Le caractère implicite de l'Education constitue le cadre de la présente recherche. L'Education au quotidien se présente avec toutes les apparences du naturel. Elle semble dictée par l'ordre des choses. L'enfant s'y fond, s'y incorpore. Il s'agit d'une violence, souvent douce, toujours invisible, ce qui n'enlève rien à sa force, bien au contraire. Sa puissance est donc énorme et agit à l'insu des acteurs. Ceci dit, elle est d'une nécessité vitale pour l'individu. C'est grâce à elle que s'érige son identité. L'adulte, en utilisant le module éducatif implicite qu'il a lui-même incorporé durant sa propre enfance, va répondre aux besoins de l'enfant et la qualité de ses réponses va construire la personne, avec plus ou moins de bonheur.
  Questions de recherche
  La question que nous nous posons est de savoir comment les sujets sont affectés par leur éducation implicite et quel bilan ils tirent de cette violence symbolique que représente l'éducation. Nous nous demandons comment les sujets structurent le champ de leurs besoins psychosociaux, comment s'organisent leurs choix. Nous nous interrogeons sur les liens implicatifs entre les besoins. Quel besoin entraîne l'autre ? Quel besoin est le plus inclusif ?
  Modèle de référence
  Les dimensions fondamentales de l'identité renvoient à la notion de besoins, ceux-ci exprimant la dépendance de l'individu à son milieu. Au Centre de Recherche et d'Innovation en Sociopédagogie familiale et scolaire (C.E.R.I.S.) à l'Université de Mons (Belgique), nous avons proposé un modèle qui prend en compte douze besoins - en articulation les uns avec les autres - indispensables au développement de l'enfant 1. Le paradigme comporte quatre dimensions : affective, cognitive, sociale et idéologique. A chacune de ces dimensions correspondent trois besoins spécifiques de l'enfant qui impliquent des catégories d'attitudes et de comportements chez les parents. Ainsi, les trois besoins du domaine affectif sont l'attachement, l'acceptation et l'investissement ; ceux du domaine cognitif sont la stimulation, l'expérimentation et le renforcement ; ceux du domaine social sont la communication, la considération et les structures. Soit neuf besoins au total. Nous n'avons pas pris en compte dans cette recherche des besoins idéologiques qui sont présents dans les neuf besoins analysés.
  Ce modèle des besoins psychosociaux a servi de base à l'élaboration d'un questionnaire-bilan pour les enfants du troisième cycle primaire.
  Questionnaire-bilan des besoins
  Le modèle ci-mentionné a donc servi de cadre pour fournir un contenu complet et cohérent à l'investigation du vécu éducatif de l'enfant. Encore fallait-il opérationnaliser les différents concepts du modèle, c'est-à-dire créer des items concrets, accessibles à la population. Une approche autobiographique des enfants a servi de support à cette élaboration. Il importait de susciter des souvenirs qui avaient laissé des traces dans la mémoire. Les individus conservent des informations centrales qu'on appelle scripts ou protocoles. Ce sont des processus de reconstruction permettant d'appréhender globalement ce qui a été vécu. Les discours et témoignages spontanés des enfants de 10 à 13 ans ont permis de repérer des scripts qui ont constitué des items. Ceux-ci ont été classés dans le modèle des besoins. Chacun des neuf besoins est investigué par 10 items répartis en 5 positifs et 5 négatifs, soit 45 items positifs et 45 items négatifs.
  La consigne donnée à l'enfant était : " Tu colories un rond chaque fois que tu es d'accord avec la proposition ".
" J'aime ma famille " ou " ce que je voudrais, c'est reconstruire la vie autrement " sont des exemples d'items (scripts) proposés.
  Echantillon
  Le questionnaire a été proposé à 830 élèves âgés de 10 à 12 ans de l'ensemble des écoles de l'entité de Châtelet (Belgique).
  Analyse métrologique du questionnaire
  L'analyse métrologique du questionnaire - fidélité par constance interne, validité de contenu, sensibilité - a été réalisée ; elle appara"t comme satisfaisante.
  Analyses statistiques des réponses
  Nous proposons de retenir ici deux analyses pour lesquelles nous présentons quelques résultats qui nous paraissent intéressants. Il s'agit de l'analyse hiérarchique de similarité qui nous fournira une classification des items en fonction de la proximité des choix des enfants et de l'analyse implicative qui nous indiquera les liens implicatifs entre les besoins.
  Analyse hiérarchique de similarité
  L'objectif de l'analyse hiérarchique de similarité est de mesurer la similarité existant entre les items en examinant la proximité des choix, pour finalement dégager des groupes de variables. La notion de proximité permet de construire un arbre de classification et ainsi d'ordonner, de hiérarchiser les items. Pour cela, on agrège les éléments de proche en proche.
  Cohésive2) . Pour des raisons de clarté, nous avons sélectionné les 20 items (parmi les 90) qui se sont révélés les plus puissants à l'analyse factorielle précédemment réalisée.
  En coupant l'arbre de classification après le 16ème niveau, on obtient quatre classes de variables.
