Biennale 5
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Le geste et la parole de l'enseignant/e dans la classe

Auteur(s) : BERDOT Pierre, BLANCHARD-LAVILLE Claudine, CHAUSSECOURTE Philippe

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bull2.gif (117 octets)   Cette contribution s'inscrit dans le cadre de la recherche Approches co-disciplinaires des pratiques enseignantes dans leurs rapports aux apprentissages différentiels des élèves financée par le Comité National de Coordination de la Recherche en éducation qui prolonge, dans un dispositif modifié, le travail publié chez l'Harmattan, en 1997, sous la direction de Claudine Blanchard-Laville, Variations sur une leçon de mathématiques. Analyses d'une séquence : " L'écriture des grands nombres ". (cf. les communications 49 et 454 de la Biennale 96). Dans le cadre de ce forum Internet, nous vous invitons à lire également les textes suivants rédigés par les autres membres de notre groupe :
bull2.gif (117 octets)  Alain BRONNER et Marie-Lise PELTIER : Relation didactique et Contrat didactique dans la classe de mathématiques
bull2.gif (117 octets)  Sylvain BROCCOLICHI et Françoise HATCHUEL : Approche socio-psychanalytique des interactions dans une classe de mathématiques
bull2.gif (117 octets)  Nicole MOSCONI : Les paradoxes des rapports sociaux de sexe dans une classe de mathématiques
bull2.gif (117 octets)  Tous ces textes en effet font référence au même corpus que le nôtre. Il s'agit d'un cours de mathématiques effectué dans une classe de cinquième d'un collège de banlieue parisienne en mars 1994. Ce cours a fait l'objet d'un enregistrement vidéo et nous avons travaillé à partir des images obtenues et de la retranscription intégrale de la " verbalité " des 55 minutes de la séquence.
bull2.gif (117 octets)  Nous allons d'abord repréciser quelques éléments caractérisant notre approche clinique d'inspiration psychanalytique. Nous décrirons ensuite la tonalité générale de la séquence selon cette approche. Puis, nous nous intéresserons plus particulièrement aux interactions de l'enseignant avec une élève de la classe prénommée Mélanie et nous nous interrogerons notamment sur les raisons qui amènent ce professeur à envoyer cette élève au tableau à un moment particulier de la leçon. Nous examinerons plus en détail son comportement non verbal avec Mélanie, élève qui, selon notre approche, serait le porte-parole de la résistance au " transfert didactique " de ce professeur. Ce faisant, nous identifierons des éléments non verbaux liés à la pratique de cet enseignant et nous repèrerons leurs effets sur la construction de l'" espace psychique " de la séquence ainsi que sur le déroulement effectif de la leçon. Nous indiquerons ce qui, à notre avis, permet à ce professeur d'établir une " enveloppe psychique " qui " tient " la classe. Enfin nous conclurons par quelques remarques sur les apports de ce type d'approche et de cette analyse-ci plus particulièrement.
bull2.gif (117 octets)  Sur la démarche clinique
bull2.gif (117 octets)  Nous entendons par approche clinique une approche " qui affirme une consistance propre du psychisme par rapport à l'organique et au social, qui s'intéresse au sujet singulier en situation-cette interaction entre sujet et situation impliquant une dynamique à la fois psychologique et sociale " (Beillerot, Blanchard-Laville, Mosconi, 1996).
bull2.gif (117 octets)  Dans le cadre de notre approche clinique d'inspiration psychanalytique (Blanchard-Laville, 1999), nous postulons l'existence d'un inconscient au sens freudien et nos analyses de cette séquence mettent en jeu des processus inconscients en ce sens . " Mettent en jeu " car il va s'agir d'identifier des processus de cette nature dans le registre du fonctionnement du soi professionnel de l'enseignant et en adoptant, en ce qui nous concerne, une posture d'analyse qui le permette (Blanchard-Laville, 1997). Quand nous analysons les pratiques de cet enseignant, c'est de nous que nous parlons ; mais outre son sens de " à partir de ", ce " de " est aussi à entendre comme " au sujet de ". C'est bien parce que les mécanismes repérés chez ce professeur trouvent en nous un écho, au sein de nos ressentis contre-tranférentiels d'enseignants de mathématiques que nous pouvons les identifier et leur donner un sens. Dans notre sous-groupe, nous avons en effet tous les trois une longue expérience de l'enseignement des mathématiques et chacun a mené et mène pour son compte un travail psychique individuel, voire groupal. Les analyses cliniques d'inspiration psychanalytiques produites par notre trio doivent aussi à la fluidité de communication entre les appareils psychiques de chacun. Cette qualité de communication a vraisemblablement contribué à étayer un véritable travail de co-élaboration.
