Biennale 5
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Histoire, éthique, anthropologie : nouveaux regards sur la formation postscolaire

Auteur(s) : PALAZZESCHI Yves

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bull2.gif (117 octets)   La construction du champ de la formation s’est accompagnée de discours à statuts différents. Les années 70, renaissance de la formation dans sa dimension plurielle, font naître pléthore de discours d’abord idéologiques : ce que l’on veut que la formation soit ou quelles finalités tel groupe social assigne à la formation. Les années 80, où un consensus social s’opère sur les fonctions de la formation, produire des compétences et de l’employabilité, font beaucoup édicter un discours méthodologique sous le vocable ingénierie : l’art et la manière de produire de la formation. Ces discours sont écrits par les consultants et les professionnels. Les années 90, une fois l’ingénierie écrite, voient deux types de réflexion. Un retour sur le produit de la formation, c’est-à-dire la compétence. Une abondante littérature cherche alors à la définir. L’autre réflexion est plus discrète. Elle emprunte des voies apparemment distinctes : l’histoire, l’éthique, l’anthropologie. Elle est significative d’une évolution. C’est celle-ci que je présente.
bull2.gif (117 octets)  L’histoire
bull2.gif (117 octets)  Mentionner l’histoire de la formation a toujours existé, souvent à des fins narratives ou introductives. Depuis quelques années cette histoire suscite un intérêt renouvelé : elle est devenue objet de recherche. On peut rapidement classer les études - ouvrages, thèses, articles - récemment publiées en deux catégories : des travaux longitudinaux proposant une lecture sur la durée de l’ensemble du champ, des travaux thématiques portant sur une institution ou une pratique. Avec ce regard nouveau se dessine une historicité de la formation. La triple signification de cette historicité est très classique : elle vise un enrichissement culturel, une contribution à la compréhension du présent et une participation au débat critique.
bull2.gif (117 octets)  A partir de la réanimation de sa mémoire l’histoire livre la richesse des composantes de la formation. Que cela se fasse au moment où cette pratique sociale est en voie de standardisation n’est pas fortuit ; il est donné à lire une assise. Vecteur d’enrichissement culturel, l’histoire participe également à la construction identitaire des acteurs.
bull2.gif (117 octets)  En construisant et proposant à la discussion une compréhension voire une explication des évolutions, en avançant des réponses à la question : “ comment sommes-nous arrivés là ? ”, l’histoire qualifie ces évolutions et participe à l’éclaircissement du présent.
bull2.gif (117 octets)  En exposant les dynamiques de la construction du champ et, partant, ses déterminants et les jeux sociaux qui ont orienté cette dynamique, l’histoire alimente la réflexion critique. Elle libère l’analyse du risque de catégories occurrentielles et dépendantes.
bull2.gif (117 octets)  L’éthique
bull2.gif (117 octets)  Depuis quelques années la préoccupation de l'éthique a pris pour objet les pratiques de formation. Des groupes de travail ont donné lieu à des publications, essentiellement sous la plume de Paul Dupouey (1998) et Gérard Ignasse et Hugues Lenoir (1998). Éducation Permanente a livré en 1994 un numéro intitulé “ Questionnement éthique ”. Les motifs de la préoccupation éthique sont exposés et les questions relevées.
bull2.gif (117 octets)  Quelle est la signification de l’émergence de la question éthique ? Trois niveaux d’hypothèses sont envisageables.
1 - L’émergence du questionnement éthique correspond aux transformations des pratiques de formation
bull2.gif (117 octets)  C’est l’hypothèse la plus évidente. On connaît l’argumentation : la formation depuis une vingtaine d’années est de plus en plus au service des organisations et de moins en moins au service des individus. Elle se développe en raison économique plus que comme développement des personnes. L’éthique est alors justifiée pour sa fonction explicite : au nom des traditions humaniste et progressiste elle a une fonction de vigilance et d’alerte. Ce discours assoit sa raison d’être dans la sphère politique et se justifie dans l’observation de dérives réelles ou potentielles. En dernier recours il renvoie à l’estime de la démocratie pour se faire valoir dans l’éclosion d’une discussion éthique (J. Habermas), seule modalité réaliste dans un monde d’intérêts divergents. C’est une éthique militante pour la défense de valeurs éducatives sous-tendue par une conception de l’homme.
