Biennale 5
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Les savoirs d'expérience de praticiens de services d'éducation à l'emploi

Auteur(s) : LECLERC Chantal, BOURASSA Bruno

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bull2.gif (117 octets)   On connaît assez bien la situation socio-économique difficile qui restreint les possibilités d'intégration en emploi de larges segments de la population ainsi que les coûts économiques et sociaux engendrés par le chômage et l'exclusion. On sait aussi que de multiples programmes et organismes de soutien à la main-d'œuvre et à l'emploi ont été créés et qu'ils sont aujourd'hui l'objet de profondes restructurations et remises en question. Par ailleurs, on connaît moins bien les savoirs d'expérience des praticiennes et des praticiens qui ont pour mission d'aider les personnes à se trouver un emploi et à le conserver. En vertu de leur position charnière entre leurs clients, les institutions et un marché du travail devenu très sélectif, ce sont pourtant des témoins de première ligne dont les connaissances acquises dans l'action méritent d'être prises en compte dans la planification et la mise en œuvre des services d'éducation à l'emploi.
bull2.gif (117 octets)  Afin de pallier cette méconnaissance de ce qui se fait sur le terrain, notre recherche s'appuie sur une démarche d'explicitation et de reconnaissance des savoirs d'expérience développés dans les différents
organismes d'intégration socioprofessionnelle. Nos objectifs sont :
- de révéler l'écart entre la description officielle des services offerts par les organismes et le travail réel des intervenant-e-s ;
- de reconnaître les savoirs d'expériences logés dans les pratiques des intervenant-e-s ainsi que les stratégies qu'ils déploient plus on moins clandestinement pour accomplir leur travail ;
- de faire connaître des représentations de l'insertion socioprofessionnelle compatibles avec l'expérience quotidienne que les intervenant-e-s et les sans emploi s'en font.
bull2.gif (117 octets)  Notre contribution à la Biennale rendra compte d'une enquête faite auprès d'intervenant-e-s d'organismes communautaires spécialisés pour favoriser l'intégration au travail de personnes ayant des contraintes sévères à l'emploi. Le mandat confié à ces organismes est de " rendre les personnes autonomes quant à leur intégration au marché du travail et de leur permettre de développer les compétences nécessaires à l'obtention d'un emploi et au maintien en emploi ". Leurs clientèles traditionnelles sont les personnes handicapées, les femmes et les jeunes en difficulté et, enfin, les autres clientèles aux prises avec des problématiques multiples (toxicomanie, passé judiciaire, absence prolongée du marché du travail, faible scolarité, isolement, etc.).
bull2.gif (117 octets)  La méthodologie de la recherche se fonde sur des entrevues de groupe. Cinq rencontres successives ont été tenues avec deux groupes d'une dizaine de personnes qui interviennent dans des milieux similaires de pratique. Les trois premières entrevues sont surtout consacrées au recueil des témoignages à partir de questions très ouvertes et d'échanges spontanés. Les deux dernières entrevues permettent la délibération et l'appropriation des résultats de la recherche par les participant-e-s.
bull2.gif (117 octets)  Cette démarche exige l'engagement des intervenant-e-s dans une démarche praxéologique, c'est-à-dire, dans une démarche réflexive d'explicitation des savoirs qu'ils ont développés dans l'action. Les sujets de la recherche sont ainsi considérés comme des témoins de leur propre pratique, mais aussi comme co-chercheurs. Largement inspirée de la psychodynamique du travail, la méthodologie mise sur la révélation des pratiques individuelles et sur la création d'un espace de parole dans lequel les contraintes et les règles explicites et implicites de la vie quotidienne des intervenants peuvent être utilement révélées, discutées, remises en cause et réincorporées dans les règles du travail (Dejours, 1995).
