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Formation des enseignants et Technologies de l'Information et de la Communication à l'école primaire : un " bricolage " pédagogique

Auteur(s) : AUDRAN Jacques

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bull2.gif (117 octets)   L'usage scolaire du réseau Internet peut se comprendre de manières très diverses. Trois utilisations reviennent fréquemment : l'échange de documents électroniques divers, la navigation sur le Web à la recherche de ressources documentaires, ou encore la publication de pages électroniques. Le recours au courrier électronique, parfois appelé courriel, à des fins de correspondance semble être l'un des usages scolaires d'Internet le plus répandu (MASSELOT, 1999), c'est aussi celui qui techniquement requiert le moins d'investissement de la part de l'enseignant aussi bien en termes d'apprentissages techniques que de mise en œuvre au sein de dispositifs pédagogiques. On trouve de plus en plus fréquemment, à l'école primaire, des classes "connectées", en particulier dans les écoles rurales à cours multiples où les enseignants ont l'habitude de travailler avec des enfants répartis en "cours multiples", souvent en autonomie, et où l'ordinateur constitue la plupart du temps un "atelier" parmi d'autres. Ces classes sont donc sensiblement différentes de celles des gros établissements américains que DWYER et al. (1995) ont pu appeler classes branchées. Cette étude, issue d'une thèse portant sur l'évaluation de l'influence des technologies de l'information et de la communication en éducation, a tenté de cerner la nature des usages mis en place, et les obstacles que ces enseignants avaient pu rencontrer, en désirant, avec des moyens modestes, utiliser les potentialités du courrier électronique dans leur classe pour l'"ouvrir " sur le monde. Ce sont donc des écrits, relevés à partir de l'enregistrement automatique de courriers électroniques dans trois classes volontaires, en milieu rural, durant deux mois, qui ont fourni les matériaux de base à la recherche.
1/ L'espace de communication comme terrain pédagogique
bull2.gif (117 octets)  Dans les trois cas, les maîtres engagés dans ce travail de mise en correspondance de classe à classe nourrissaient l'ambition de " dépasser " la correspondance traditionnelle dont la lenteur d'acheminement était jugée trop peu soutenue pour solliciter durablement l'engagement de jeunes élèves dans la démarche. C'était donc, à leur sens, engager à cette occasion leurs élèves dans une activité plus " porteuse de sens ". La possibilité de faire parvenir des photos ou des documents de classes (dessins, textes manuscrits) numérisés a séduit les enseignants qui pensaient trouver là un moyen de réaliser des projets que l'on pourrait qualifier comme télécollaboratifs (HARRIS, 1995), entre classes. Le travail des enseignants s'inscrit donc dans la volonté de sortir du cadre étroit de la classe et d'investir un terrain particulier, que BEAUDOIN et VELKOVSKA (1999) nomment espace de communication asynchrone sur Internet, et qu'elles définissent comme un cadre de participation au sens où l'entend Erwin Goffman, c'est-à-dire un territoire physique commun où chaque participant met en œuvre une conduite répondant à une codification. La recherche de correspondants virtuels directement sur le Web n'a pas causé de difficultés particulières aux enseignants, compte-tenu du nombre important d'annonces sollicitant des classes francophones, notamment sur le site www.momes.net souvent décrit comme un lieu d'excellence en la matière. Les trois correspondances observées n'ont pas été réalisées pour l'occasion, mais étaient déjà engagées lorsque le recueil des traces a commencé. Le travail de traitement des écrits électroniques a été complété par une restitution des éléments spécifiques du contexte réalisée de plusieurs manières complémentaires : un entretien avec les enseignants a précédé le recueil des traces écrites, des contacts ont été conservés par courriel durant la période d'échanges et a servi de base à un questionnaire qui a clos le recueil des données.