bull2.gif (117 octets)  Quelques éléments d'appréciation de la tonalité générale de la séquence
bull2.gif (117 octets)  Afin de pouvoir appréhender globalement la séance, nous vous proposons de prendre connaissance de sa trame générale proposée par les didacticiens de notre équipe dans le texte intitulé " Relation didactique et Contrat didactique dans la classe de mathématiques ". C'est un mode d'entrée dans la séquence plus accessible que la lecture intégrale de sa retranscription.
bull2.gif (117 octets)  En ce qui concerne notre sous-groupe, ce qui a retenu notre attention d'emblée, en visionnant dans un état de disponibilité psychique le film-vidéo de ce cours sur la multiplication des fractions en collège, ce sont les humiliations verbales prononcées par le professeur à l'encontre de certains élèves, le plus souvent dans le but de " rabaisser " des élèves de sexe féminin (Loudet-Verdier, Mosconi, 1996). Nous avons relié ces énoncés pleins d'ironie ou de causticité avec le dialogue non filmé du début de la séquence, au moment où l'enseignant explique à la classe, à la demande de l'observatrice qui tient la caméra, que le cours va être filmé. Dans ce court échange, le professeur nous a intrigués par des réactions de prestance, relativement énigmatiques au premier abord, par rapport à la jeune collègue qui filme, par ailleurs chercheur en sciences de l'éducation, mais aussi par rapport aux élèves. L'opératrice est qualifiée de " charmante dame " par un élève dans ce bref moment et cette expression est reprise par le professeur dans la foulée. L'analyse minutieuse du discours prononcé dans cet épisode nous a permis de commencer à comprendre le type d'alliances et de liens que le professeur souhaitait mettre en place pendant la séquence.
bull2.gif (117 octets)  En second lieu, ce qui nous a le plus frappés en observant cette séquence, ce sont les aspects physiques de l'enseignant, les aspects corporels et vocaux ; nous avons ressenti que, par ces moyens non verbaux au sens strict, le professeur exerçait une forme d'emprise sur le groupe d'élèves. Pour caractériser l'atmosphère de classe, les qualificatifs d'" envoûtante " et de " sécurisante " nous sont venus à l'esprit, mais nous avons eu aussi la sensation que les élèves s'ennuyaient un peu. Pour ce qui concerne plus précisément la voix du professeur, nous l'avons trouvée monotone, monocorde le plus souvent, mais aussi un peu hypnotique. Son corps nous est apparu comme une sorte de bloc. La main droite qu'il garde le plus souvent dans la poche a accentué cet aspect monolithique et nous a orientés vers la dimension d'une violence pulsionnelle contenue. De là, nous nous sommes attachés à l'analyse de l'incident, que nous appelons l'incident " du crayon ", au cours duquel le professeur prend un crayon dans la trousse d'une élève pour noter quelque chose sur son papier et le repose dans un même mouvement, sans aucune parole accompagnatrice et sans aucun échange non verbal non plus. Cet incident nous a beaucoup intrigués, faisant surgir l'hypothèse d'espaces psychiques superposés, l'hypothèse que l'espace corporel du professeur contiendrait les espaces privés des élèves.
bull2.gif (117 octets)  Progressivement, au cours du travail, le sentiment que ce professeur, quoi qu'on en dise, " tient sa classe " a prévalu sur les aspects de " sadisme ordinaire " qui nous avaient un peu obnubilés au début du visionnement du film. Nous estimons aujourd'hui que cette dimension teintée de sadisme est bien présente, au demeurant, dans cette classe, que ce soit au niveau verbal ou au niveau gestuel. Pour autant, la classe est " tenue ", mais comme si le prix à payer par les élèves pour une certaine forme de sécurité était qu'ils soient " tenus " d'exécuter les tâches prescrites à la lettre. Ou encore, comme si le prix à payer pour bénéficier de ce contenant était que les élèves acceptent à tour de rôle d'être isolé(e) du reste du groupe et d'être pris(e) à partie pour subir de légères humiliations verbales face au reste du groupe, comme nous l'avons déjà souligné. Au niveau psychique, une forme d'emprise sur l'espace semble prévaloir si l'on en juge, entre autres, par les " oiseaux piégés " que l'enseignant aimerait bien " avoir ", comme lui-même le formule (minute 27 de la retranscription).
