Biennale 5
logo INRP (3488 octets)

Les jeux vidéo : du ludique au pédagogique ?

Auteur(s) : TREMEL Laurent

Lobi89.gif (730 octets)

retour au résumé


bull2.gif (117 octets)   Le propos de la communication est de s'interroger sur l'évolution des thématiques des jeux vidéo pratiqués sur ordinateurs multimédia, dans le but de contribuer au développement d'une sociologie analysant les usages liées à la diffusion de ces produits, ainsi que leurs possibles aspects pédagogiques. Alors que cette activité ludique s'impose, que tout un chacun est en mesure d'en saisir les implications économiques et culturelles, et que les médias se font forts d'interpréter les tenants et les aboutissants de ce " phénomène de société ", on constate que l'intérêt des sociologues ou des chercheurs en sciences de l'éducation pour la question reste timide et marginal. L'une des causes tient sans doute à la difficulté d'élaborer des modèles d'analyse relevant d'une " sociologie des jeux ". Sous l'influence d'une pensée romantique diffuse (Brougère 1995), encore très présente dans nos sociétés, notamment dans certains milieux éducatifs, l'acte de " jouer " relèverait de la spontanéité de l'être, de pulsions, liées à l'enfance et à l'adolescence, se prêtant mal à une analyse en termes de logiques sociales. S'ajoute à cette difficulté, une raison tenant au partage des domaines académiques, les études sur les jeux étant le plus souvent rapportées à l'enfance et au champ d'analyse de la psychologie1.
bull2.gif (117 octets)  Devant la demande sociale, un domaine connexe, celui de l'informatique à l'école, bénéficie a contrario d'une littérature abondante. Cette question est peu à peu devenue un enjeu majeur en éducation, dans une perspective présentant d'ailleurs des similitudes avec la problématique des " 80% d'une génération au niveau du bac " : les premières recherches effectuées sur ce thème démontraient en effet que, " spontanément ", la pratique de l'informatique était plutôt le fait de jeunes issus de milieux aisés (Baron 1989), fréquentant les classes scientifiques. Alors que l'informatique devenait un outil indispensable dans les sociétés modernes, il y avait là oeuvre de justice sociale et d'intégration culturelle que tous les apprenants y soient sensibilisés, pour maîtriser certaines compétences qui leur seraient nécessaires dans leur vie de tous les jours et dans leur vie professionnelle. Cette perspective étant combinée avec des considérations d'ordre socio-économique : produire des générations de travailleurs " efficaces " sachant utiliser les nouveaux outils technologiques. Le relatif échec des plans " informatique à l'école ", souligné par plusieurs auteurs (Bruillard 1997, Pouts-Lajus et Riché-Magnier 1998), du en partie à la " résistance " du corps enseignant (peur que l'enseignant soit peu à peu remplac? par un ordinateur " machine à apprendre ", manque de compétences dans le domaine, ...), mais aussi à l'obsolescence rapide des machines fournies aux établissements, amena à des injonctions assez pressantes du pouvoir politique d'y remédier, de même qu'à des interrogations sur la capacité de l'école à " s'adapter à son nouvel environnement " (Pouts-Lajus et Riché-Magnier, op cit) ou encore sur l'efficience de son " rôle de socialisation et d'éducation des enfants " (id.). Au regard de cette dernière question, le développement d'études sur la pratique des jeux vidéo nous semble d'un grand intérêt, puisqu'il permet de mieux comprendre ce qui se joue entre pairs dans un temps " non scolaire " où se développe une socialisation informelle qui renseigne les pédagogues sur certaines motivations des jeunes. Il est donc un peu regrettable de constater qu'au sein du champ, ces études font en quelque sorte figure de " cerise sur le gâteau ", en étant reléguées à la périphérie. De plus, alors que la sociologie des usages de l'informatique a déjà été faite, c'est un peu comme si, alors que l'on aborde le domaine des jeux