Biennale 5
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" L'éducation à la citoyenneté comme levier de transformation des pratiques éducatives et d'enseignement ".

Auteur(s) : THULLIER Jacques

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bull2.gif (117 octets)   Il est, à hauteur d'école, un contexte particulier qui marque la réintroduction, à nouveaux frais, de l'éducation à la citoyenneté dans les programmes scolaires. Ce contexte, inextricablement, est fait de perte de sens de l'école, de montée en cette dernière de la violence et, comme on dit, des incivilités qui s'y développent et y épuisent les énergies. Pourtant, on peut se demander si ce contexte-là n'est pas autre chose que le pur artefact créé par les objurgations qui somment l'école de répondre aux désordres qui la gagnent par, justement, l'éducation à la citoyenneté. Car on ne saurait ainsi ramener une telle éducation au montage de techniques de socialisation ou de maintien de l'ordre sans la condamner du même coup à se décrédibiliser à tout jamais. D'autant que la citoyenneté, en effet, ce n'est ni la socialisation ni la civilité. De fait, si l'éducation à la citoyenneté se présente historiquement comme consubstantielle à l'institution de l'école, c'est bien dans la mesure où, précisément, elle se définit indépendamment des circonstances [entendre par là qu'elle n'en est pas le jouet]. Autrement dit, la question n'est pas tant de savoir comment on peut aujourd'hui la mobiliser contre les difficultés comportementales qui inquiètent à présent l'espace scolaire, que de savoir en quoi elle est de nature à permettre à l'école de rester ce qu'elle doit (1) être, de quelque façon qu'elle veuille par ailleurs s'attacher au contexte.
bull2.gif (117 octets)  Que la référence à la citoyenneté fasse à présent fortune dans l'expérience scolaire doit sans doute être considéré comme une bonne nouvelle. Toutefois, il y a expérience et expérience. Les projets d'éducation à la citoyenneté se multiplient, nombre d'actions, comme on dit, sont conduites ici ou là, mais, finalement, sans que rien, ou rarement, soit jamais explicité du concept de citoyen sur lequel sont censées se régler ces pratiques. Pourtant, ce concept ne va nullement de soi. Il va même si peu de soi qu'on lui fait faire tous les métiers : qui n'a, par exemple, entendu parler de " l'électricité citoyenne ", de " la grande surface citoyenne " ou de " l'entreprise citoyenne " ? - autant d'usages qui ne valent pas mieux que celui qui dérive de son " instrumentation " scolaire au bénéfice du respect des règlements intérieurs... Aujourd'hui, par conséquent, et peut-être plus qu'hier, la question se pose bel et bien de savoir de quelle citoyenneté on parle.
bull2.gif (117 octets)  Enfin, reste à savoir comment peut se concevoir une telle éducation, notamment dans le champ de l'adaptation et de l'intégration scolaires. Certes, la politique française de l'intégration portée par la loi d'orientation du 30 juin 1975 vise à restaurer les personnes handicapées dans leur citoyenneté, et, en ce sens, elle enveloppe les éléments d'une contre-culture où se réfléchit comme une exigence la lutte contre l'exclusion liée au handicap. Mais comment la vertu citoyenne, peut-elle se gagner dans le milieu spécialisé ? Ou, si l'on préfère, comment la volonté politique qui fait désormais principe de la perspective d'insertion pleine et entière des personnes handicapées dans la société - condition obligée pour que l'accès à la citoyenneté ait des chances de présenter un sens pour ces dernières - peut-elle se traduire par des actions concrètes, dût la relative inertie des pratiques sociales et institutionnelles se trouver mise à mal ? Enfin, mais ce problème est aussi déjà présent dans ce qui précède, comment faire droit aux conceptions évolutives du handicap et de la grande difficulté scolaire contre les vigoureuses rémanences des représentations fixistes ?