2 - L’émergence de l’éthique comme variable de la construction identitaire
bull2.gif (117 octets)  Cette deuxième hypothèse est fréquente. Elle consiste à s’intéresser non plus à la fonction annoncée de l’éthique mais à ses énonciateurs. Elle invite à se demander si ceux qui tiennent discours éthique ne le font pas pour défendre ce qu’on appellera dans une approximation suggestive “ une certaine idée du métier ”, et par extension le métier lui-même senti fragilisé. A l’identité incertaine de la formation entre l’école et le travail, le questionnement éthique apporte des arguments de distinction. C’est une entrée possible pour l’auto-affirmation identitaire qui caractérise ce monde professionnel en quête de signes identitaires. Elle insiste d’autant sur les valeurs éducatives les plus émancipatrices - développement culturel, aide à la construction libre de soi - que la formation est happée par la sphère professionnelle. Si cette hypothèse a du sens, on ne peut alors s’empêcher de remarquer que c’est un discours auto-centré prenant prétexte d’un enjeu social et politique.
3 - L’éthique comme participation équivoque à l’individuation
bull2.gif (117 octets)  Cette troisième hypothèse est polémique. Elle ne se satisfait pas des deux premières en ce qu’elle évoque une fonction non explicite du discours éthique et requalifie l’intervention des énonciateurs. Elle consiste à dire que le discours éthique ne s’énonce pas contre les tendances actuelles de la formation, il est au contraire une condition de l’effectuation de ces tendances en assumant la fonction de veille de ses excès et abus. Les incertitudes de la professionnalisation du secteur ont entre autres conséquences l’absence d’énonciation d’une déontologie spécifique comme cela est pour les professions bien structurées. En reprenant la distinction désormais classique de Paul Ricœur on peut dire que la formation n’a pas produit sa morale propre - ensemble de règles et d’interdits partagés qui s’imposent comme obligatoires. Il revient à l’éthique - ce que chaque individu estime bon de faire et de ne pas faire quand il a le choix - la gestion du “ non convenable ”. Tout se passe comme s’il revenait à la préoccupation éthique la fonction de garde. En cohérence infaillible avec la pensée libérale, c’est in fine l’individu qui endosse cette responsabilité lorsqu’il est libre de ses choix. Dit ainsi l’éthique apparaît comme un instrument de la pensée libérale avançant l’individuation comme espace de décision. Aujourd’hui alors que cette pensée s’affiche et instruit une dérégulation croissante, l’heure n’est plus à la construction institutionnelle de règles mais à la diffusion d’une idéologie de la responsabilité éthique personnelle. Si l’éthique est un instrument de l’idéologie libérale, alors ses énonciateurs sont des diffuseurs de cette idéologie. On voit immédiatement le trouble que fait surgir cette hypothèse. La question est alors : éthique contre-pouvoir à une domination de la pensée économique sur la formation et/ou instrument de la pensée libérale ?
bull2.gif (117 octets)  L’anthropologie
bull2.gif (117 octets)  Les travaux anthropologiques sont moins connus. Le paradigme de l'autoformation s'est beaucoup enrichi ces vingt dernières années sous l'impulsion à Tours de Gaston Pineau et de chercheurs autour de lui. Les recherches sur l'autoformation incluent désormais une perspective ambitieuse : caractériser la place de la formation dans l'anthropogenèse. Ce courant de pensée part d'un postulat : la formation est un processus vital et existentiel.
bull2.gif (117 octets)  La réflexion anthropogénique est d'abord en droite ligne de Georges Lapassade et de l'existentialisme. L'intuition de Georges Lapassade, l’homme est inachevé, n'est jamais très loin. La reprise par Gaston Pineau de l'expression sartrienne produire sa vie montre ce que cette réflexion doit à l'existentialisme. Mais l'apport spécifique des Tourangeaux est d'introduire une lecture anthropologique de la formation. Le sens et les modalités de cette lecture sont précisés par Pascal Galvani : “ L'anthropologie de la formation est une approche génétique de l'anthropo-formation. Elle est à distinguer des approches de l'anthropologie culturelle sur l'éducation qui visent à définir la fonction sociale des systèmes éducatifs. L'anthropologie de la formation essaie d'éclairer le geste cognitif par lequel l'être humain se met en forme, et ce geste fondamental est l'imagination créatrice. ” (1997, p. 192)
bull2.gif (117 octets)  De tous les travaux anthropologiques mobilisables pour caractériser une anthropogénèse, les Tourangeaux se laissent porter vers ceux de Gilbert Durand, argumentant qu'avec lui que “ l'imagination peut alors être pensée comme la dynamique même des morphogenèses ou autrement dit du processus de formation. ” (P. Galvani, 1997, p. 34). On retiendra de ces travaux la place qui est faite à la formation entre anthropogénèse et activité symbolique. Mais c'est surtout un concept philosophique ancien et vers lequel elle jette un pont que cette pensée retrouve : la Bildung.
