Biennale 5
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Culture et réforme du curriculum. Quelle culture pour quelle société ?

Auteur(s) : CHENE Adèle, SAINT-JACQUES Diane

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bull2.gif (117 octets)   Dans la logique de son énoncé de politique éducative le ministère de l'Éducation du Québec (Gouvernement du Québec, 1997a) a amorcé depuis l'automne 1999 l'implantation d'une importante réforme des programmes d'éducation dans les écoles primaires et secondaires. Certes, cette réforme est l'expression d'une volonté de changement; sur elle convergent, en quelque sorte, les espoirs de la société à l'endroit de la génération montante, appelée à relever les défis de l'avenir. Toutefois, la réforme en cours a ceci de particulier que, tout en visant à instruire, socialiser et qualifier les jeunes, bref, à les préparer à être membres à part entière de la société, elle s'inscrit dans un contexte traversé par la conscience aiguë que le monde est en mutation, que l'avenir - celui de l'enfant dans sa famille, du citoyen dans sa communauté et de l'adulte au travail- demeure largement indéterminé. La mission confiée à l'école est titanesque, surtout que le cap demeure inconnu.
bull2.gif (117 octets)  L'ambition des résultats escomptés par la réforme répond aux défis de la concurrence, la mondialisation étant devenue une variable incontournable pour un pays industrialisé; il va de soi qu'apprendre à lire, écrire et compter ne suffit désormais plus pour réussir et se démarquer, et la réforme cherche à satisfaire la demande sociale expresse de rehausser le niveau de savoir déjà acquis dans le curriculum, tout en veillant à assurer le succès du plus grand nombre possible de jeunes. De plus, pour la société que l'école contribue à édifier, la réforme ne manque pas d'ajuster sa visée à l'idéal démocratique, mais on a un peu perdu de vue le fondement de cet idéal -du moins c'est ce qui est ressorti des États généraux (Gouvernement du Québec, 1996) qui, tout en recommandant que la réforme nous "permette de progresser vers une plus grande humanité", constataient que nous sommes dans une "conjoncture d'incertitude par rapport au projet social" (p.4).
bull2.gif (117 octets)  L'aspect de la réforme qui nous intéresse dans le cadre de discussion de la Biennale 2000 est celui de la place qui est faite à la culture dans les programmes. Place charnière, pourrait-on penser, entre les repères de la tradition et les défis nouveaux à relever; place ambiguë cependant. Car le rehaussement culturel du curriculum, posé comme une des conditions à la réussite des missions d'instruction, de socialisation et de qualification confiées à l'école, est associé parfois à l'enrichissement des matières enseignées à l'école, parfois à la part faite à des matières dites plus "naturellement" porteuses de culture, parfois à des approches historiques et contextuelles dans l'enseignement des matières, ou encore à un rapport plus étroit avec les productions dans les différents champs de l'activité humaine, et, enfin, parfois à une compréhension des valeurs indispensables à l'identité et à l'ouverture aux autres. Sous ces divers aspects de la demande de rehaussement culturel se retrouvent diverses conceptions de la culture: "culture générale" en tant qu'ensemble des savoirs sélectionnés par l'école, "culture humaniste" traditionnelle liée aux savoirs symboliques et à l'imaginaire, "culture seconde" (Dumont, 1968) comme processus de signification, mise à distance et mise en contexte de la "culture première", et, enfin, "culture identitaire", comme ensemble des coutumes, des modes de fonctionnement d'un groupe.
bull2.gif (117 octets)  Bref, l'école campe bel et bien sur le terrain culturel - la métaphore provient du Conseil supérieur de l'éducation (1994). L'Énoncé de politique éducative est d'avis qu'il faille aller au-delà des savoirs essentiels vers les "savoirs complexes", qu'il est impérieux de trouver comment harmoniser socialement les rapports humains devenus "plus complexes qu'autrefois" (Gouvernement du Québec, 1997: 3, 17) et, tenant compte des préoccupations largement partagées dans le public, se fait le porte-parole d'une demande de culture. Mais de quelle culture s'agit-il, et pour quelle société? Il serait difficile à quiconque aujourd'hui d'avancer une réponse sûre, d'autant plus que la réforme demeure porteuse de tensions à ce sujet.