bull2.gif (117 octets)  La distinction entre valeurs choisies et valeurs imposées ne s'improvise pas. C'est peut-être pourquoi nombre d'enseignants considèrent qu'ils ont pour fonction d'enseigner et non point d'éduquer. Et lorsqu'ils entendent le mot éducation, ils sortent leur " contre-argumentaire " : éduquer, c'est laminer, normaliser, conformer. En somme ils cultivent l'horreur sacrée, non seulement de l'oppression, mais déjà de l'emprise moralisatrice. D'où leur méfiance, quasiment instinctive, à l'égard de tout ce qui se profile comme éducation tout court, éducation civique, morale civique ou encore éducation à la citoyenneté. Et certes, il y a bien, dans le gréement latin du mot educare, la racine " duire ", tirée, comme verbe, du substantif ducem, à savoir, justement, " celui qui mène " et donc " chef ", comme dans duce. Pourtant, en français, " éduquer " signifie proprement " permettre qu'on soit tiré de " et par conséquent, " élever ", " former ". On ne saurait donc mieux dire que l'éducation et le " pousse-au-conformisme " sont antinomiques, puisque, tandis que conformer c'est " faire entrer dans ", éduquer c'est " faire sortir de " ! En ce sens, l'éducation se présente bien comme une dimension constitutive de l'acte d'enseignement : enseigner les disciplines scientifiques et littéraires, par exemple, ce n'est pas d'abord viser à former des mathématiciens, des géographes ou des rédacteurs, c'est viser avant tout à former des hommes. Autrement dit, c'est l'idée d'humanité qui oriente l'éducation, et non point le besoin supposé d'adaptation des hommes au monde ou à l'emploi ou à l'économie de marché ou à tout ce qu'on voudra. L'idée d'éducation, en effet, loin de dériver de l'expérience, est au contraire déterminée par " la destination de l'homme ", c'est-à-dire par l'idée d'humanité (2) . De cela se conclut que ce n'est pas de l'histoire qu'il faut attendre que l'humanité devienne ce qu'elle doit être. Tout au contraire, c'est l'idée d'humanité, médiatisée par l'éducation, qui doit s'imposer à l'histoire et rendre possible par là-même une histoire qui soit celle du déploiement en l'homme de son humanité !
bull2.gif (117 octets)  La citoyenneté se donne en société comme condition de l'humanité (3.) On comprend alors les réserves que ne peuvent manquer de susciter les discours opportunistes qui aujourd'hui ramènent l'éducation à la citoyenneté à des raisons de circonstances, qu'il s'agisse d'apaiser la violence à l'école ou de calmer les banlieues. Au fond, la question implicite qui hante les appels à l'éducation est celle de savoir ce qu'il faut changer pour que tout reste pareil : comment garder les mêmes écoles [i. e. dans le même état, avec le même fonctionnement], mais moins la violence, les mêmes banlieues, mais moins la contestation ... ? Comme s'il fallait à tout prix éviter de devoir considérer les phénomènes incriminés comme autant d'analyseurs sociaux [en clair: éviter de se mettre soi-même en question] ! Vouloir changer les effets sans rien changer aux causes demeure bien ainsi, dans l'imaginaire bien-pensant des classes favorisées, l'éternelle formule nucléaire de tous les réformismes ! En appeler de la sorte à l'esprit citoyen pour consacrer un ordre social qui macère dans son conservatisme procède du même abus de langage que celui, par exemple, que pratique l'entreprise lorsqu'elle s'auto-proclame citoyenne pour améliorer son profit. Or, le citoyen ne saurait, sans se nier comme tel, servir des intérêts particuliers. Sa morale, en effet, n'est point de calcul, (hétéronomie), mais de principe, (autonomie). C'est même précisément ce dernier trait qui assigne le sujet comme citoyen dès lors qu'il se trouve en position de contribuer à former l'expression de la volonté générale, dont on rappelle qu'elle a pour objet l'intérêt commun, de quelque façon qu'on le nomme par ailleurs : intérêt public ou intérêt général. En bref, si des volontés particulières [des individus privés] ont besoin du conservatisme de l'ordre social pour protéger leurs intérêts, c'est la citoyenneté qui, dans l'état social, constitue la condition (potentiellement subversive) de la liberté de l'homme.
