Biennale 5
logo INRP (3488 octets)

Narration et dialogue pour éduquer en morale

Auteur(s) : Roy Bureau Lucille, Gendron, Claude

Lobi89.gif (730 octets)

retour au résumé


bull2.gif (117 octets)   La vertu peut-elle s'enseigner? demande Ménon à Socrate, dans un des plus célèbres dialogues de Platon. Et, si elle s'enseigne, est-ce par la parole, par l'exemple ou par l'exercice? Si elle ne résulte pas de l'enseignement, est-elle donnée par la nature ou vient-elle de quelque autre cause? Conversation immortelle que celle-là, sur un sujet que plus de deux mille ans de réflexion philosophique n'a pas réussi à épuiser. Car il faut bien le reconnaître, aujourd'hui comme hier, les questions de Ménon demeurent, insistantes, interpellantes, exigeantes même, forçant chaque génération à les reprendre à la racine, à les reproblématiser pour elle-même, à y chercher les réponses les plus pertinentes, qui tiennent compte de son ici et maintenant. C'est à cet effort de pensée et d'engagement pour la cause de l'éducation que nous souhaitons contribuer par les propos qui suivent.
bull2.gif (117 octets)  Qu'en est-il de la morale pour notre temps? Qu'en est-il de l'enseignement de la morale dans ce monde désenchanté, dont les cadres communs sont devenus problématiques (Taylor 1998)? Qu'en est-il du projet même d'éduquer en morale dans une civilisation dont le “malaise” est si profond qu'il affecte jusqu'au sens du sens ? Comment penser et mettre en oeuvre une éducation morale soucieuse de la condition post-moderne, celle qui a renoncé aux métarécits et à leur rôle de légitimation, celle qui met l'accent sur les différences, le pluralisme, celle qui remet en question la toute-puissance de la raison et reconnaît la fragilité du sujet (Lyotard 1979, 1986)?
bull2.gif (117 octets)  C'est avec toutes ces questions et préoccupations en tête que nous nous sommes intéressées au “virage narratif”, apparu ces vingt dernières années, à la fois en philosophie (McIntyre 1984; Taylor 1989; Ricoeur 1990; Jean-Marc Ferry 1996), en psychologie (Bruner 1985; Gilligan 1982; Brown 1988; Lyons 1983), en pédagogie (Greene 1988; Whiterell et Noddings 1991) et dans certaines approches d'éducation morale (Tappan et Brown 1989, 1996; Tappan 1991, 1999; Noddings 1994). Nous y avons trouvé un écho à notre questionnement philosophique, un point de vue autre, prometteur, pour nourrir notre réflexion et un souffle nouveau pour repenser nos pratiques. Voyons cela d'un peu plus près.
bull2.gif (117 octets)  D'abord, qu'est-ce que le narratif? Le narratif, résume très simplement la philosophe Anne Staquet (1997), c'est ce qui se raconte, non ce qui se démontre. Derrière le “virage” narratif des dernières années nous avons découvert un regain d'intérêt pour un mode de pensée longtemps occulté par le savoir savant. Ce mode, qualifié de narratif, prête attention aux personnes et à leurs actions, aux intentions et aux buts qui sont les leurs; il vise la compréhension, l'interprétation de l'expérience subjective et, pour ce faire, tient compte du contexte et de ses particularités. Il se distingue par là même du mode de pensée le plus reconnu, le mode logico-scientifique, axé sur l'argumentation, la logique propositionnelle et orienté vers un savoir universel, théorique, indépendant du contexte. Comme l'a bien mis en évidence Jérome Bruner (1985), ces deux modes constituent deux manières tout à fait différentes d'appréhender la réalité, d'organiser l'expérience. Pourquoi alors, après plus de deux millénaires de valorisation de la pensée rationnelle s'exprimant sous le mode logico-scientifique, s'intéresser à nouveau à ce qui se raconte plutôt qu'à ce qui se démontre? Qu'y a-t-il derrière cet engouement pour tout ce qui a trait aux histoires (grands récits, récits de vie, autobiographies...), en éthique et en éducation morale tout particulièrement? Pour faire court, nous dirions qu'il y a à la fois un malaise et une ouverture sur de nouveaux possibles. Commençons par le malaise.
bull2.gif (117 octets)  Derrière le virage narratif en éthique, nous pouvons déceler une critique sévère de la façon dont tout le domaine de l'éthique a été appréhendé ces derniers siècles, depuis Kant tout au moins, c'est-à-dire comme une affaire de tête qui a déserté la vie ou que la vie a désertée; un certain désenchantement face à la Raison, une Raison qui a trahi ses promesses en devenant instrumentale et en se réduisant à sa seule dimension raisonnante; une profonde insatisfaction face à la théorie, à certaines théories philosophiques et psychologiques en particulier, qui ont présenté le sujet moral comme un être désincarné, solitaire et autosuffisant ou qui en ont fait un simple jouet des forces extérieures, sans aucune prise sur lui-même ni sur sa vie.