vidéo, l'analyse sociologique tendrait à s'effacer... On sait que les jeunes trouvent cela passionnant, on insiste sur le caractère " massif " de la pratique qui toucherait indistinctement toute une génération et, dans cette perspective, on mélange allègrement des produits (se jouant tantôt sur consoles " bas de gamme " ou " haut de gamme ", sur ordinateurs " bas de gamme " ou " multimédia ") en ignorant qu'ils relèvent d'usages sociaux bien différents, en fonction de l'âge ou encore du milieu social, cette dernière variable étant souvent occultée. Typique de cette tendance est l'article de Patrick Longuet (1996), pourtant publié dans une revue de référence2, où l'on met en exergue le fait que " Les jeux vidéo ont la place d'un loisir de masse. A ce titre ils sont indifférents aux lignes de partage socio economies qui divise la population en P.C.S. par exemple ", alors même que certains commentaires de l'auteur sur la vie sociale laissent songeur3. On relèvera également le bon accueil fait au livre des frères Le Diberder4 dans le monde de la recherche, qui sera cité comme référence par Jacques Perriault, universitaire spécialiste des nouvelles technologies (1996), et dont Longuet se présentait comme leur épigone. Alors que l'ouvrage de Pierre Bruno (1993), sorti quasiment au même moment, ne bénéficiera pas du même engouement. Les analyses de Bruno sont pourtant d'un grand intérêt et établissent clairement la corrélation entre le milieu social et les usages des pratiquants. Alors que l'utilisation exclusive de jeux d'action sur console est plutôt le fait d'adolescents issus de milieux populaires, les jeux de simulation (Sim City, Civilization, ...), présentés par les producteurs comme " intelligents ", sont pratiqués sur micro-ordinateur par des joueurs souvent plus âgés et issus de milieux plus aisés. Sans doute que la perspective structuraliste " marxisante " de Bruno, se voulant résolument critique, voire dénonciatoire, peut apparaître un peu surannée et à contre-courant d'un discours dominant volontiers enthousiaste l'égard des produits multimédia et que cela l'explique. Les quelque incises que l'on trouve dans les ouvrages traitant de l'informatique à l'école évoquent donc généralement l'idée que la pratique des jeux vidéo donne lieu à des échanges de connaissances pouvant présenter des aspects pédagogiques (" les pédagogues doivent s'y intéresser "), sans que l'on rentre dans les détails et que l'on puisse se référer à des études empiriques détaillées.
bull2.gif (117 octets)  C'est à une réflexion autour du thème de la diffusion des connaissances au travers de cette activité ludique que nous allons nous essayer aujourd'hui. A la suite de la recherche conduite précédemment sur la pratique des jeux de rôles sur table (Trémel 1998a, 1999) notre contribution s'inscrit dans une perspective visant à " déscolariser " la sociologie de l'éducation, montrer comment, dans un temps non scolaire, entre pairs, les jeunes peuvent acquérir des savoirs, peuvent être confrontés à des problématiques rentrant en jeu dans le cadre de leur construction identitaire. Précisons toutefois, à titre préalable, que les jeux vidéo que nous allons étudier ici sont des logiciels fonctionnant sur des ordinateurs multimédia assez coéteux. Leur public se recrute par conséquent plutôt parmi des jeunes des classes " moyennes supérieures ", lycéens ou étudiants. Le corpus ayant servi de base à la réflexion comporte onze logiciels, ayant tous connus un succès notable : Civilization
(Microprose 1992), Civilization II (Microprose 1997), Civilization Call to Power (Activision 1999), Colonization (Microprose 1994), Conquest of the New Word (Interplay 1996), la série des Wing Commander (Origin 1994, 1995, 1996), Age of empires (Microsoft 1998), Age of empires II (Microsoft 1999), et le jeu de rôles Baldur's Gate (Bioware 1998). L'étude des Wing Commander déjà fait l'objet d'une publication auquel le lecteur peut se référer (Trémel 1998 b).
