Biennale 5
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Le rôle des propriétés des communications dans le développement des compétences en situation professionnelle

Auteur(s) : MAYEN Patrick

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bull2.gif (117 octets)   Le langage comme instrument
bull2.gif (117 octets)  La question récurrente dans toute l’œuvre de Vygotski porte sur les moyens grâce auxquels l’homme contrôle et oriente son propre comportement. L’utilisation fonctionnelle du signe constitue pour lui le moyen qui lui permet “ de soumettre à son pouvoir ses propres opérations psychiques, de maîtriser le cours de ses propres processus psychiques et d’orienter leur activité vers la résolution du problème auquel il est confronté ” (1934/1997, p 207). L’originalité de la pensée de Vygotski tient en ce qu’il fait converger la résolution d’un problème pratique tourné vers l’action sur un objet externe et l’usage du signe, en premier lieu du langage, comme moyen d’action tourné vers soi mais toujours dans le but de parvenir à une plus grande efficacité de ses propres processus psychiques pour résoudre le problème en cours. Vygotski a exploré deux voies essentielles de ce qu’il avait pressenti, dés 1930, dans son article sur les instruments psychologiques où il parle du langage comme d’un instrument : la première est le rôle du mot dans la formation des concepts, et la seconde est le mouvement de constitution de la pensée par l’intériorisation du langage social. Il a également mis l’accent sur le rôle des échanges langagiers et de la médiation d’autrui dans ce que Bruner (1981) appellera plus tard l’étayage, introduisant ainsi la question essentielle de l’éducation : par quels moyens ceux qui ont pour mission d’étayer les processus d’apprentissage et de développement, peuvent-ils en optimiser l’orientation et le contrôle ? Dans cette communication, nous limiterons notre réflexion à une situation particulière qui est celle des interactions tutorales entre professionnels expérimentés et novices en cours de stage. Elle repose sur une recherche en cours qui vise à comprendre :
ce qui s’accomplit effectivement dans les interactions ordinaires entre des professionnels expérimentés et des novices en cours de formation et, en particulier, comment ces sujets, tous les deux engagés dans la réalisation d’une tâche et dans son apprentissage utilisent différentes propriétés du langage et des communications pour élaborer ou réélaborer des compétences ;
quelle est la nature de la compétence de guidage de l’activité ; autrement dit, quelle est l’organisation cognitive de l’activité de guidage et de tutelle.
bull2.gif (117 octets)  Propriétés des communications et organisation des interactions tutorales
bull2.gif (117 octets)  Partons d’un exemple à La Poste. Le facteur et son apprenti viennent de prendre en charge les objets recommandés qu’ils doivent distribuer :
3.T2 : donc on va procéder au classement de la tournée des recommandés
4.A2 : en fonction des (montre les casiers de tri) ?
5.T2 : ouais ouais ouais tout à fait le classement des recommandés donc ça se fait c’est réglementaire y a le numéro du début de la rue et de la fin
6.A2 : de la tournée
7.T2 : donc la tournée se divise en deux la rue R et l’avenue P
8.A2 : (acquiesce)
9.T2 : donc pour simplifier les choses on va classer l’avenue P et la rue R on va les séparer
10.A2 : (commence à ordonner le tri par numéro)
11.T2 : non laisse on va on est en train simplement de les séparer ça c’est le passage R ça va avec ça à gauche l’avenue P là la rue R (fait deux tas) donc comme la tournée commence rue R on va donc classer la rue R et par ordre
