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Issu du courant de l'Éducation Nouvelle, le jeu dramatique1 s'appuie sur un postulat résolument optimiste : l'individu se construit et se transforme avec, dans, par et pour le groupe aussi bien que pour lui-même (Page, 1997). Cette activité s'est élaborée depuis les années vingt en France en maintenant deux axes indissociables dans l'optique d'une éducation globale de l'individu : non seulement une pratique de spectateur d'un théâtre "fait et à voir" (qui, dès ses origines, est lié à la citoyenneté) mais aussi une pratique d'un théâtre "à faire, à inventer en tant qu'individu capable de faire bouger le monde". Avoir quelque chose à dire, être dans la nécessité et l'urgence de le dire à d'autres et s'en donner les moyens est un puissant moteur de l'activité théâtrale mais aussi une finalité de l'éducation et de la formation de l'individu. Les relations entre les militants de l'Éducation Nouvelle et les grands pédagogues du théâtre œuvrant pour une "école du théâtre et de la vie"2 en témoignent.
Pour le définir : c'est un jeu collectif au cours duquel par petits groupes les joueurs inventent une fiction en élaborant un canevas, puis la joue sous couvert de personnages devant les autres groupes. Enfin, les participants échangent autour de l'expérience afin de rejouer. Dans une séance, chaque groupe se trouve tour à tour en situation de regard et de jeu. Tout au long de ce parcours ils sont guidés par un meneur de jeu qui peut être l'enseignant ou l'éducateur.
Il est question, à travers cette expérience, de faciliter l'accès et la participation à une vie culturelle et sociale présente et future, ce qui est une des finalités de l'éducation. Autrement dit, pour faire du théâtre, exprimer, communiquer ce qu'on a choisi, de même que pour avoir accès au théâtre de la cité, il faut avoir et développer un certain nombre de compétences parmi lesquelles, lire et écrire, mais aussi penser de manière autonome, avoir un avis, le faire entendre, écouter l'autre, s'engager, s'impliquer de manière active dans un projet (de sa conception à sa réalisation) dépassant et déplaçant ses intérêts personnels.
Le texte qui suit s'appuie sur un travail conduit au sein d'ateliers de jeu dramatique de la maternelle à l'université (écoles primaires de ZEP, réinsertion, SEGPA, collèges, université) ainsi que dans la formation des professionnels de la santé mentale et des éducateurs.
LE DISPOSITIF :
La condition pour que les joueurs puissent s'engager dans le jeu dramatique est celle qui définit une aire d'expérimentation, un espace de confiance, lui permettant ainsi de se construire en tant que sujet (Winnicott, 1975, Lesourd,1996). Le dispositif mis en place correspond à cette nécessité et conduit le joueur à se responsabiliser et à s'engager par rapport au groupe (Page, 1995). Il comporte une proposition de jeu et la réponse des joueurs organisée en quatre temps : préparation, jeu, échanges et rejeu.
- La proposition : A la fois ouverte, laissant l'imaginaire de chacun prendre place et cadrée de manière sécurisante pour lui offrir la possibilité de se risquer dans un univers fictionnel qu'il construit avec les autres, la proposition ouvre un champ d'expériences possibles. Elle invite le joueur à décider de son parcours en fonction de ses possibilités. Elle l'interpelle en tant que sujet qui se constitue à partir de problèmes qu'il rencontre et qu'il identifie comme étapes à franchir.
La préparation : A partir de la proposition les joueurs se préparent par petits groupes, à s'engager dans un jeu sur lequel ils s'accordent. Imaginer une histoire, une fiction3 demande à chacun d'extérioriser son point de vue sur le monde, sa connaissance du monde, son imagination des relations humaines et de les confronter à celles des autres membres du groupe. Ils explorent ensemble des problèmes fondamentaux concernant l'individu dans la société, dans le monde. A travers la fiction, beaucoup de thèmes sont abordés : parents, sexualité, fille enceinte, sida, mort, amour interdit par les parents, avenir, travail, chômage, SDF, service militaire, etc... La négociation avec les autres conduit les joueurs à travailler leurs idées premières, à les questionner pour atteindre un but précis : pouvoir jouer une histoire que chacun dans le groupe assume.