bull2.gif (117 octets)  En effet, on peut déceler des visions différentes des savoirs et de la culture. On s'entend à dire qu'il faut réhabiliter la finalité culturelle du curriculum, les finalités utilitaires et cognitives étant largement acquises (Gouvernement du Québec, 1997b), c'est-à-dire que l'attention portée aux savoirs accumulés par les générations est valorisée; cette vision défend qu'il y a des savoirs à transmettre, elle s'intéresse à leur genèse et à leur caractère évolutif, elle les contextualise dans le temps et l'espace. Ainsi, la culture, celle des humanités, mais aujourd'hui ouverte aux disciplines scientifiques, et la "culture seconde", en tant que processus de signification, fournissent des repères, permettent de connaître les plus hautes réalisations humaines dans divers domaines et de reprendre à son tour la quête de savoirs.
bull2.gif (117 octets)  Par contre, les programmes dits provisoires (Gouvernement du Québec, 1999) et les documents d'accompagnement se réclament d'une vision socio-constructiviste de l'apprentissage. Celle-ci reconnaît un rôle majeur à l'action de l'individu sur les choses et à l'interaction sociale; elle souligne l'autonomie de l'enfant dans l'apprentissage et l'importance de la coopération pour édifier ses représentations du monde. Elle transpose au niveau de la démarche d'apprentissage l'histoire des savoirs ou des représentations, du moins telle que se la représente la vision constructiviste et interactionniste, en partie déterminée par ce qui l'a précédé et en partie indéterminée. Étant donné que de nouvelles conjonctures suscitent de nouvelles manières de concevoir les choses et de composer avec elles, on s'appliquera dans les pratiques à toujours situer les savoirs dans le contexte des expériences ici et maintenant. Ceci tend à particulariser et à relativiser la culture, et à lui reconnaître moins l'apport de savoirs hérités d'autres contextes et d'autres époques que celui de compétences acquises par delà les savoirs transitoires.
bull2.gif (117 octets)  Ainsi la transmission/appropriation des savoirs se trouve confrontée à la construction/reconstruction des savoirs, et la culture, comme traces de l'histoire de l'humanité et repères de signification, est mise en regard de la culture comme savoirs à construire et valeurs à partager. Alors que le projet de rehaussement culturel cherche à se tailler une place du côté des premières, la mise en ?uvre du projet donne à penser que les choix effectifs vont du côté des secondes. Voyons comment.
bull2.gif (117 octets)  La vision socio-constructiviste des nouveaux programmes du primaire et du secondaire se concrétise par diverses options pédagogiques, la plus innovatrice par rapport aux anciens programmes par objectifs étant l'approche par compétences. La compétence suppose que l'élève ait intégré des capacités, des habiletés et des connaissances, et puisse le moment venu les mobiliser dans l'action. L'enseignement est donc porté par une visée pragmatique. Dans cette logique, les programmes se présentent en deux parties: 1) un "programme d'études" rassemblant les compétences liées aux différents domaines disciplinaires ou de savoirs, tels la langue, la mathématique, les sciences, les arts, et 2) un "programme des programmes" rassemblant des compétences "transversales" d'ordre intellectuel, méthodologique, personnel et social, et de communication, ainsi que des compétences afférentes aux domaines de vie, entre autres la santé, l'environnement, les médias, la consommation. Le transfert des savoirs essentiels dans la vie de tous les jours confirme l'acquisition des compétences, et fait le pendant de la construction des savoirs à partir d'un contexte significatif et motivant pour l'élève. La formation de l'élève inclut des connaissances, certes, mais elle se concentre avant tout sur des capacités qui les intègrent à des savoir-faire, ceux-ci pouvant être intellectuels, mentaux, stratégiques, socio-affectifs ou psychomoteurs; tout cela doit contribuer à rendre les élèves "compétents pour s'intégrer progressivement dans la société et pour participer, à leur tour, à la construction du monde dans lequel ils évolueront" (Gouvernement du Québec, 1999: 3).