bull2.gif (117 octets)  Au travers de ce travail, une évolution de la production des jeux " intelligents ", destinée aux enfants de cadres, apparaît assez clairement. Elle est caractérisée par deux grandes tendances : la volonté de construire des produits présentant des aspects " savants " et la nécessité de faire dans le " politiquement correct ". Les jeux édités par Microsoft et sa filiale Microprose que nous avons analysés se caractérisent ainsi par une volonté très prégnante de référence à l'histoire. Mais, alors que le premier produit du genre présentait des aspects frustres et contestables5, les suivants tendront à arrondir les angles. On relèvera par exemple que Civilization II et, plus encore, Civilization Call to Power, multiplieront les possibilités de développer des civilisations sur les cinq continents alors que le premier produit ignorait largement les cultures de souche non-européenne (Trémel, à paraître). De même, les jeux Age of Empires, sortis postérieurement, ayant pour thème l'Antiquité et le Moyen-Age sensibilisent aux événements historiques des époques qu'ils traitent et aux moeurs (principalement militaires) des différentes belligérants. Certes, un historien trouverait sans doute beaucoup à redire, mais les revues spécialisées et les joueurs soulignent en général la bonne qualité de ces produits et le fait qu'ils permettent, par exemple, d'améliorer sa culture générale ou " d'épater les profs " en faisant preuve d'une certaine érudition. On peut, en parallèle, s'interroger sur le fait que d'autres jeux, n'ayant pas les mêmes prétentions " savantes " soient aussi affectés par le processus. En ce sens, l'étude du jeu de rôle Baldur's Gate, ou des Wing Commander, témoigne du développement de la même tendance. On relèvera dans Baldur's Gate l'introduction de références à des disciplines scientifiques qui en font un produit complexe : une dimension " psychologique " tout d'abord : le héros, orphelin recueilli par un vieux magicien, apprendra peu à peu, au travers de rêves prémonitoires, qu'il a des origines troubles, nobles sans doute, mais aussi démoniaques... Il découvre ainsi en cours de jeu, un " demi-frère ", voué au mal, contre lequel il devra lutter, et qu'il devra finalement détruire. Afin de rompre avec des schémas jugés trop " na•fs " (princesse à délivrer, dragon à tuer, etc.), l'aventure intégrera aussi des enjeux économiques : un parasite altère la qualité du fer produit dans le Sud, qui devient un métal rare et précieux, de plus, des brigands attaquent systématiquement les caravanes de marchands de métaux du Sud qui arrivent encore à produire. Seule une mine située au Nord, possédée par un marchand de la ville de la Porte de Baldur épargnée. L'intrigue va se structurer autour de cette problématique : le héros va découvrir que le marchand de la Porte de Baldur est un être démoniaque (son demi-frère) qui a ourdi ce complot afin de s'enrichir, de devenir un notable suffisamment influent, puis de se faire élire Gouverneur (ce qui lui permettra en toute impunité de développer ses activités criminelles). Au travers des développements du scénario, le joueur sera également sensibilisé à des aspects " historiques " (l'importance des guildes de marchands au Moyen-Age), " sociologiques " (la haine des peuples du Sud pour les peuples du Nord, qui menacent de déclarer la guerre en pensant qu'ils ont orchestré la pénurie de fer et les attaques de convois), " ethnographiques " (la visite d'un village hobbit, la visite de la Porte de Baldur), " politiques " (la répartition des pouvoirs -militaire, économique et nobiliaire - au sein de la ville), etc. Dans Wing Commander, l'appel à des notions savantes apparaissait dès le second opus, afin de justifier la lutte du héros contre de " méchants " extra-terrestres et de parer aux critiques dénonçant ce schéma comme raciste : on fournissait ainsi des précisions au joueur sur la société Kilrathi (au niveau des moeurs, de la culture, de la géo-politique) afin de justifier son combat (les Kilrathi sont expansionnistes, cruels et... racistes, il faut les vaincre). Toutefois, l'évolution accompagnait une volonté de faire avant-tout dans le " politiquement correct ", puisqu'après ce " second épisode " - où le héros vainquait les extra-terrestres - le troisième proposait une lutte contre un généralissime ayant des velléités de dictateur s'appuyant pour se faire sur une " unité d'élite " proche des SS. On ne pouvait imaginer combat plus légitime... De même, en y regardant de plus près, tous les produits que nous avons évoqué ci-dessus obéissent à cette même logique : parer aux critiques d'ordre idéologique qu'on pourrait leur faire... Cette nécessité se justifie par le regard vigilant de certaines associations de parents qui, aux Etats-Unis comme en France, " surveillent " la production et parviennent parfois à faire interdire des jeux (en raison de leur " violence " et de leur " mauvais goét "), mais aussi par l'analyse critique que peuvent en faire les revues spécialisées ou les joueurs eux-mêmes6.
