1. Introduction
  La présente communication essaie de poser quelques résultats de recherche d'un projet actuellement en cours à l'Université de Buenos Aires, Argentine. Ce projet-là se propose de construire une typologie de tâches dans l'enseignement universitaire, faisant appel pour cela à l'utilisation de perspectives théoriques différentes, dans ce qu'on appelle approche multi-référenciée.
  Cette communication se propose de montrer, à partir de l'analyse de quelques unes des données recueillies, la signification de ce type d'approche dans les études sur la tâche, surtout en considérant le caractère exclusivement technique que ce sujet a traditionnellement eu.
  On explicitera le concept de tâche, l'approche et les questions qui depuis trois perspectives théoriques on fait à la tâche comme objet, pour poser ensuite un exemple tiré des données et permettant de montrer comment la multi-référentialité permet de construire un concept nouveau de tâche.
2. La tâche depuis une approche multi-référenciée
  Une première perspective depuis laquelle la tâche sera analysée est de nature technique-instrumentale. Elle suppose de considérer chacun des composants didactiques mis en jeu quand on dessine et met en place un plan de travail: des objectifs ou des buts, des contenus à transmettre, des activités à développer, des produits à atteindre, des procédés et des ressources, etc. Elle suppose aussi, voir comment ceux-là se disposent d'une manière particulière.
  L'idée se trouvant derrière le concept de dispositif technique se rapporte, d'une part, à quelque chose "qu'on dispose", qu'on organise d'une manière donnée en un temps et dans un espace, et d'autre part avec un certain artifice issu d'une technique.
  Nous appelons cette perspective technique-instrumentale et nous y utilisons des apports théoriques provenant de la Didactique.
  Depuis cette première perspective on pourrait considérer les suivantes comme des questions valables pour l'analyse de la tâche:
  Quelle est la configuration particulière que la tâche adopte depuis ce qui est technique?
  Quels sont ses composants?
  Quelle activité ou activités elle propose ?
  Quelle distribution de temps et d'espace elle installe ?
  Quelles consignes elle formule ?
  Quelles ressources elle inclut ?
  Quel est le but qu'elle poursuit ?
  Quel résultat ou produit elle exige ?
  A quel type de processus cognitif chez l'élève elle vise ?
  Quels moyens ou procédés elle admet ?
  Quels besoins d'apprentissage elle pose ?
  Quelle aire disciplinaire elle aborde? Quelles sont ses caractéristiques? De quelle façon elle présente le savoir ? Quel type de connaissance elle essaie de construire ?
  Quel paraît-être le schéma didactique ou la représentation mentale de l'enseignant ? Quel est le modèle d'intervention de l'enseignant ?
  La deuxième perspective d'analyse de la tâche est à nature sociale. Son inclusion est justifiée dans la mesure où la tâche dont on parle se développe en temps et dans des espaces partagés, c'est à dire groupaux, au moins entre deux personnes (enseignant-élève, élève-élève), même si elle peut inclure des activités de travail individuel. On en déduit que les niveaux d'analyse à privilégier seront le niveau interrélationnel et le niveau groupal.
  Elle suppose aussi son développement dans des espaces institutionnels agissant comme contexte et à l'intérieur des groupes-classe, cadre où l'enseignement a lieu. Depuis cette perspective, on analysera les types de tâche dans ce qu'on appellera "situation de classe". Cette manière de viser le problème est fondée dans la présomption que tout phénomène humain n'est possible qu'en fonction et en étroit rapport avec le contexte réel et avec tous les éléments qui configurent la situation. On appelle "situation" à "l'ensemble des éléments, des faits, des rapports et des conditions, que embrasse toujours une phase ou une période quelconque, un temps". (BLEGER, 1970).
  Pour l'analyse depuis cette perspective on considère des apports de la Sociologie, la Sociolingüistique, la Psychologie Sociale et les études sur l'interaction cognitive.
  Les suivantes, ce seraient des questions valables depuis cette perspective:
  Quelle distribution du pouvoir et du contrôle reste sous-jacente à l'organisation du travail? Quel est le degré d'assimétrie enseignant-élève?
  Quel type de structure sociale se manifeste par rapport à la réussite des buts?
  Quelle structure de communication prédomine? Quelles caractéristiques montre le système de messages?
  Quelle est la structure d'interaction associée à chaque type de tâche?
  Comment pourrait-on la décrire? Quelles caractéristiques ont leurs membres? Quels rôles ils jouent?
