Une typologie des valeurs “ professionnelles ” des enseignants
  Pendant longtemps, les enseignants ont travaillé seuls dans leurs classes. La prolongation de la scolarité jusqu'à seize ans, puis les difficultés économiques et sociales, ont modifié profondément le profil du public scolaire. Pour faire face à cette évolution irréversible, les enseignants sont de plus en plus contraints de confronter leurs points de vue, pour rechercher ensemble des solutions aux problèmes qu'ils rencontrent dans leur pratique quotidienne, et qu'ils ne peuvent plus résoudre seuls. De nombreux exemples montrent le surcroît d’efficacité qu’apporte la recherche collective de solutions. De plus, tous les textes officiels français, depuis la loi d’orientation de 1989, incitent, avec de plus en plus d’insistance, les enseignants à travailler à équipe. Mais cette concertation, si elle apparaît indispensable, ne se fait pas sans difficultés, ni surtout sans conflits, conflits dans lesquels s’affrontent, de manière le plus souvent implicite ou détournée, les valeurs dont les enseignants sont porteurs.
  La recherche qui fait l’objet de cette communication a permis de mettre au point un dispositif utilisable en formation initiale d’enseignants, mais surtout en formation continue. Il vise particulièrement leur professionnalisation dans le domaine relationnel, puisqu’il propose de les former à être capable d’adopter une attitude plus professionnelle, consistant à éviter les affrontements stériles, fréquents lors des concertations entre enseignants. Il leur permet au contraire, en prenant appui sur les différences inter-individuelles, d’être capable d’inventer collectivement des solutions originales aux problèmes posés par la pratique quotidienne.
  Ce dispositif propose de faire travailler les enseignants en formation à partir de situations concrètes rencontrées dans leur pratique professionnelle quotidienne, aussi bien avec les élèves dans la classe qu’avec les collègues dans l’établissement, ou encore avec les partenaires extérieurs. La recherche a permis de mettre au point un outil permettant d’analyser ces situations et d’en tirer partie. Nous nous sommes appuyés sur une typologie des comportements des enseignants, typologie établie de manière analogue aux “ Mondes ” que repèrent dans la société les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans leur ouvrage De la justification : les économies de la grandeur (Gallimard, 1991). Rappelons que ceux-ci ont répertorié, dans notre société, six "Mondes", caractérisé chacun par les valeurs dominantes, décelables dans le discours des personnes se référant à chacun de ces “ Mondes ”. Boltanski et Thévenot distinguent ainsi le “ Monde domestique ”, organisé autour des valeurs caractéristiques de la famille, comme l’autorité, la fidélité, la politesse, etc… Ils cernent également le “ Monde de l’inspiration ”, avec les valeurs de créativité, de spontanéité, etc… Vient ensuite le “ Monde de l’opinion ” dont les valeurs seraient plutôt la célébrité, le succès, la réputation, etc… Les auteurs repèrent ensuite le “ Monde civique ”, qui valorise les institutions publiques. Pour le “ Monde marchand ”, ce qui compte le plus est évidemment la richesse, la possession, les biens matériels. Enfin, dans le “ Monde industriel ”, on accorde de la valeur à l’efficacité, l’expertise, la scientificité, le progrès, etc…
  En nous inspirant de cette analyse de la société, nous avons établi une typologie spécifique de la “ société enseignante ” française. Pour cela, nous avons choisi dix ouvrages, chacun d’eux nous paraissant caractéristique d’un type de justification, justification que l’on retrouve également dans les discours tenus par les enseignants. Nous avons ainsi repéré dix “ Mondes ”, ayant chacun ses valeurs de référence.
  On trouve ainsi le Monde de l'Enfant-roi, dont le principe commun est que “ l'enfant est naturellement bon, c'est le système qui le pervertit ”. Ses valeurs essentielles sont l'enfance, l'innocence, la pureté, etc... Il lutte contre toutes formes d'embrigadement de l'enfant.
  On peut ensuite repèrer le Monde du Matérialisme, pour lequel “ il faut avoir les moyens de sa politique ; nous ne les avons pas ”. Les valeurs de ce Monde sont le concret, les biens matériels, la possession d'objets, l'attitude revendicative, etc... Il ne peut envisager qu'on puisse évoluer, inventer, sans moyens matériels supplémentaires.
  On rencontre également le Monde du Libéralisme, dans lequel on pense que “ chacun fait bien comme il veut ”. Dans ce Monde, on place au-dessus de tout, la liberté individuelle, le libre-arbitre, l'indépendance, etc... Il refuse de se laisser dicter sa conduite par l'institution.
  Dans le Monde du Paradis perdu, on répète inlassablement : "De mon temps ! Quand j'étais à... ! C'était tellement mieux !" Les valeurs de ce Monde sont la conservation de la tradition, le respect du passé, l'idéalisation des anciens, etc... On ne peut pas envisager le changement qui est considéré comme la pire des choses.