bull2.gif (117 octets)  Le terme de Bildung a pris une place importante dans l’idéalisme allemand. Le définir, a fortiori le traduire, est délicat tant son périmètre est dynamique. Pascal Galvani retient de la Bildung la composante imagination formatrice. C’est un peu réducteur pour caractériser la Bildung allemande mais très stimulant pour vivifier l’autoformation française. Il peut à partir de là argumenter la place de la symbolisation dans les processus de formation définis comme anthropogéniques, et porter un regard riche en potentialité. Finalement pour un anthropologue, la formation peut-elle être autre chose qu'une Bildung ?
bull2.gif (117 octets)  Caractéristiques et significations de ces nouveaux regards
bull2.gif (117 octets)  Histoire, éthique, anthropologie, les années récentes ont donc produit des regards sur la formation autres que ceux auxquels le champ avait habitué. Trois caractéristiques leur semblent communes : ils sont phénoménologiques, ils visent à produire des savoirs, ils sont portés majoritairement par le monde universitaire.
bull2.gif (117 octets)  Ces regards sont phénoménologiques. Ils n’instruisent pas la défense d’une finalité choisie comme le discours idéologique, ils ne visent pas une analyse des pratiques comme le discours sociologique, ils ne cherchent pas à valoriser une orientation comme le discours “ ingénierique ”. En deçà de l’implication et de la prescription, le regard est d’abord factuel. Il ne fait pas l’économie d’une description et il s’arrête sur des invariants humains chacun à sa manière. Si la phénoménologie est une méditation sur la connaissance partant des faits tels qu’ils se présentent à la conscience et chargés d’intentionnalité, démarche qui s’est construite contre le pragmatisme, gardant une suspicion vis-à-vis de l’explication scientifique (J.-F. Lyotard, 1969), alors ces nouveaux regards sur la formation entrent bien dans le paradigme phénoménologique : ils cherchent à cerner l’essence de la formation non pas comme idée ou idéal revendiqué ou défendu, ni comme légitimation d’un quotidien apodictique, mais comme une donnée apparaissant à la conscience et devant donc devenir un objet pour la conscience.
bull2.gif (117 octets)  Ces regards produisent des savoirs qui s’inscrivent d’abord dans une logique de production de savoirs. Ils n’ont pas pour fonction première d’être réintroduits dans les pratiques ni en raison politique, ni en raison méthodologique, même si un usage de cette sorte est en second lieu toujours envisageable par d’autres. Cette production de savoirs s’intéresse à la formation en tant que fait humain. La formation devenue objet de savoir se repositionne épistémologiquement.
bull2.gif (117 octets)  Ces regards sont essentiellement portés par l’université : universitaires ou cercles élargis. Les auteurs sont leurs propres commanditaires de leur objet de recherche. Les investigations et les livraisons se réalisent dans la liberté et au nom de la production des savoirs, sans que leur utilité praxéologique, leur vulgarisation, voire leur pédagogie n’interviennent comme déterminants. Mus par la recherche d’universaux, ici historiques, axiologiques, archétypiques, ils se démarquent, dans la tradition de l’université française, de toute affiliation. Ceci différentie ces regards des discours idéologiques, sociologiques et “ ingénieriques ” arrimés aux occurrences sociales et politiques. Ils adoptent un point de vue original qui n’est pas demandé par le champ social lui-même. Ce faisant, en maintenant ou redécouvrant un pôle d’activité centré sur le savoir et la distanciation critique, l’université résiste à la tentation forte de n’intervenir dans ce champ uniquement en concourant à sa construction pratique, en particulier par ses sollicitations à la “ professionnalisation ”, même si elle a toujours là un rôle à jouer.
bull2.gif (117 octets)  Quelle est la signification de l’émergence de ces nouveaux regards ? J’en vois trois.