C'est l'occasion pour eux de prendre conscience qu'ils sont capables de s'exprimer et d'exprimer un certain nombre de points de vue. En parler avant, permet que s'établisse une distance entre le joueur et son jeu, distance sans laquelle le jeu ne peut exister (Henriot, 1983).
Libres d'imaginer l'histoire et les personnages ils doivent respecter la règle "se mettre d'accord sur la fin"(Oberlé, 1989). Savoir, en s'engageant dans le jeu, quelle sera la fin, est rassurant pour des joueurs non expérimentés. Mais et surtout, cette règle permet progressivement de donner un sens au jeu et offre aux joueurs la possibilité d'avoir dans leur jeu un but commun, même si les objectifs des personnages diffèrent.
- Mise en action du projet par le jeu : Première mise à l'épreuve du projet, le jeu est un essai qui permet de confronter un imaginaire individuel et collectif à une mise en acte devant d'autres. Une distance se fait jour entre le projet collectif et l'interprétation personnelle qu'en fait chaque joueur pour le compte de son personnage. Cet écart se réduit quand les joueurs commencent à s'écouter dans le jeu et à avoir la notion d'un but commun qu'ils essaient d'atteindre.
Le jeu est délimité par un cadre spatio-temporel précis et sécuritaire qui fonctionne aussi bien pour les joueurs que pour ceux qui regardent, dans le jeu, le comportement de personnages (plus ou moins esquissés) et non des personnes. En effet, le personnage marqué comme n'étant pas le joueur fonctionne comme un masque, à la fois écran dissimulant le joueur aux regards des autres et espace de liberté lui permettant de s'expérimenter en toute liberté à l'intérieur d'une fiction et d'explorer d'autres capacités de son corps, de sa voix, de sa personne, du groupe, qui dans la vie quotidienne sont inexploitées, voire rejetées.
C'est l'occasion pour les jeunes de se surprendre, de se découvrir à eux-mêmes et aux autres, et, en même temps de prendre la mesure d'un parcours à accomplir pour être capable d'exprimer ce qu'ils ont décidé d'exprimer. Cela va leur demander d'organiser leurs efforts pour y parvenir.
- Les échanges : Après le jeu, les joueurs parlent ensemble de leur expérience; ils ont été confrontés à différents problèmes : l'expérimentation de la fiction, le déroulement du jeu par rapport au projet, les imprévus, les difficultés. Ils envisagent des solutions. Ce travail s'effectue sous le regard des autres qui interviennent ensuite.
Ici, il est nécessaire de rappeler l'aspect extrêmement éphémère et fugitif de cette activité car, à la différence des autres arts, l'exprimé n'est pas fixé dans un objet extérieur au joueur qui pourrait ainsi juger du résultat obtenu. C'est le regard des autres qui peut en témoigner et permettre aux joueurs de mesurer l'écart entre ce qu'ils avaient projeté de faire, ce que les autres ont vus qu'ils avaient fait et le chemin encore à parcourir. Pour progresser, les joueurs en passent par le regard de l'autre et l'échange/discussion/confrontation avec lui.
C'est pourquoi ceux qui ont regardé4 - les autres groupes de joueurs et l'enseignant ou l'animateur- parlent ensuite et font des propositions verbales ou corporelles afin d'ouvrir des pistes, d'imaginer ce qu'ils auraient fait à la place des joueurs, ou comment ils l'auraient fait. Ils s'appuient (sans jugement de valeur) sur ce qu'ils ont vu dans le jeu et entendu dans les échanges post-jeu entre les joueurs.