bull2.gif (117 octets)  Après une analyse globale de la séquence, nous avons dans un deuxième temps, sélectionné à partir de cette première approche des moments qui nous semblaient significatifs pour approfondir notre analyse. Chaque chercheur ou sous-groupe de chercheurs de notre équipe, porteur d'une approche distincte, a effectué ce même travail. La mise en commun des moments significatifs ainsi choisis nous a conduits à retenir des " épisodes " qui satisfaisaient les préoccupations de tous : ce sont les périodes de temps allant de la minute -2 à la minute 3 et de la minute 33 à la minute 48, si l'on se réfère à l'étalonnage figurant dans le protocole retranscrit. Le deuxième épisode est constitué de deux interactions enseignants-élèves ayant à première vue une structure globale analogue. Il s'agit de la correction d'un exercice : l'élève est choisi par le professeur, il se déplace de sa chaise au tableau, écrit au tableau en ayant des interactions verbales et non verbales avec l'enseignant, puis il retourne s'asseoir. Les deux interventions sont successives et ont le même but manifeste, à savoir la réalisation d'un calcul de multiplications de fractions donnant lieu à des simplifications. La deuxième intervention est celle de l'élève prénommée Mélanie.
bull2.gif (117 octets)  L'envoi de Mélanie au tableau
bull2.gif (117 octets)  Nous nous centrons ici sur la question suivante : " Pourquoi dans l'épisode 2, est-ce Mélanie qui est interrogée pour la correction de l'exercice ? "
bull2.gif (117 octets)  Voici les hypothèses que nous proposons.
bull2.gif (117 octets)  Sur le registre professionnel - cette hypothèse a été élaborée au cour de notre contre-transfert de professeurs de mathématiques - Mélanie a ostensiblement opposé tout au long de la séance sa passivité aux demandes de l'enseignant ; elle témoigne de cette passivité en exhibant une attitude de relâchement corporel et qui plus est, devant la caméra, au cours d'une leçon qui se veut modèle. Elle montre qu'elle ne " suit " pas et ne s'implique pas dans la résolution des exercices. Il revient donc à l'enseignant-modèle de démontrer que cette attitude conduit à l'échec, démonstration qui s'adresse tant aux futurs enseignants auxquels cette leçon est destinée officiellement qu'aux autres élèves de la classe.
bull2.gif (117 octets)  Ces manifestations réactionnelles de Mélanie peuvent aussi s'interpréter en terme de résistance au transfert didactique de l'enseignant. On peut même aller jusqu'à penser qu'elle est en quelque sorte porte-parole de cette résistance, et peut-être même de la résistance spécifique du groupe des filles. Elle condense sur elle plusieurs aspects de la résistance :
résistance au jeu didactique formel du professeur vis-à-vis duquel il faut surtout témoigner que l'on fait allégeance, ce à quoi, passivement, elle se refuse
résistance à la relation d'emprise séductrice
bull2.gif (117 octets)  On peut s'étonner que justement l'enseignant choisisse d'interroger celle qui représente cette résistance au plus haut degré, mais on peut penser que sans doute, la réduire, et devant témoin, serait la plus grande des victoires (et peut-être en même temps, la jouissance la plus forte comme la suite de la scène semble le montrer). Ne s'agit-il pas d'une revanche phallique : le phallus lui aurait été dérobé par la caméra et son oeil intrusif, porté par une femme (qui fédère ainsi autour d'elle un clan des filles). Cet acte lui permet de récupérer la puissance et la jouissance est portée à son comble puisqu'il s'agit de soumettre enfin l'irréductible.
bull2.gif (117 octets)  Le professeur utilise l'ambivalence de Mélanie vis-à-vis de la caméra : elle joue en quelque sorte à " montrer-cacher " avec celle-ci. Joue-t-elle d'ailleurs avec la caméra, ou avec l'opératrice ou encore, avec la caméra sous l'oeil complice de l'opératrice ?
bull2.gif (117 octets)  Mélanie incarne le comble du Féminin (voire peut-être le comble de la menace du féminin pour ce professeur) ; elle est la destinataire privilégiée de la relation d'emprise perverse. Le couple que forment cet enseignant et Mélanie est isomorphe au couple mis en scène par Ionesco dans la Leçon : le maître, l'élève. La progression dans la pièce est similaire à la progression de la scène dans l'épisode 2 avec Mélanie ; elle conduit à une sorte de point d'orgue. Dans la pièce, après le meurtre, le maître accuse l'élève de " salope ", notre enseignant la renvoie à sa place accompagnée d'un " la honte " qui peut s'interpréter comme un meurtre symbolique (cf. le texte de la pièce).