bull2.gif (117 octets)  La séquence est constituée d’interactions dont certaines interventions sont verbales, d’autres verbales et agies, d’autres, enfin, agies. Chacune de ces interventions a cependant le même statut dans le déroulement de la séquence, à savoir, de pouvoir constituer à la fois une réaction à une intervention précédente et d’orienter l’intervention suivante. C’est l’idée qui est contenue dans la notion de paire adjacente selon laquelle deux interventions sont liées pour constituer un échange minimal. En fait, l’enchaînement conversationnel est réglé par un système d’attentes. Ces attentes portent sur la structure même de la conversation qui oriente le déroulement donc qui rend l’apparition d’une forme plus probable et plus adaptée qu’une autre, mais il porte également sur l’évolution du contenu qui est négocié dans le dialogue. Dans notre extrait, l’intervention (4) de l’apprenti est une question. La caractéristique structurale de la question est d’enjoindre un interlocuteur à répondre. Elle suppose que celui qui l'a posée ignore quelque-chose qu’il suppose que son interlocuteur connaît. Ici, l’apprenti demande une validation de la valeur de vérité du complément qu’il vient d’apporter à l’assertion de son tuteur : “ (classer) en fonction des casiers ? ”. Le tuteur a énoncé la tâche (quoi) et l’apprenti énonce une des modalités de la réalisation (le comment) du classement. L’apprenti se réfère à une connaissance implicite qui est : “ les casiers sont organisés pour classer la tournée ”, connaissance qui l’a conduit à inférer une conclusion sur la modalité de classement : “ en fonction des casiers ”. C’est cette même connaissance qui semble être implicitée par le tuteur. Ce qui l’amène à satisfaire la question de A et à valider la proposition. On note pourtant, de par la répétition du “ ouais ” et l’enchaînement qu’il fait avec son propre énoncé précédent que l’intervention de A déstabilise son explication. Il continue alors d’expliquer la logique du classement : “ début et fin de rue ”. Or, en (6) l’intervention de l’apprenti qui n’est pas une question mais une assertion porte, non pas sur l’espace constitué par la rue, mais sur l’espace constitué par la tournée. La fin de la tournée est aussi la fin des numéros de la DERNIERE rue et c’est bien ce que propose l’organisation des casiers. Il propose, en fait, une conclusion à l’assertion de son tuteur qui manifeste pour nous le fait que les deux interactants se réfèrent à deux objets différents et à deux modalités différentes d’organisation du classement, par rue ou par tournée. Bien évidemment les deux modalités ne sont pas indépendantes ni foncièrement contradictoires puisque la tournée est classée par rues et les rues par numéro. Mais elles aboutissent à deux formes de réalisation de l’action différentes comme l’indique l’erreur que l’apprenti commet en (10). Ce n’est qu’au moment de l’action et de la réalisation de l’erreur que son tuteur intervient. En d’autres, termes, il intervient sur la conclusion en acte d’un raisonnement alors qu’il disposait, dans les échanges précédents, de traces de l’hétérogénéité de ce à propos de quoi ils parlaient. Or, l’univers du tuteur est organisé à partir d’un but d’ordre hiérarchiquement supérieur qui est d’éviter les erreurs et les oublis. L’erreur peut être de placer un objet dans l’ordre juste des numéros mais pour une autre rue. Les conséquences sont de multiples natures : obligation de revenir en arrière, retard de la lettre qui sera distribuée le lendemain, obligation de justifier l’oubli au bureau de poste, ou, plus grave, et dans le cas d’une homonymie, distribution à un autre. La séparation préalable par rue est justifiée par la référence implicite à ce but. L’organisation des casiers est la même pour les deux interlocuteurs qui se réfèrent bien à l’ordre des rues et à celui des numéros. Mais pour le facteur expérimenté, il faut d’abord séparer les rues strictement pour éviter les risques, ce qui donne une signification différente à l’organisation des casiers qui n’en manifeste rien. Comme il l’énonce, en (5), ce n’est pas l’organisation des casiers qui le guide, mais la procédure réglementaire, à partir de laquelle le casier est d’ailleurs organisé. Le tuteur rétablit d’une certaine manière l’ordre des causes et des repères, mais rien dans les énoncés de l’apprenti ne permet de penser qu’il l’a entendu.