  Le principe qui fonde le Monde de la Résignation peut se résumer par : "A quoi bon ?" Ses valeurs sont la désillusion, le confort de la routine, etc... Il redoute par dessus tout la nouveauté ; il évite d'avoir à prendre parti.
  Dans le Monde de la Défensive, on s’accorde autour de l'idée suivante : "On nous en veut, méfions-nous ! Ne nous faisons pas avoir !" Ses valeurs essentielles sont le réalisme, la lucidité, la suspicion, le scepticisme, la méfiance, etc... Il se méfie particulièrement de la naïveté (des autres).
  Le Monde de la Réconciliation affective pense que “ il suffit qu'on s'entende bien et tout ira mieux. ”. Il valorise la convivialité, l'humanisme, la paix, l'épanouissement personnel, etc... Il redoute la violence, l'isolement.
  Dans le Monde du Changement à tout prix, on en revient toujours à : "Et si on essayait de faire autrement ?". Il place au dessus des autres les valeurs de nouveauté, de changement, de mouvement, de volonté d'agir, etc... Il rejette la routine, l'habitude, les méthodes figées.
  Pour le Monde du Légalisme, c'est plutôt : “ Vous n'avez pas le droit de faire cela ! Moi, je respecte les textes officiels ”. Ses valeurs sont le sérieux, la rigueur, le devoir, l'obéissance. Il se réfugie derrière les lois, les textes officiels, les programmes, les horaires etc..., comme remèdes à son angoisse.
  Enfin, le principe du Monde du Défaitisme est : “ Quoi qu'on fasse, cela ne servira à rien ! On n'y arrivera pas ”. Ses valeurs sont la morosité, les rituels, la négativité. Il redoute particulièrement ceux qui sont actifs, entreprenants.
  Un dispositif de formation d’enseignants
  L’objectif du dispositif de formation que nous proposons est, nous l’avons dit, de nous servir de cette typologie pour former les enseignants à surmonter les inévitables conflits de valeurs que rencontrent les enseignants, lorsqu’ils travaillent en équipe. La formation de plusieurs compétences est visée. Il s’agit tout d’abord de rendre les enseignants capables d’analyser les justifications qu’ils utilisent le plus fréquemment, afin qu’ils puissent prendre conscience des valeurs essentielles pour eux. ; cela peut leur permettre de se rendre compte que leurs pratiques ne sont pas toujours en accord avec les valeurs qu’ils reconnaissent être les leurs. Remarquons que, selon les circonstances, le discours d’un enseignant ne se situe pas continuellement dans le même “ Monde ”, ce qui conduit à penser que des évolutions sont possibles, en particulier lorsque l’enseignant est confronté à des valeurs différentes des siennes, sans en être très éloignées. Cette remarque nous conduit à la deuxième compétence travaillée par notre dispositif : rendre les enseignants capables de faire évoluer leur discours, de manière à leur permettre d’accepter, mais aussi de proposer des compromis, à l’occasion d’échanges entre collègues. Cela suppose une connaissance approfondie des justifications utilisées dans chacun des “ Mondes ”, afin de pouvoir repérer ce qui sera acceptable par tous.
Le dispositif proposé s’organise en quatre temps. Dans un premier temps, est proposé aux stagiaires un scénario, transcrit ou filmé, mettant en scène plusieurs enseignants. Les stagiaires doivent repérer les différents “ Mondes ”, à travers les répliques des protagonistes. Ils doivent également repérer, dans les justifications employées, ce qui fait obstacle au changement, ce qui empêche la personne d’évoluer et d’accepter les idées des autres.
  Dans un deuxième temps, des situations mettant en scène deux ou trois enseignants sont proposées aux stagiaires, et ceux-ci sont invités à les jouer, en se répartissant les différents rôles. Ils doivent ainsi employer des justifications qu’ils n’ont pas l’habitude d’utiliser.
  Dans le troisième temps de la formation, les stagiaires jouent des situations proposées par eux-mêmes, mais cette fois, ils jouent leur propre rôle, afin de prendre conscience des justifications qui leur sont habituelles.
  Enfin, dans le quatrième et dernier temps, les stagiaires rejouent des situations choisies, mais la consigne est de faire évoluer la situation, jusqu’à ce qu’on parvienne à trouver le moyen de faire des propositions constructives, conduisant à l’adoption d’un compromis permettant de rapprocher les points de vue.
  L’objectif est donc de rendre possible des évolutions, sans doute modestes, mais qui soient acceptables par tous.
  En résumé, il s’agit donc de faire travailler les enseignants à la fois sur la connaissance de soi et sur la connaissance des autres, afin qu’ils adoptent des comportements plus professionnels en matière de travail en équipe. Somme toute, il s’agit d’une proposition de formation de l’habitus des enseignants.
  Cette recherche a fait l’objet d’une publication chez E.S.F., sous le titre Enseignants : reconnaître ses valeurs pour agir.
  Mots-clés :
formation des enseignants ; professionnalisation ; travail en équipe