bull2.gif (117 octets)  N'oublions pas que Mélanie est interrogée après Charles. Charles est le garçon qui a déçu dans sa prestation par rapport aux attentes de l'enseignant. Sans doute Charles, en étant interrogé vers la fin du cours, devait assumer un rôle de faire-valoir du professeur. L'objectif n'a pas été atteint. Charles étant l'élève censé être dans la position la plus haute, il est logique que tous les intervenants après lui puissent être identifiés par les élèves et l'opératrice, comme étant clairement dans une position plus basse également, si, être un bon élève qui suit le cours, ne suffit manifestement pas à assurer de pouvoir répondre correctement aux attentes, au moins, ne pas suivre, comme Mélanie l'a ostensiblement manifesté, garantit de ne pas pouvoir répondre : c'est la démonstration mise en place. En outre, la défaillance de Charles est qualifiée de " trou ", accidentel, bizarre chez un bon élève mais selon toute vraisemblance, provisoire et réparable. La métaphore du " trou " proposée par le professeur lui-même renvoie à la problématique de la castration : il s'agit bien d'un trou dans les connaissances, conjoncturel pour Charles, et l'enseignant choisit de lui faire succéder au tableau une élève dont les connaissances sont pour le moins lacunaires, trouées. Mais, qui plus est, il s'agit d'une fille. D'une castration symbolique à une castration de fait, évidemment dans le fantasme. Interroger Mélanie constituerait une forme de réparation pour Charles. Quant au professeur, après l'épisode 2, il récupèrera quelques vestiges de son pouvoir en exhibant sa maîtrise du temps ; il poursuit la séance bien au-delà du retentissement de la sonnerie. Il enverra pour corriger le dernier exercice un élève dont il sait a priori qu'il sera en difficulté.
bull2.gif (117 octets)  Conclusion
bull2.gif (117 octets)  En forme de conclusion, quelques mots sur les prolongements possibles de ce type de travail. Tout d'abord il permet de mettre à jour des mécanismes fins qui agissent cet enseignant en situation professionnelle. Nous avons montré à partir de l'analyse de certains aspects de ses pratiques comment les concepts d'espace psychique ou de transfert didactique permettaient d'appréhender les conditions psychiques qui sont faites (et que font) les élèves. Au-delà, l'analyse clinique de cette séquence a permis de nouvelles avancées théoriques qui seront mises en œuvre lors d'études de prochains corpus, même s'il ne peut s'agir alors d'une simple application des résultats obtenus précédemment. La nature même de la démarche clinique imposant en effet de (re)faire à chaque fois un chemin de découverte, le nouveau parcours étant toutefois facilité par l'expérience antérieure. Les processus psychiques ainsi dévoilés agissent à l'insu de chacun de nous lorsqu'il enseigne. Leur existence peut expliquer les difficultés, les " résistances " qui surgissent lorsque l'on cherche à mettre en place des dispositifs d'actions sur les pratiques qui occultent ou " refoulent " les dimensions personnelles de l'acte didactique. Une étape indispensable de leur prise en compte en formation est certainement de les identifier et de proposer un cadre théorique qui permettent de les appréhender.
bull2.gif (117 octets)  Bibliographie
bull2.gif (117 octets)  Beillerot J, Blanchard-Laville C., Mosconi N. (1996), Pour une clinique du rapport au savoir, Paris : L'Harmattan.
bull2.gif (117 octets)  Blanchard-Laville C. (1997), l'enseignant et la transmission dans l'espace psychique de la classe, in Recherches en Didactique des Mathématiques, Vol.17 n83, Grenoble : La Pensée Sauvage.
bull2.gif (117 octets)  Blanchard-Laville C. (1999), L'approche clinique d'inspiration psychanalytique : enjeux théoriques et méthodologiques, in Revue Française de Pédagogie, n8127, Paris : INRP.
bull2.gif (117 octets)  Loudet-Verdier J., Mosconi N. (1996), Les interactions enseignant(e)s-élèves (filles ou garçons) dans des cours de mathématiques, In ouvrage collectif publié sous l'égide de la Commission de la République Française pour l'éducation, la Science et la Culture (UNESCO), La formation scientifique des filles, un enseignement au-dessus de tout soupçon ? Paris : Ed. Liris.