bull2.gif (117 octets)  Pour que les savoirs d'expérience des intervenant-e-s prennent un sens et fassent leur marque par rapport aux règles et pratiques instituées, elles doivent en effet faire l'objet d'un processus de symbolisation et d'objectivation par lequel elles deviennent des entités reconnaissables, mémorables et transmissibles (Bourdieu, 1984). Le langage permet cette objectivation des pratiques expérientielles individuelles ainsi que leur incorporation dans une réalité de sens commun et dans une tradition qui va
en s'élargissant depuis les lieux de rencontres de la vie de tous les jours jusqu'à un espace macrosocial, en passant par différentes structures intermédiaires. Pour être transformatrice, la parole qui s'affirme doit donc être une parole collective, une parole qui a des échos chez les autres et qui laisse ses traces dans un espace public (Dejours, Dessors et Molinier, 1994).
bull2.gif (117 octets)  Dans ces lieux de parole et de délibération, les intervenant-e-s s'apprivoisent et s'exposent au jugement de personnes qui partagent des conditions de travail similaires. L'animation est faite de manière à permettre l'agitation des sentiments et des opinions essentielles à la transformation et au renforcement des positions individuelles et collectives. Cela suppose non seulement un consentement des individus à participer à une recherche, mais un désir de tisser des liens de confiance qui passent par une prise de risque identitaire liée au dévoilement de leurs ressources, de leurs ruses et astuces, mais aussi des stratégies qu'ils déploient pour contrer leur souffrance professionnelle et donner un sens à leur travail.
bull2.gif (117 octets)  Qu'est-ce que cette démarche nous apprend sur les services d'insertion socioprofessionnelle ?
bull2.gif (117 octets)  L'analyse des témoignages a d'abord permis de constater que les inervenant-e-s travaillent dans un contexte fait de paradoxes et de contradictions, dans un contexte où les limites à l'intégration professionnelle de leur clientèle sont la règle plus que l'exception. Cette analyse du contexte de travail a ensuite permis de dégager un savoir fondamental autour duquel s'articulent tous les autres savoirs des intervenant-e-s rencontrés : ce savoir générique consiste à reconnaître, à considérer, à prévoir et à défier les nombreux obstacles susceptibles d'interférer dans les parcours d'intégration socioprofessionnelle de la clientèle. Si les difficultés liées à l'histoire ou aux caractéristiques des clientèles constituent les premières limites sur lesquelles les intervenant-e-s agissent, ceux-ci doivent également pallier d'autres obstacles et contraintes de tout ordre. Les limitations à l'intégration ne sauraient être uniquement attribuables aux clientes ou clients. L'ouverture mitigée des employeurs, combinée à la rareté et à la précarité de l'emploi, compte parmi les obstacles les plus sérieux que les conseillers tentent de contourner. Les contraintes viennent également de l'environnement immédiat de la personne et des préjugés sociaux à son endroit. Elles sont enfin inextricablement liées au manque de ressources, à la complexité effarante des mesures d'aide à l'emploi et aux pertes d'énergie, voire aux impasses, qui résultent de partenariats tortueux à établir avec une multitude d'organismes.
bull2.gif (117 octets)  Pour défier ces obstacles, de façon à atteindre les objectifs de leur bailleur de fonds et à donner un sens à leur travail, les intervenants s'attachent à la mission de leur organisme en prenant résolument parti pour les clientèles qu'ils desservent. Ils ont appris à se dégager les marges de manoeuvre qui leur permettent de développer des relations significatives avec des clients réputés difficiles ou non intégrables au marché du travail. En solidarité avec leur clientèle, ils persistent à ouvrir des voies de prise en charge et d'intégration viables, mais que d'autres intervenants, moins aguerris, jugeraient impraticables ou sans issue. L'expérience des intervenant-e-s les a amenés à renoncer aux illusions d'un monde normal ou idéal dans lequel la communication se ferait directement et facilement entre les clients, eux-mêmes, les employeurs ou les intervenants d'autres organismes. Ils ont aussi renoncé à croire que les intérêts des uns seraient automatiquement compatibles avec ceux des autres. De là, ils ont appris à décoder les discours et à devenir des médiateurs-interprètes entre leurs clients, leur entourage, les employeurs et les personnels des autres organismes publics ou communautaires liés à l'emploi.