La procédure utilisée instaure un sentiment de sécurité pour les joueurs. Ceux qui les ont regardés ne leur disent pas ce qu'ils auraient dû faire, sous-entendant ainsi que ce qu'ils ont fait n'était pas valable. Différentes idées sont émises, parfois contradictoires : leur diversité même est une ouverture de sens, de plus, les diverses interprétations qui émergent n'ont pas le même poids que celles données par l'autorité imaginairement non contestable de celui qui, sensé savoir (l'enseignant, l'éducateur) exerce parfois un pouvoir dont il est difficile de s'affranchir. Les joueurs retiendront celles qui leur paraissent pertinentes, de leur point de vue. Les commentaires croisés du temps d'échanges entre joueurs et joueurs en attente, permettent ainsi d'ouvrir un questionnement, de donner d'autres pistes de jeu possibles.
L'enseignant n'intervient qu'ensuite pour reformuler solutions et pistes de recherche évoquées en s'appuyant sur le travail du groupe.
- Le rejeu : Ce que les joueurs ont préparé, joué, puis discuté en commun, leur apporte matière et expérience à réinvestir soit dans le même jeu, soit dans un autre jeu, selon leurs besoins et leur maturation. En effet, par "rejeu" il faut entendre : "jouer à nouveau", mais pas forcément reprendre le même jeu. Il vise plus à développer les capacités des joueurs qu'à parfaire le contenu d'une improvisation particulière.
Pour conclure :
Ce dispositif garantit un espace de liberté protégé et permet simultanément un travail sur une ténacité à avoir et une discipline librement consentie pour réussir comme le souligne Robert Abirached :
" L'insolence la plus aiguë, la liberté la plus fortement affichée, le plaisir du moi le plus personnel sont obtenus, dans la pratique du jeu, au moyen de la plus grande civilité. "5
C'est la possibilité à travers une expérience esthétique impliquant l'individu dans sa relation au monde, d'aller vers de nouvelles conquêtes et de travailler en ouverture qui nous importe ici : Il ne s'agit pas à l'école de faire des artistes, mais des hommes et des femmes du monde, citoyens spirituels de l'univers au sens où Baudelaire l'entendait6.
Ce parcours conduit les joueurs à considérer le jeu à partir de positions différentes : celle qu'ils ont avant le jeu quand ils l'imaginent (auteurs, metteurs en scène), celle qu'ils ont pendant le jeu et qu'ils sont en action, (acteurs devant le reste du groupe qui travaille à partir de la même proposition) celle qu'ils ont après le jeu lors des échanges et celle qu'ils ont en tant que spectateurs actifs lorsqu'ils regardent les autres groupes jouer à partir de la même proposition. Il met en place une dialectique permanente entre l'individu et le groupe-classe, entre l'individu le groupe et les règles sociales, entre le jeu et la réalité, entre le projet et le produit. C'est un jeu en mouvement, toujours en train de se construire dans un rapport dialectique avec la réalité. Ce dispositif provoque les enfants, les jeunes à essayer des comportements nouveaux, à se risquer à être perméables aux autres, à s'aventurer à d'autres places et à construire ainsi avec les autres des références communes. Il permet de travailler sur la mise à distance du travail accompli, de mesurer le chemin parcouru et celui qui reste à faire pour atteindre le but visé. La conscience de la responsabilité individuelle et collective se développe ainsi au fur et à mesure des séances et des temps d'échange et de bilan.