  Classe A : amitié et estime
12 - j'attache beaucoup d'importance à l'amitié
74 - j'essaie toujours que chacun se comprenne l'un l'autre
75 - je trouve que chacun doit être naturel, se montrer comme il est
38 - mon avenir est quelque chose d'important pour mes parents
87 - mes parents trouvent que j'ai beaucoup de valeur
  Classe B : confiance et tendresse
18 - mes parents m'aiment beaucoup
29 - mes parents me font confiance
21 - je reçois beaucoup de tendresse
22 - j'ai de la chance : on s'occupe bien de moi
23 - mes parents sont contents que je sois là
  Classe C : dépression et évasion
17 - j'aurais mieux fait de ne pas naître
72 - je suis souvent seul(e)
33 - j'aimerais vivre une autre vie que celle qu'on m'oblige à vivre
52 - ce que je voudrais, c'est reconstruire la vie autrement
57 - j'ai envie de voir le monde d'une autre façon
63 - je suis souvent puni(e) par mes parents
51 - j'aime prendre des risques, le danger ne me fait pas peur
  Classe D : amour et structure
15 - j'aime ma famille
62 - mes parents font attention à ce que je fais
91 - je sais bien ce que je peux faire et ne pas faire
  Les scripts (items) ont donc été, par l'analyse hiérarchique de similarité, inscrits dans quatre classes plus larges qu'on peut appeler " schémas " et qui constituent des organisations actives d'expériences passées. Trois schémas positifs et un schéma négatif se dégagent de l'analyse.
  Il semblerait bien que la dimension positive - la bientraitance, pourrait-on dire - s'organise, dans la mémoire des sujets, selon trois structures différentes. Par contre, les items négatifs se regroupent dans une seule classe.
  En synthèse, on pourrait dire que la bientraitance apparaît de façon plus hétérogène que la maltraitance. Il y aurait donc plusieurs pistes de bientraitance.
  Analyse implicative
  Considérant deux besoins a et b, dans quelle mesure peut-on avancer que, de manière significative, le besoin a entraîné le besoin b ? C'est ce que nous avons envisagé avec les 9 besoins. L'analyse implicative permet de révéler, dans l'ensemble de ces besoins, des réseaux organisés. On peut représenter graphiquement les liens implicatifs en faisant appara"tre des chemins significatifs. Un graphe est orienté et non symétrique. Il ne se lit pas de la même manière de haut en bas et de bas en haut. Nous avons ici aussi utilisé le logiciel C.H.I.C. Nous ne reprendrons ci-après, comme exemple, qu'un seul graphe implicatif. Il a trait aux 9 besoins de la dimension positive (au seuil de 99).
  Plusieurs chemins implicatifs peuvent être dégagés de ce graphe. Un des plus complets part du besoin de structures pour arriver au besoin d'attachement en passant par quatre besoins intermédiaires. Nous constatons que le concept le plus englobant, celui dans lequel les autres concepts sont inclus est l'attachement. C'est à partir de lui que se construit l'identité et que se développent, en fin de compte, les structures, noyau organisateur de notre vie. Notons aussi qu'un autre chemin partant du besoin de structures conduit à l'investissement via le besoin de considération. L'investissement relève lui aussi de la sphère affective. Pour avoir le sentiment d'être bien structuré, l'enfant a besoin de se sentir considéré et pour que ces deux sensations soient présentes, il doit se sentir investi. Deux autres chemins existent qui partent eux du besoin de stimulation. En fin de compte, on peut dire que les dimensions affectives d'attachement (d'amour) et d'investissement (de projet à l'égard de l'enfant) sous-tendent le besoin cognitif de stimulation et le besoin social de structures. Notons encore toute l'importance qu'il convient d'accorder à la considération qui constitue un passage obligé des quatre chemins qui se dégagent de ce schéma implicatif.
  Nous aurions pu présenter aussi le graphe implicatif relevant de la dimension négative des besoins et qui montre, entre autres, que l'attachement difficile et les expériences négatives sous-tendent une intériorisation peu aisée des structures ainsi que le sentiment d'être mal accepté.
  Conclusions
  Les deux analyses qui viennent d'être présentées, basées sur le vécu expérientiel des enfants de 10-12 ans, illustrent un nouveau champ de recherches dans le domaine de la bientraitance et de son négatif, la maltraitance. Toutefois, il faut que ces recherches se développent. Ainsi, comment s'organise le vécu éducatif des enfants de 6-8 ans, mais aussi celui des enfants de 4-6 ans ? Comment les jeunes délinquants ont-ils structuré leurs besoins ? Est-ce que la réussite ou l'échec dans le secondaire ou à l'université est relié à une structure particulière du champ des besoins ?
  Nous travaillons également au départ d'entretiens d'explicitation pour mieux comprendre comment s'organisent activement les expériences passées, c'est-à-dire comment se construit l'histoire que nous retenons et qui forge notre identité.
  La recherche débouche inévitablement sur la nécessaire intervention auprès des parents pour stimuler les schémas positifs et éviter les schémas négatifs.
1 Pourtois J.-P. et Desmet H ;, L'éducation postmoderne, Paris, P.U.F., 1999, 2ème édition.
2 Logiciel développé par S. A.G. Almouloud à l'I.M.A.R. de Rennes, suite aux travaux de R. Gras, P. Gentil et H. Rostam, H. Ratsimba-Rajohn et A. Totohasina - Version 1.1. - 1999.