bull2.gif (117 octets)  En premier lieu ils marquent et accréditent une étape dans la construction du champ social de la formation en partant tous d’un constat non discuté : la formation est devenue un fait social, au sens de Claude Dubar (1986), institutionnalisée au sens de Christian de Montlibert (1991) ou, autre formulation qui m’est propre, banalisée (1998). Non seulement ce point n’est pas discuté mais il est avalisé, pris comme une évidence. Ces regards ne visent donc pas à caractériser en l’accompagnant l’émergence de la formation, ils ne visent pas à en discuter les formes de façon critique ou prescriptive. Ce sont des regards post-institutionnalisation. Ils sont rendus possibles parce que la formation a atteint un stade de banalisation, et l’existence de ces regards atteste cette atteinte. En ce sens leur émergence récente est en soi un fait social qui porte un jugement assertorique sur ce dont ils ne parlent pas : la construction du champ social de la formation et son achèvement.
bull2.gif (117 octets)  En second lieu ces regards sonnent le retour du téléologique. Ne portant ni sur la justification de la formation, ni sur ses orientations, le regard phénoménologique s’attache nécessairement à la description et au sens. Un double bénéfice est escomptable. La formation regardée par des disciplines téléologisantes croisées risque bien d’être mise à nu. Et cette mise à nu pourrait bien ré-interroger son épistémologie. Mais quelle que soit l’issue de cette interrogation son statut ne peut être que grandi : la formation est confirmée comme objet d’un regard téléologique, donc comme objet signifiant de la construction de l’homme. Ce qui réunit ces différents regards c’est d’instituer la question du sens comme nourricière de toute pensée sur la formation.
bull2.gif (117 octets)  En troisième lieu ces regards refondent une critique de la formation. J’ai mis en évidence dans mon travail socio-historique (1998) les discours critiques de différentes factures qui ont accompagné la construction du champ de la formation durant les années 60 et 70, puis l’extinction de la virulence critique durant les années 80. Le regard phénoménologique refonde une possible critique. Elle ne porte plus sur les intentions politiques, ni sur les orientations choisies, ni même sur l’institutionnalisation de la formation. C’est une critique post-institutionnalisation. Elle ne vise plus à stigmatiser des erreurs. Son point de départ est le savoir et non l’action. C’est une critique plus épistémologique que politique. Son usage immédiat par la sphère sociale est donc indirect. Pour oser une métaphore on dira que c’est une critique fondamentale et non appliquée. On voit toutefois avec cette métaphore que ses usages sociaux, s’ils ne sont programmés, sont à terme probables. On ne saurait dire combien elle peut apparaître nécessaire. Sans revenir sur les formes qu’a prises la formation à l’entrée dans le troisième millénaire on peut espérer, ne serait-ce que du point de vue de la pensée, qu’un espace critique qui ne se contente pas de la lecture des contingences socio-économiques mais qui s’alimente dans l’épaisseur d’une pensée phénoménologique établie puisse donner le change à une pensée justifiant de façon apodictique la réification de l’homme, et permette ainsi à ceux qui le souhaitent de polémiquer sur l’essentiel.
bull2.gif (117 octets)  Dubar Claude, 1986, La formation professionnelle continue en France 1970-1980, Aux amateurs du livre, Paris, deux volumes.
bull2.gif (117 octets)  Dupouey Paul, 1998, Éthique et formation, Insep éditions, Paris.
Éducation permanente, 1994, “ Questionnement éthique ”, n° 121, 1994/4.
bull2.gif (117 octets)  Durand Gilbert, 1969, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, Paris.
bull2.gif (117 octets)  Galvani Pascal, 1997, Quête de sens et formation. Anthropologie du blason et de l’autoformation, L'Harmattan, Paris.
bull2.gif (117 octets)  Ignasse Gérard et Lenoir Hugues (éds.), 1998, Éthique et formation, L’Harmattan, Paris.
bull2.gif (117 octets)  Lyotard Jean-François, 1969, La phénoménologie, PUF, Paris, 128 p., 1ère édition 1954.
de Montlibert Christian, 1991, L’institutionnalisation de la formation permanente, Presses universitaires de Strasbourg.
bull2.gif (117 octets)  Palazzeschi Yves, 1998, Introduction à une sociologie de la formation. Anthologie de textes français 1944-1994, deux volumes, L’Harmattan, Paris.