bull2.gif (117 octets)  En matière de guidage de l’apprentissage de la tâche d’organisation de la tournée, les interventions de l’apprenti constituent des modalités de l’utilisation du langage et de l’interaction avec autrui pour orienter ses processus de pensée et d’apprentissage. En (4) il demande une validation d’une mise en relation qu’il opère entre un but et des moyens pour l’atteindre. En (6), il propose une conclusion d’un raisonnement qu’il poursuit à partir des énoncés de son tuteur et des représentations qu’il a de la procédure à suivre. Autrement dit, il soumet à la validation la compréhension qu’il a de la tâche de classement de la tournée, annoncée par son tuteur en début de séquence. Le problème pour l’apprentissage est que le tuteur ne prend pas en compte les réactions de son apprenti qui, pourtant, ne sont pas en accord avec ses propres énoncés. On ne sait pas ici s'il ne les entend pas, s’il ne sait pas quoi en faire ou bien s’il ne veut pas en tenir compte avant d’être arrivé lui-même au bout de son raisonnement. Dans de nombreuses autres situations, les tuteurs sont beaucoup plus déstabilisés par les interventions des novices, quelle que soit la forme de l’intervention. En fait, une intervention qui ne correspond pas à une intervention attendue constitue un indicateur selon lequel la tâche d’explication du tuteur ne produit pas les effets escomptés. Or, ici, nous avons vu que ce n’est que la manifestation agie de l’incompréhension qui est finalement traitée par le tuteur. Le résultat, en (11) est que le tuteur corrige l’action du novice en le recadrant sur la tâche de séparation des rues que l’apprenti n’avait pas intégrée au déroulement de la procédure. Mais il n’y a évidemment aucun retour en arrière sur l’incompréhension qui s’est déployée dans les échanges antérieurs, ni renvoi au but de neutralisation des risques qui surordonne l’ensemble des modes de réalisation des tâches. En fait, les deux interlocuteurs ont dialogué en se situant dans deux univers de représentations différents. Dans d’autres situations, lorsque les tuteurs prennent en compte les manifestations discursives de l’incompréhension ou du décalage entre les deux univers, on observe que leur réaction ne consiste plus seulement à reformuler ce qu’il faut faire, mais à réénoncer les règles d’action et à justifier celles-ci en faisant référence soit à des buts de plus haut niveau, soit à des causes. Autrement dit, l’identification d’un écart au niveau supposé de connaissance chez l’apprenti suscite des réactions différentes selon que l’écart est constaté dans l’action ou dans la parole. La théorie des actes de langage permet d’apporter une explication à ce phénomène : une assertion sur un état du monde suppose chez celui qui l’énonce la capacité de la justifier. C’est à cela que les tuteurs semblent se sentir enjoints lorsqu’ils sont interpellés par une question, une complémentation, une réponse qui ne satisfait pas leurs énoncés précédents.
bull2.gif (117 octets)  Dans notre exemple, il faut noter également que le tuteur ne guide pas le déroulement conversationnel, et en particulier l’ordre et le moment des prises de parole. Si le tuteur a besoin de prolonger son explication sans interruption, il ne le dit pas, ce qui peut laisser supposer à l’apprenti qu’il valide ainsi sa compréhension, ou chez un autre, qu’il ne prend pas en compte ce qu’il essaie de faire valider.
bull2.gif (117 octets)  Pour terminer, cet exemple montre que trois niveaux de guidage pourraient être pris en compte :
celui de la réalisation et de la description de la tâche elle-même. Ce qui se réalise effectivement ici,
celui de l’ajustement des univers dans lesquels la compréhension de l’un et l’explication de l’autre s’accomplissent. Comme on l’a vu, le niveau hiérarchique des buts pris en compte, la délimitation de l’unité de l’action en cours sont des éléments déterminants pour ajuster ces univers. Mais ce sont aussi les prémisses constituées par les connaissances mobilisées plus ou moins implicitement dans l’action qui sont en cause,
celui, enfin, de la conduite du processus interactionnel, par lequel le tuteur pourrait gérer le processus de compréhension en énonçant à quoi il se réfère, comment il compte réaliser son explication, comment il souhaite que s’organise le système des questions et des réponses. A cela s’ajoute la manière dont le tuteur utilise ou non le langage pour ajuster sa propre estimation du niveau de connaissance et de compréhension du novice, en recourant en particulier au questionnement.