bull2.gif (117 octets)  L'approche par compétences nous fait donc poser à nouveau la question de la culture. Si, comme on en convient, les savoirs essentiels de la formation au primaire et au secondaire constituent la "culture générale", cette culture demeure forcément limitée. Le seul fait d'ancrer les connaissances dans des domaines d'expériences de vie déjà répertoriés, plutôt que de les camper dans les domaines disciplinaires, accentue l'utilitarisme de la formation et risque de faire tourner court l'intention de culture et de rehaussement culturel pour l'ensemble des domaines d'apprentissage. Un indice de cette orientation est que l'enrichissement, défini comme un "moyen d'approfondir les apprentissages de chaque élève et de développer ses intérêts et ses passions", ne fait pas partie de ce qui est prescrit dans le programme, il est formulé à titre de suggestion. Par ailleurs, même si elle vise à corriger l'atomisation des apprentissages qu'avait produite la réforme antérieure, l'approche par compétences relève néanmoins de la logique instrumentale, dominante dans les sociétés postindustrielles. Une rationalité qui raffine le diagnostic des actions et systématise la pédagogie se fait ingénierie et façonne une nouvelle culture. Enfin, l'approche par compétences condamne-t-elle les champs de savoirs particuliers qui ont été jusqu'à la postmodernité associés à la "culture humaniste" -ceux dont la caractéristique est de prendre une distance par rapport à la vie de tous les jours, voire de recréer le monde- à demeurer en porte à faux dans la culture générale? Elle est en tout cas assez éloquente à dire que nous pouvons aujourd'hui faire l'économie de cette culture, comme nous incite à le croire l'énoncé suivant: "Le plus fécond, dans la construction d'un socle de compétences, est d'adopter le point de vue d'une personne "ordinaire", qui a besoin de compétences non pour devenir un être hors du commun mais pour bien vivre dans la condition banale de la femme ou de l'homme moderne" (Vie Pédagogique, 1999: 17). Et qu'advient-il des sciences et de la technologie? Même si leurs théories et leurs pratiques jouissent d'un grand prestige présentement, on y puise pour la majorité des élèves ce qui peut être utile avant tout et faire du sens dans la vie du futur citoyen.
bull2.gif (117 octets)  Au départ, le projet de réforme du curriculum paraissait généreux à l'endroit de la finalité culturelle de l'école, quoique la culture y était déjà piégée par la polysémie du terme. Les nouveaux programmes ont pour effet d'accentuer les tensions à son sujet. L'espace occupé par le constructivisme devenu méthode ne laisse pas de place pour des objets de connaissance jugés incontournables, et dignes d'être affirmés comme tels parce qu'ils se rattachent à des époques ou des personnes significatives de l'histoire, ont laissé leurs traces dans nos manières de penser et d'agir ou sont des indices de la volonté des humains à se réaliser. L'approche par compétences devient le passage obligé de la formation des élèves. Par contre, qui portera la responsabilité et la volonté de culture, si elle n'est pas revendiquée par la société et portée l'École entière? Quelques écoles et quelques maîtres, peut-être, qui s'en donneront la mission et garderont en mémoire que "La culture seconde nous sort de la quotidienneté; elle nous force à convenir qu'il y a une culture, c'est-à-dire un devenir du monde et de l'humanité" (Dumont, 1981:28).
bull2.gif (117 octets)  Références
bull2.gif (117 octets)  Conseil supérieur de l'éducation (1994). Rénover le curriculum du primaire et du secondaire. Avis au ministre de l'Éducation. Québec: MEQ.
bull2.gif (117 octets)  Dumont, F. (1981). Reconnaissance du terrain. In Dumont, F. (dir.). Cette culture que l'on appelle savante. Questions de culture, I. (17-34). Québec: IQRC
bull2.gif (117 octets)  Dumont, F. (1968). Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire. Montréal: HMH.
bull2.gif (117 octets)  Gouvernement du Québec (1999). Programme de formation de l'école québécoise, Éducation préscolaire, enseignement primaire. Version provisoire. Québec: MEQ.
bull2.gif (117 octets)  Gouvernement du Québec (1997a). L'École, tout un programme. Énoncé de politique éducative. Québec: MEQ. Septembre.
bull2.gif (117 octets)  Gouvernement du Québec (1997b). Réaffirmer l'école. Rapport du Groupe de travail sur la réforme du curriculum. Québec: MEQ. Juin.
bull2.gif (117 octets)  Gouvernement du Québec (1996). Les États généraux sur l'éducation 1995-1996. Rénover notre système d'éducation : dix chantiers prioritaires. Québec: MEQ. Septembre.
bull2.gif (117 octets)  Vie pédagogique (1999). Construire des compétences, tout un programme! Entrevue avec Philippe Perrenoud. Propos recueillis par Luce Brossard. 112: 16-20.