A cette occasion, ils travaillent en groupe; chacun œuvre pour le projet en fonction de ses capacités actuelles qui s'élaborent sur des critères autres que scolaires comme :
La capacité d'engagement dans le projet du groupe : Cela ne veut pas dire soumission inconditionnelle au groupe et adhésion à des valeurs non discutées, mais négociation pour avoir prise sur le cours des choses, avoir le droit (et pouvoir l'exercer) de faire entendre son avis personnel (de manière à le faire prendre en considération) pour la progression de la recherche commune. Dans une classe, les phénomènes de négociation entre les individus sont au cœur du travail sur l'intégration et l'attitude citoyenne. J'envisage ici ce travail comme un travail de socialisation qui se fait sur un mode interactif et non passif (Plaisance et Vergnaud, 1999), mais aussi comme un travail d'intériorisation et de co-construction des règles permettant au projet de se réaliser. Le groupe n'est plus seulement le lieu de l'intériorisation de valeurs et de normes sociales qui conduisent l'individu à assumer des rôles préalablement définis par d'autres, mais un lieu d'échange et de construction où les discours peuvent s'élaborer à partir d'essais, de heurts et de tâtonnements pour un projet faisant sens pour le groupe et permettant ainsi l'engagement personnel de chacun.
L'originalité : découvrir que les caractéristiques constituant un individu dans sa singularité et sa subjectivité - qui auraient pu être à un autre moment facteur d'exclusion- en font un élément intéressant et dynamisant pour le groupe. La différence, la particularité deviennent valeur (Mesnard, 1999). La relation avec l'autre, différent, est modifiée par les intérêts du groupe. Il n'est plus ici question d'intégrer un camarade de classe dans le groupe par esprit de " charité " ou par devoir " citoyen " bien compris, mais d'expérimenter ce qui dans la rencontre avec l'autre est facteur d'enrichissement, d'ouverture, de découverte et permet l'affirmation de soi. Cette expérience permet la validation de la règle "d'intégration d'une personne dans un groupe". On ne s'y soumet pas par obligation comme à une règle dont on ne perçoit pas la légitimité (et qu'éventuellement on transgressera), mais parce que la règle s'élabore par nécessité (de développement des potentialités) pour parvenir aux fins que le groupe s'est fixé.
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE :
ABIRACHED (R), Préface de l'ouvrage collectif, Pratiques du théâtre, CNDP Hachette/éducation, 1998,
HENRIOT (J), Le jeu, 1983)
LESOURD, L'Education est une déformation subjective, in BOUCHARD, La question du sujet en éducation et formation, l'Harmattan,1996.
MESNARD (J), in Le Monde du 27 / 10 / 99
OBERLE (D), Jeu dramatique et créativité, Méridiens Klincksieck, 1989,
PAGE (C), L'engagement dans le jeu en jeu dramatique, Thèse, Paris 3, 1995,
Eduquer par le jeu dramatique, ESF 1997
PLAISANCE (E) et VERGNAUD (G), Les sciences de l'éducation, La découverte 1999
WINNICOTT, Jeu et réalité, Gallimard,1975
NOTES : 1 Sur cette pratique spécifique du jeu dramatique, cf le travail des écoles nouvelles du début du siècle, puis les activités des CEMEA et notamment de Miguel Demuynck
2 L'éducation populaire et Dullin, les élèves de ce dernier et l'EPJD -association coopérative d'éducation par le jeu dramatique,1942/45-, les CEMEA et Vilar en Avignon, l'ANRAT Peter Brook et Lecoq
3 La règle de fiction pose une distance entre le jeu et la réalité. On joue des événements inventés et non ceux de sa réalité quotidienne; de même, on "fait" des personnages (sous-entendu " on n'est pas" ces personnages ")
4 Chaque joueur en attente (Miguel Demuynck) est confronté aux mêmes problèmes que les joueurs qu'il regarde; le changement de place lui en permet la prise de conscience et l'analyse et donc leur prise en compte progressive dans sa pratique
5 ABIRACHED (r) Pratiques du théâtre, ouvrage collectif, CNDP Hachette/éducation, 1998, Préface
6 " Enfin, lorsque je le trouvai, je vis tout d'abord que je n'avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. Entendez ici je vous prie, le mot artiste dans un sens restreint, et le mot homme du monde dans un sens très étendu. Homme du monde, c'est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages; artiste, c'est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. M.G. n'aime pas être appelé artiste. N'a-t-il pas un peu raison ? Il s'intéresse au monde entier; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde. " (Ecrits sur l'art)
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