de la domination (par la logique de contrôle - Vial, 1997), même sous une forme atténuée quand il s'agit d'amélioration des fonctionnements. C'est une problématique du pouvoir. à ce titre, toute définition est une imposture. Ainsi en évaluation, la définition n'est qu'une protestation qui indique dans quel modèle et dans quelle école d'évaluation on se situe (Vial, 1999) Références bibliographiques utilisées Ardoino, J., (1986) Finalement, il n'est jamais de pédagogie sans projet, Education permanente n° 87, (2), pp.153/158. Berthelot, J-M.. (1996) - Les vertus de l'incertitude, le travail de l'analyse dans les sciences sociales, Paris : PUF. Imbert, F. (1990) Action et fabrication dans le champ éducatif, Les nouvelles formes de recherches en éducation, Colloque international francophone d'Alençon, Paris : Matrice Andsha, pp.105/111. Van der Maren, J-M.. (1996).- Méthodes de recherches pour l'éducation, Bruxelles : De Boeck. VIAL, M. (1997) - Les modèles de l’évaluation, textes fondateurs et commentaires, Bruxelles : De Boeck. Vial, M. (1999 a) -Aller dans le terrain : quelles attitudes possibles pour le chercheur en Sciences de l'éducation et quelles conséquences méthodologiques ?, L'année de la recherche, pp.61/87. VIAL, M. (1999) - Interprétation des commandes politiques d'évaluation et stratégies de communication : le poids de la culture en évaluation, Colloque international de l'ADMEE, "L'évaluation des politiques publiques", Dijon, 17/17 septembre, texte publié dans le CD des actes |