  Quels phénomènes concernant le leadership peut-on interpréter?
  Quelles sources de pouvoir sont utilisées?
  Il est possible d'interpréter l'exercice de la fonction d'échafaudage? Dans quelles circonstances? Associé à quel rôles?
  Peut-on considérer que la configuration adoptée par la structure social fonctionne comme un espace de régulation interpsychologique?
  La troisième perspective depuis laquelle la tâche sera analysée est psychanalytique.
  La pertinence d'un tel type d'analyse s'appuie sur l'hypothèse de l'existence d'une réalité psychique régie par des lois à elle, différentes de la réalité matérielle et ayant des effets sur la conduite. Le fait d'inclure cette perspective suppose reconnaître que les sujets se lient avec chacun des composants de la tâche aussi bien sous forme réelle (consciente) que sous forme rêvassée (inconsciente).
  L'abord de la tâche depuis cette perspective utilise les apports de la Psychanalyse, par l'intermédiaire de ces théories rendant compte du lien avec le savoir et de la vie émotionnelle des groupes de travail.
  Les suivantes seraient des questions possibles depuis cette perspective:
  Comment est le lien des élèves avec la tâche proposée? Quelles émotions semblent lui être associées ?
  Comment est le lien des élèves avec le savoir que la tâche présente? Quelles émotions semblent lui être associées?
  Comment se manifestent ces liens dans le cas de l'enseignant qui propose la tâche?
  Quelle sorte de fonctionnement mental provoque la tâche dans le groupe?
  Quelles sont les anxiétés qui semblent être associées à l'accomplissement de ce que la tâche propose ?
  D'après tout ce qui a été dit on appellera "tâche" à la configuration caractéristique qui, dans la situation d'enseignement, adopte le travail pédagogique. Elle inclut l'articulation caractéristique que, dans l'ambiance de classe, adoptent les composants divers, en fonction desquels on demande aux étudiants de: atteindre un but ou un résultat, employer des moyens spécifiques ou des ressources d'une panoplie disponible, suivre certaines règles d'interaction sociale, et établir un certain moyen de liaison avec le savoir.
  Par la suite, on présentera un exemple issu des données qui montre comment la tâche peut être caracterisée depuis cette triple perspective.
3. Analyse de la tâche dans un atelier d'écriture
  L'un des cas analysés dans le cadre de la recherche a été un atelier universitaire d'écriture, caractérisé par l'idée de production. Des écrits individuels (au contenu personnel très haut) étaient lus et analysés en petits groupes de travail. Ceux-là, à leur tour, composaient des écrits groupaux qui étaient ensuite versés dans un groupe plus large. L'idée de production et d'analyse de la propre production (dans des moments différents) était toujours présente dans l'organisation de la tâche.
  La totalité du cours était organisée en "consignes d'écriture" (individuelles et groupales) qui, tout le long du cours, supposeraient chaque fois un niveau plus haut d'implication personnelle. Elles aboutiraient à l'élaboration d'un long récit bâtit sur l'histoire de chacun.
  Depuis le point de vue technique, l'atelier poursuivait les propos suivants:
- L'articulation théorie-pratique prenant pour base la production.
- La réproduction en classe de la situation sociale de discours, dans le sens de l'existence d'un destinataire du message, et d'un émetteur qui parle depuis quelque place.
- Le fait de crèer les conditions pour la reconnaissance de styles et de formes de résolution différents de l'écrit.
- Le dialogue, les échanges, la discussion et l'analyse de ce qui avait été fait, parmi les membres.
- L'insertion personnelle des participants permettant un processus de découverte d'eux mêmes à travers l'écriture.
  Nous prendrons comme exemple l'une des consignes groupales:
"Lettre ouverte". Nous essaierons de montrer par son intermédiaire quel est l'apport d'une approche multi-référenciée de la tâche.
  La consigne, donnée à un petit groupe de travail (cinq membres), c'ètait de rédiger une lettre ouverte à partir de coupures de presse d'actualité. Cela demandait de donner forme à l'idée d'un émetteur du message, de définir une position à laquelle représenter, et de rédiger une lettre fidèle à cette idée-là. Cela supposait, du point de vue cognitif, des processus de niveau supérieur de la part de ses membres, dans le sens qu'il fallait articuler d'une façon nouvelle et originale des données provenant de sources différentes (des articles publiés récemment, la propre connaissance sur la position de divers acteurs sociaux, etc.)