bull2.gif (117 octets)  D'un point de vue sociologique, le phénomène peut être analysé au regard de travaux de référence sur la notion de " culture critique " : du fait que la vulgarisation de ressources critiques (notamment issues des sciences sociales), les acteurs sociaux mobilisent aujourd'hui ce type de compétences dans leur vie de tous les jours afin de déconstruire ce qu'ils identifient comme des leurres (Boltanski 1991, Derouet 1992). Dans le cas des jeux vidéo, il convient toutefois, à notre sens, de soulever l'hypothèse que le processus constaté au niveau de la production ;participerait, en fait, à une sorte de " critique intégrée "... par les producteurs : le temps d'élaboration et de finition d'un jeu étant relativement long (un à deux ans), certains produits " na•fs " sortent donc alors que le concept de leurs " descendants " est déjà pensé. L'évolution de la complexification des thématiques servirait ainsi le moteur idéologique dominant du multimédia : " l'incroyable " évolution des techniques, produisant des machines de plus en plus performantes, des " mondes " de plus en adéquation avec le réel serait accompagnée d'une maturation des contenus. En ce sens il faudrait plutôt y voir une sorte d'effet pervers de la critique, comparable aux dérives constatées dans certains établissements scolaires afin de répondre à la " demande sociale " (Derouet Dutercq 1997), ou au phénomène de réutilisation des acquis des sciences humaines par les managers afin de mieux contrôler leurs employés (Boltanski Chiapello 1999). D'autant plus que les changements que nous avons relevés ne remettent en rien en cause la philosophie présidant à la réussite dans les scénarii, toujours axée sur une accumulation de ressources (argent, pouvoirs magiques, unités militaires, ...) nécessaires pour écraser ses adversaires.
bull2.gif (117 octets)  Les jeux vidéo sont à l'origine de la diffusion et de l'échange de connaissances chez les jeunes. Le constat apparaît indéniable. En ce sens, ils constituent un objet d'étude pour les sciences de l'éducation et nous avons voulu, au travers de cet exposé, sensibiliser le lecteur à un corpus jeux vidéo pour ordinateurs multimédia. Nul doute que les joueurs vont y acquérir, en parallèle à leur cursus scolaire, des compétences qu'ils pourront réutiliser. Toutefois, le phénomène reste tributaire des clivages sociaux et il convient, selon nous, d'en interroger les implications idéologiques, celles-ci échappant en grande partie aux observateurs " savants " du fait du manque d'analyses approfondies disponibles sur ces produits. Si l'ensemble favorise peut-être la socialisation d'enfants destinés à devenir de " bons membres " d'une social-démocratie néo-libérale moderne, nantis d'une bonne " culture générale ", ne convient-il pas de s'interroger sur les formes de savoir qui en découlent, correspondant manifestement à une tentative d'imposition de normes ?
bull2.gif (117 octets)  NB : pour des raisons de place, cette communication n'est pas accompagnée des références bibliographiques complètes. Ecrire au besoin à l'auteur qui les fournira.
1 Le problème se pose aussi aux chercheurs voulant développer une " sociologie de l'enfance ". On pourra sur ce point se référer aux deux numéros de la revue Education et Sociétés. Revue internationale de sociologie de l'éducation (n¡2-98 et n¡3-99) coordonnés par Régine Sirota, consacrés à ce thème.
2 La Revue Française de Pédagogie, éditée par l'INRP.
3 On apprend par exemple que "l'éducation des enfants est davantage réfléchie dans les foyers favorisés (sic)" (op. cit., page 72).
4 Intellectuels fortement liés au monde de l'audiovisuel et du multimédia dont la thèse centrale défendue dans leur ouvrage est d'aboutir à une aide des pouvoirs publics en direction de la production française et européenne de jeux vidéo pour lutter contre la mainmise des Etats-Unis.
5 Basés sur les travaux contestés de l'historien américain Will Durant, le jeu aboutissait à une vision évolutionniste et " américano-centrée " du monde pouvant facilement être critiquée.
6 Les pages du magazine Joystick sont en ce sens une lecture édifiante.
bull2.gif (117 octets)  Nous avons également remarqué cette tendance chez les joueurs, mais plutôt par rapport à des produits nettement " contestables ", pour leur aspect militariste notamment : Command and Conquer, Imperium Galactica, Wing
bull2.gif (117 octets)  Commander, etc.