bull2.gif (117 octets)  Il faut y insister : le concept de citoyen est un concept politique. Or la cité n'est pas la société. Sous cette opposition, Hegel évidemment. Mais quid de l'intérêt de cette distinction ? Comment, dans le même individu, penser les relations de l'homme (en tant qu'il est toujours déjà pris dans le rapport social) et du citoyen ? Jacques Billard (4), pour explorer les sphères d'appartenance où chacun distribue son existence, reprend à sa façon les distinctions opérées par Hegel (5) entre la famille, la société (civile) et l'Etat - eux-mêmes compris, soit dit en passant, comme trois moments qui se succèdent dialectiquement dans un processus qui n'est autre que celui du droit. Hegel, donc, définit trois sortes de liens. Le lien familial, d'abord, dominé par le sentiment : l'individu " n'existe en elle - la famille - que comme membre et non pas comme personne pour soi " (§ 158). Le lien social, ensuite, dominé par l'égoïsme (§ 183) et par l'intérêt (§ 187). L'Etat, enfin, où le lien politique se règle sur des principes rationnels. Or, ce que montre J. Billard, c'est que les deux premiers types de liens expriment les formes de dépendance dans lesquelles sont pris les individus. Dès lors que ces derniers ne maîtrisent pas ce qui les fait agir, ils sont dans l'hétéronomie. L'affectivité et l'intérêt, en effet, appartiennent au registre de la passion, de l'influence, de l'emprise, en bref, de tout ce qui met l'individu en position de subir en réalité ce qu'il se donne l'apparence de vouloir de lui-même. Lorsque Camus, par exemple, déclare : " J'aime la Justice ; mais je défendrai ma mère avant la Justice " (6), il y a fort à croire que le Pied-noir en lui obnubile l'intellectuel. Lorsqu'un élève de SES, partagé entre l'assomption de ses obligations scolaires et la fidélité de clan aux codes extra, voire anti-scolaires de la bande, choisit la loi de la bande, nul doute qu'il cède alors sans distance à une pression coercitive. Par conséquent, une conduite que déterrninent le sentiment (affectivité), l'inclination ou même le calcul d'intérêt est hétéronome puisqu'elle dépend empiriquement des circonstances [elle reçoit pour ainsi dire sa loi de l'extérieur]. Le dernier type de lien, au contraire, à savoir le lien à l'Etat, c'est-à-dire le lien politique de citoyenneté, parce qu'il se règle, lui, sur des principes rationnels, et non point se subordonne au sentiment ou à l'intérêt égoïste, peut et doit être dit autonome.
bull2.gif (117 octets)  Que le citoyen, donc, dérive son action de principes rationnels (autonomie) et non point de l'expérience (sentiment ou calcul d'intérêt [donc hétéronomie]) se comprend dans l'idée de sa participation au souverain, qui est la forme de sa liberté. Le citoyen, par conséquent, loin de devoir se subordonner à l'aléa des circonstances, entend au contraire affirmer contre lui sa prise sur les événements et par là son pouvoir sur le cours de son propre destin. On ne saurait donc réduire le lien politique qu'assume la citoyenneté à ce qu'on nomme communément le lien social. Ce dernier, qui a rapport aux mœurs (Hegel) et s'exprime dans un habitus de vie collective, ne va pas plus loin que ce que peuvent intégrer les hypothèses des sciences sociales. Cela signifie qu'entre le social et le politique existe une solution de continuité : le politique en effet, on l'a dit, dérive non du social mais de principes. La citoyenneté, autrement dit, est affaire non de causalité mais de fondement et par suite d'institution et non point de construction. C'est pourquoi, si elle ne découle pas du social, elle l'ordonne toutefois et le soumet à des valeurs qui, pour cette même raison, ne doivent rien à sa spontanéité.