  Jusqu'ici, voilà la description de la tâche depuis un point de vue technique. Voyons maintenant, à partir d'un petit fragment d'observation, comment la tâche peut être redéfinie en faisant attention à la situation où elle se développe.
"Dans un sous-groupe travaillent S.M.L. et E. Il y a de différentes coupures de journaux et de revues sur la table. S. écrit en dictant aux autres membres. Elle a l'air d'être pressée parce que le temps lui manque.
(...)
  S (en regardant ce qui est écrit sur sa feuille): Nous sommes restés sans propositions. Nous avons critiqué mais nous sommes restés sans propositions. Nous devons inclure cette idée (elle dicte) "...c'est pour cela que nous revendiquons la politique d'Ubaldini..." (elle rit).
  E (parlant de S.): Elle en est amoureuse! (Tous rient)
  S (qui rougit et rit): Il me rend folle! (Elle continue la dictée de la phrase finale. Tout à coup elle s'arrête et prend un article que L. avait, en tirant de là une idée.)
  E: Je peux te poser une question? Ce qu'on a ècrit avant, on l'écrit entre guillemets, ou à la ligne?
  S: Oui, oui, (et elle continue de dicter)
  Professeur (elle est en train de parcourir les groupes): il est cinq heures moins cinq. Dans cinq minutes on lit.
  S (chaque fois plus rapidement): Toi, tu avais une phrase... (à M)
  L (à S): Dieu garde ta mémoire!
  E: Là il y avait ça sur le droit de grève, sur cet article tout petit (elle tire une coupure).
  S le prend et continue de dicter".
  Voyons de façon synthétique ce qui est arrivé dans ce petit groupe, par rapport à la consigne.
  Depuis une perspective instrumentale, on voit que, loin de résulter un texte produit par l'échange d'idées, la production se trouve centrée en S. L, M et E apportent les ressources ou les matériaux, mais le processus complexe d'articulation des différentes sources en fonction de l'objectif du message reste à la charge de S.
  Depuis une perspective sociale, on voit que S assume progressivment les fonctions d'un leader, en suggérant les idées centrales, en coordinant les apports des autres et en dirigeant la production générale du texte. L., M., et E. remplissent les fonctions de copier, d'apporter des idées ou des coupures qui complètent ou deviennent un annexe de ce que S. avait proposé. Les relations entre S. et le reste des membres est clairement assimétrique.
  Depuis une perspective psychique, L., M. et E apparaissent comme des voyeurs d'un processus que S. accomplit en jouissant de son objet du savoir. L.,M., et E. restent hors de cette relation; le texte n'est pas à eux et leurs possibilités d'y mettre main sont presque nulles. Le savoir écrire se présente, dans cette circonstance, inaccessible à eux. Pourtant, L., M. et E. se soumettent à S. comme s'ils respectaient un accord préalable grâce auquel ils satisfont aussi quelque sorte de besoin, peut-être de protection, de la part de S. Le fonctionnement est regressif, de type psychofamilial.
  En fonction de tout ce qu'on a dit, on peut penser que les caractéristiques particulières que ce petit groupe a assumé semblent avoir conditionné ses possibilités de travail. Un groupe largement agregé, ayant un style de fonctionnement de type "familial" et une tendance à fonctionner sous une supposition de base de dépendance (BION, 1980), conduit par le membre le plus apte, a été mieux placé pour établir des conditions socio-affectives favorables que pour confronter des idées et pour analyser critiquement les textes produits. En ce sens-là, les objectifs que ce groupe s'est tacitement proposé ont été ceux de "non agression" et de "maintient d'une ambiance appropriée", sûrement nécessaires pour un type de tâche de haut niveau et à implication personnelle.
  Cette configuration adoptée par le groupe, et qui semble être nécessaire en relation avec l'apprentissage de l'écriture dans le cadrage choisi, en contrepartie a présenté une excessive centralisation et dépendance, en provoquant ainsi une redéfinition du dispositif en acte, par rapport à sa mise en oeuvre initiale.
  Bref, l'inclusion d'une approche multi-référenciée dans l'analyse de la tâche permettrait de comprendre le fonctionnement et la "mise en situation" de certaines consignes de travail, dépassant ainsi la perspective du "succès ou échec" des propositions d'un enseignant. Cela rendrait possible de comprendre comment le même sens technique du travail devient modifié en fonction de son interaction avec les relations sociales entre les membres d'un groupe, et avec le sens émotionnel que la tâche prend pour eux.