bull2.gif (117 octets)  Compte tenu de leur position particulière entre des clients ayant des contraintes sérieuses à l'emploi et un contexte social et économique problématique sur plusieurs plans, les intervenant-e-s en emploi ont dû devenir des spécialistes avertis de l'insertion limitée et des spécialistes des contraintes à l'insertion. En d'autres mots, ils ont graduellement appris à remplacer la recherche de solutions universelles et définitives par des solutions locales et ponctuelles, peut-être moins édifiantes, mais plus concrètes et directement profitables aux clientèles qu'ils soutiennent. Ils ont aussi compris que tout ne peut être possible et qu'il leur incombe de composer avec un certain nombre de limites tout en conservant précieusement l'espoir de pouvoir les dépasser. Ils adoptent donc une perspective particulière d'intervention qui vise une intégration "optimale" et "pragmatique" plutôt qu'une intégration "idéale". En ce sens, chaque progrès du client, même minime, est considéré comme une réussite. Au jour le jour, le défi des intervenants est de trouver la manière de mettre le client en mouvement vers l'autonomie, la dignité et, dans toute la mesure du possible, vers l'emploi. Ni angélique, ni défaitiste, cette perspective consiste à s'associer au client pour faire "le mieux qu'on puisse faire, pour le moment, compte tenu des circonstances et dans chaque situation précise".
bull2.gif (117 octets)  En se fondant sur une connaissance des problématiques typiques de leurs clientèles et sur une intelligence des cas singuliers, les intervenants parviennent à doser leur investissement, à persévérer dans la recherche des solutions aux multiples difficultés rencontrées par leur clientèle, à croire aux ressources des personnes qu'ils accompagnent, si démunies puissent-elles paraître, et à devenir des intervenants crédibles auprès de leurs vis-à-vis d'autres réseaux. Leur expertise se traduit par des savoirs d'expérience pouvant être regroupés en trois grandes catégories, qui correspondent aux trois grandes sphères d'intervention dans lesquelles ils s'investissent : l'intervention auprès de la clientèle et de son réseau, l'intervention auprès des employeurs et l'intervention auprès des partenaires d'organismes liés directement ou indirectement à l'emploi. Une métaphore permet de comparer leur travail à celui de mécaniciens d'entretien des processus d'intégration en emploi. Au jour le jour, les intervenant-e-s s'affairent à lubrifier les engrenages qui permettront à une personne ou à un ensemble de personnes de progresser dans leur démarche vers l'autonomie et l'emploi. Ils interviennent à tous les niveaux pour défier les obstacles psychologiques, sociaux, économiques et organisationnels qui interfèrent dans ces démarches. À partir de quelques indices, ils savent où, quand et comment il faut agir. C'est avec une compréhension d'ensemble de la dynamique leurs clients, mais aussi des rouages des systèmes dans lesquels ceux-ci doivent évoluer, que le intervenant-e-s prévoient les bris, ajustent les courroies de transmission, bricolent des pièces sur mesure, recyclent ce qui peut être utile, éprouvent la solidité des nouveaux mécanismes, etc.
bull2.gif (117 octets)  Cette expertise s'appuie aussi sur certains principes d'action qui les caractérisent : persévérer malgré les contraintes; travailler en équipe avec le client en sachant être présent ou se retirer au moment opportun; faire du judo social (c'est-à-dire trouver la position qui permette de miser sur les élans et les résistances du client pour le faire bouger); développer et maintenir des relations de connivence, de collaboration et de complémentarité avec les intervenants d'autres organismes; travailler à partir de ses doutes et de ses questions; prendre des risques calculés; développer une intelligence du singulier en considérant la globalité et la complexité de la situation dans laquelle on intervient; travailler avec du concret et s'éprouver dans l'action; innover en développant des solutions calibrées sur les différences.