bull2.gif (117 octets)  Le mode narratif retrouvé apparaît, quant à lui, plein de promesses pour comprendre la vie morale et pour repenser l'éducation morale. En attirant à nouveau l'attention sur l'être-en-relation que nous sommes, sur la parole partagée qui nous constitue et sur la quête de compréhension qui nous caractérise, il permet à la morale et à l'éducation morale de réintégrer la vie. En s'intéressant, en outre, non seulement à ce que nous sommes mais aussi à qui nous sommes et qui s'exprime à travers le langage, il devient possibilité retrouvée de nous mettre en quête de nous-même en nous ouvrant à l'autre, de faire sens des événements épars de notre vie en les racontant, ce qui nous permet d'en remonter la trame et d'en constituer une histoire cohérente qui devient notre histoire. Il permet au sujet moral de sortir de la réification dans laquelle la culture ambiante l'avait relégué et de se réapproprier sa vie.
bull2.gif (117 octets)  Nous avons trouvé une première expression du virage narratif en éducation morale dans les travaux des psychologues Mark B. Tappan et Lyn Mikel Brown. Leur approche, connue sous le nom d'approche narrative des conflits moraux, attire l'attention sur le rôle essentiel joué par le langage dans l'apprentissage de la vie morale, dans la formation de la conscience morale. Elle vise à aider les jeunes à se développer moralement en leur permettant de passer de la simple répétition du discours des autres (authoritative discourse) à l'apprivoisement et l'utilisation de leurs propres mots, à l'émergence de leur propre voix morale (internally persuasive discourse). Pour y arriver, elle invite les jeunes à retourner à eux-mêmes, à leur expérience morale vécue et à la raconter. Comme le rappelle Roland Barthes, la narration est une activité humaine fondamentale qui joue un rôle important en nous aidant à comprendre nos actions et celles des autres. Car, raconter son histoire demande beaucoup plus que d'énumérer des événements; c'est un exercice qui oblige à remettre en contexte, à reconstruire ce qui s'est passé, à justifier les décisions prises et les actions engagées à partir d'un point de vue que nous voulons défendre et réclamer comme étant le nôtre. Cette activité (authoring) donne l'occasion à la personne d'apprivoiser ses propres mots, de faire entendre sa voix morale, de se reconnaître et de s'affirmer comme l'auteure, la responsable de ses décisions et de ses actions devant les autres.
bull2.gif (117 octets)  L'approche narrative des conflits moraux donne l'occasion aux jeunes, en classe, de raconter leurs propres histoires morales devant un auditoire attentif et conciliant avec lequel ils peuvent entrer en dialogue. Les histoires racontées sont celles dont les jeunes sont les héros, les héroïnes; les valeurs proposées dans ces histoires sont celles qui les ont fait agir et au nom desquelles ils osent affirmer leur perspective morale; des histoires à partir desquelles ils apprennent un peu plus, chaque fois, en dialogue avec les autres, “à se mettre en je ” comme dirait Philippe Meirieu (1996). L'approche narrative de Tappan et Brown fixe comme but à l'éducation morale de favoriser, chez les jeunes, le devenir-auteur de leur propre vie morale, la quête d'une vie examinée en somme. Or tout devenir-auteur passe obligatoirement par l'appropriation des expériences, le développement de la prise de position quant-à-soi, de la réponse au nom de soi, de la cohérence (Audi 1997). À travers l'approche narrative, l'éducation morale se présente comme une possibilité offerte aux jeunes de découvrir la dimension morale de ce qui leur arrive, de retracer ce qu'ils valorisent et pourquoi, de faire émerger leur voix et de la mettre en dialogue avec celles des autres. À travers l'approche narrative, les jeunes se sentent concernés, interpellés par la morale. Ils y découvrent une occasion de se mettre en quête de sens et de développer leur responsabilité.
bull2.gif (117 octets)  Une autre expression de l'approche narrative en éducation morale émerge de la conception du dialogue soutenue par la philosophe de l'éducation Nel Noddings. Pour cette théoricienne de l'éthique de la sollicitude ou “caring”, le dialogue représente en effet une voie privilégiée pour exercer un mode de compréhension morale spécialement associé au narratif. Ce mode de compréhension se caractérise notamment par un souci du contextuel et du particulier et s'inscrit à l'intérieur d'une épistémologie morale critique des visées d'autonomie et d'universalisation traditionnellement assignées à l'agent moral et au raisonnement moral.