bull2.gif (117 octets)  Il importe donc, à l'école, de permettre aux élèves de prendre conscience de l'intérêt de multiplier leurs appartenances et de passer de l'hétéronomie à l'autonomie. Et cela même est pensable dans le milieu spécialisé. Dans cette perspective, une expérience est conduite (7) dans un EMPro : elle consiste dans des rencontres dites de philosophie, où, en classe, huit adolescents échangent entre eux, dans la plus grande liberté, sur des thèmes qu'ils ont eux-mêmes choisis (le droit, la justice, la liberté, la vie et la mort, le respect, etc.). Chaque séance, qui dure environ un quart d'heure, est filmée et le micro passe de main en main. L'enseignant et les formateurs sont présents mais n'interviennent pas. Dans leur réserve ils restent les garants d'un cadre propice à la circulation de la parole entre les élèves. Un temps de régulation fait systématiquement suite au temps des échanges : les jeunes regardent alors l'enregistrement vidéo de la séquence qu'ils viennent de prendre en charge, après quoi ils participent à l'analyse qui en est faite selon deux axes :
- Sur la forme, il s'agit de les aider à repérer ce qui peut porter atteinte au territoire de l'un ou de l'autre (par exemple, en volant la parole, ou en la monopolisant) ou encore à son narcissisme (par exemple, en se laissant aller à des injures ou à des jugements de valeur).
- Sur le fond, il s'agit d'enrichir leur réflexion sur le thème abordé, de développer leur questionnement et donc de leur permettre d'exploiter leurs ressources abstractives.
bull2.gif (117 octets)  Par ailleurs, chaque séance initie une réflexion qui trouve en classe son prolongement à travers des écrits, des lectures, des notations enregistrés dans un classeur où figurent ainsi des textes philosophiques (lus et travaillés en classe), des points de vue personnels, des dessins, des images, des poèmes...
bull2.gif (117 octets)  On peut ainsi présenter les enjeux de ce travail pour les élèves :
- Ouvrir un espace pour une parole à la fois personnelle et collective dans un cadre précis (thème, durée, périodicité et développement dans le temps).
- Permettre de réguler les relations sociales. L'apprentissage du vivre ensemble passe par le respect de la parole de chacun (rapport à la loi). L'enregistrement des séquences est nécessaire à l'analyse du déroulement de ces rencontres.
- Développer un questionnement interactif et intérieur. Comme l'écrit C. Kerbrat-Orecchioni, " l'acte de question est à coup sûr le plus intrinsèquement interactif, ou du moins dialogal, en ce que sa réalisation implique très fortement l'autre. " (8)
- Approfondir et enrichir une réflexion individuelle et collective sur les thèmes choisis devrait apporter une aide pour le développement de la pensée de chacun.


1 La question de savoir ce que doit être l'école se donne comme la question quid juris par excellence, c'est-à-dire
celle-même qui, du point de vue du droit [i. e. de ce qui doit être], interroge la nature (l'essence) et donc les fins de l'école.
2 Cette idée ne peut être qu'indéterminée, c'est-à-dire ouverte. De fait, chaque fois qu'on a voulu dans le passé lui donner un contenu - une définition - on n'a fait que diviser l'humanité contre elle-même et, au bout du compte, la nier [dans son universalité].
3 Comme l'écrit Jacques Billard, " ... il faut être citoyen pour que l'humanité soit possible, et donc pour que l'homme libre, accompli ... et privé soit possible " ("Enseigner le civisme et la citoyenneté ", in Les Entretiens Nathan, " L'Ecole contre l'exclusion ", Actes VIII, 1997).
4 " Enseigner le civisme et la citoyenneté ", in Les Entretiens Nathan, Actes VIII, 1997.
5 Dans les Principes de la philosophie du droit, 3 ~_` partie : " La moralité objective ".
6 Cité par Simone de Beauvoir, Laforce des choses, Le livre de poche, p. 149.
7 Isabelle Vinatier, Professeur au CNEFEI de Suresnes, en est le concepteur et le maître d'œuvre.
8 La question, PUL, 199 1, p. 10.