bull2.gif (117 octets)  Ainsi, selon Noddings (1991), le telos ayant sous-tendu la philosophie morale des deux derniers siècles pourrait être décrit comme la quête d'une méthode d'universalisation pouvant permettre à toute personne - raisonnant correctement et individuellement - de parvenir à une conclusion se révélant contraignante pour tout autre agent utilisant la même méthode. Un tel telos est pratiquement opposé à celui qui guide une approche narrative de l'éthique car il encourage une construction et une analyse de problèmes moraux tendant à ignorer l'identité des personnes concernées, leurs liens aux autres, leurs projets et leurs situations. Cette tradition d'impersonnalité/universalisation, comme l'appelle Margaret Walker (1995), favorise de plus le développement d'un soi moral détaché des autres et de ses émotions, préocuppé surtout par la formulation de jugements qui seront le fruit de cogitations solitaires et de l'application de principes universels.
bull2.gif (117 octets)  Dénonçant le mode de compréhension moral formel et abstrait alimenté par cette tradition, Nel Noddings défend l'usage du dialogue contre le strict recours aux principes pour déterminer la façon la plus appropriée de donner réponse aux besoins d'autrui: "Guidés par une éthique de sollicitude, nous ne pouvons décider à priori, uniquement sur la base de principes [...] comment répondre aux besoins des autres. Il nous faut entrer en dialogue pour le découvrir." Le rôle central joué par le dialogue à l'intérieur de l'éthique de la sollicitude s'inscrit donc en contrepartie du raisonnement détaché et principiel qui s'est longtemps imposé, en éthique, comme modèle pour traiter de problèmes moraux.
bull2.gif (117 octets)  La conception du dialogue moral rattachée à cette éthique narrative s'accompagne de plus d'une redéfinition du soi moral et de la vie morale. Ainsi, contrairement aux “éthiques de principes” qui amènent le soi à se dégager de ses liens interpersonnels avec les autres, l'éthique de la sollicitude considère qu'un soi moralement mature ne peut se développer qu'à partir des liens d'interdépendance qu'il construit avec autrui.
bull2.gif (117 octets)  Par ailleurs, alors que la tradition éthique d'impersonnalité/universalisation tend à circonscrire la vie morale autour d'un processus décisionnel gouverné par le choix de principes rationnels, certain-e-s partisan-e-s du paradigme narratif en éthique (Walker, Mason, Noddings) remettent en cause une telle délimitation du domaine moral en raison du fractionnement excessif de la trame de la vie morale qui en résulte. À cet égard, il convient de spécifier que dans la perspective philosophique de Noddings, chaque situation relationnelle place en quelque sorte le soi dans une position morale en invitant le Je à considérer l'Autre comme un Tu. Dans cette rencontre au quotidien, le caractère moral du dialogue devient ainsi lié autant à un savoir-être-en-relation qu'à un savoir raisonner, un savoir-être-en-relation plus collaboratif qu'adversarial. Noddings (1992) considère en effet que la capacité de vivre ensemble de façon positive, même en présence de désaccords, constitue la partie essentielle de la vie morale et de l'éducation morale. C'est à cet apprentissage que vient contribuer la pratique du dialogue moral en classe.
bull2.gif (117 octets)  Les approches d'éducation morale que nous avons présentées proposent une vision de la morale qui s'incarne au quotidien, dans la rencontre de l'autre, la découverte de soi et le vivre-ensemble d'une communauté qui s'appelle l'école. Elles reposent toutes deux sur la parole et sur l'écoute. Elles appellent un type de pédagogie qui se distingue de ce que Paolo Freire appelle le modèle bancaire, dans lequel les professeurs déposent le savoir dans les têtes vides des élèves. Elles appellent une pédagogie essentiellement dialogique. Cette pédagogie de l'oreille et de la parole partagée exige de repenser les relations maîtres-élèves, les rôles dévolus à chacun dans la classe. Elle demande aux maîtres et aux maîtresses d'être une présence (Buber 1965) pour les jeunes, une présence vivante pour des vivants; une présence qui sache se faire tour à tour réceptive, écoutante, supportante (Noddings 1994), parlante (Roy Bureau 1999), interprétante (Tappan 1991), témoignante (Gendron 1999), interpellante (Bouchard 1997; Duchesne 1997); une présence si présente dans l'instant qu'elle suscite la confiance et rende possible la rencontre, le questionnement, le dialogue. Elle demande aux élèves de s'engager personnellement dans leur apprentissage, de se mettre en marche, avec les autres, de prendre le risque de la parole et celui aussi de l'écoute qui transforme. Elle exige de repenser l'école comme une communauté d'apprentissage du je et du nous, un nous qui, comme le rappellent Lévinas et Derrida, n'est pas le pluriel de je . Et si, tout à coup, dans ce monde désenchanté, l'éducation morale retrouvait un sens? Maîtres et élèves sont-ils prêts à cela? Sont-ils préparés pour cela?