bull2.gif (117 octets)  Le premier constat est que sur la période de la recherche (six semaines de classe) assez peu d'échanges ont été réalisés par les élèves eux-mêmes, à l'inverse, les ajustements et préparations épistolaires entre enseignants les dépassent en quantité. De huit à treize messages ont été reçus ou envoyés par chacune des classes (28 en tout). Dix-sept seulement ont été retenus pour analyse (6-6 et 5) car certains des courriers ne contenaient qu'une réponse positive ou négative à une simple question. Les signataires des messages sont parfois des enseignants ou des adultes, parfois des élèves isolés, mais environ 40 % des messages sont signés collectivement et peuvent être considérés comme des produits de l'activité de classe. On pouvait s'attendre, compte tenu de la visée annoncée, à ce que ces courriers soient beaucoup plus nombreux sur six semaines. Interrogés sur ce point, en cours de recueil, les enseignants répondent : " Pour ce qui est de courrier, on en reçoit peu, seulement deux à trois par semaine [...]. Mais là-dedans, il y en a les trois-quarts pour moi. A quatre-vingt pour cent les messages présentent peu d'intérêt, ils n'appellent pas de réponse ou ils ne sont pas formulés pour qu'on y réponde. " Un autre ajoute : " [...] il faut trouver des astuces pour y répondre, surtout si le message n'est pas très intéressant pour la classe " enfin le troisième : " plusieurs écoles à qui on a écrit ne nous ont pas répondu et les enfants se découragent. Par contre, on se sert du courrier localement [...] ". Ces enseignants semblent réaliser que les technologies ne peuvent à elles seules créer la communication et que ce qui semblait simple au départ peut à l'usage se révéler plus complexe que ce qui avait été prévu. Ils " filtrent " les messages et les évaluent en fonction de critères de pertinence à la situation éducative du moment. Ce qui les conduit, soit à écarter le message, soit à procéder à des ajustements avec leur interlocuteur de manière à tirer un bénéfice éducatif de l'échange. Parfois ce problème conduit l'enseignant à se tourner vers un correspondant déjà connu (relation de l'enseignant) ou faisant partie de l'entourage d'un élève (parent, ami). Quelques courriers échangés (4 sur 28) sont de ce type, trois messages ayant été relevés chez l'enseignant le plus novice en matière d'usage personnel de la correspondance électronique.
bull2.gif (117 octets)  Au sein des courriers, les ajustements entre enseignants occupent une place très importante. Les contenus des messages sont, à ce titre, révélateurs, une enseignante correspondante sur l'Ile Maurice écrit en décembre : " Je m'excuse personnellement auprès de vous et de vos élèves de n'avoir pas pu vous répondre tout de suite. Ici nous étions en pleine période de révision pour les examens de fin d'année scolaire (l'année scolaire débute en janvier et se termine en novembre). Aujourd'hui c'est le dernier jour de classe". Une autre du Québec : " Nous avons dû évacuer l'école mercredi dernier à cause de la fragilité du toit. La quantité de glace qui s'y était accumulée lors de la tempête de verglas le rendait fragile et il pouvait s'écrouler à tous moments. Nous sommes donc encore en dehors de l'école pour une durée indéterminée ". Ces deux exemples sont extrêmes, mais les difficultés sont nombreuses : recherche d'un projet pouvant retenir un intérêt commun, incompréhension réciproque avec une classe francophone aux Etats-Unis, discontinuité des échanges. On comprend donc que la continuité des projets repose d'une part sur l'efficacité des ajustements entre adultes et d'autre part sur l'habileté que déploiera l'enseignant à mettre en valeur, sur le plan pédagogique, certaines particularités des messages. Si on constate bien dans ces courriels un fil de discussion entre enseignants (BEAUDOIN et VELKOVSKA, 1999) avec une centration sur le règlement des problèmes d'ordre organisation, les courriers échangés entre élèves ne présentent pas nécessairement cette continuité dans le discours. Il a donc fallu mettre en place une méthodologie d'analyse propre à mettre en évidence des caractéristiques invariantes au sein de cette amorce de correspondance.
2/Recueil et analyse
bull2.gif (117 octets)  Le courrier électronique s'appuie sur l'emploi de programmes informatiques reprenant de manière simplifiée la tradition épistolaire (mention de l'adresse électronique de l'auteur, date heure, objet de l'envoi, mention du ou des destinataires, corps du message, signature) et autorise l'envoi quasi-instantané du message sur un serveur distant qui sera interrogé par le destinataire pour prendre connaissance de ses messages. ANIS (1998) et plus récemment CUSIN-BERCHE (1999), PANCKHURST (1999) ont détaillé les éléments linguistiques propres au courriel qui le distinguent d'une classique correspondance épistolaire (importance du péritexte, mise en texte plurilogale, distinction entre récepteur, transmetteur). Il est apparu que ces éléments dans les cas étudiés présentent assez peu de pertinence à l'étude car les correspondants se sont limités à un mode d'expression extrêmement classique et n'ont pas exploité les ressources que leur offrait le logiciel pour enrichir leurs messages d'émotions (en anglais smileys), ni pour reproduire les questions-sources, ou attacher des documents numérisés. L'analyse a donc porté sur le corps des messages et le traitement a consisté, après analyse des éléments de contenu selon des critères exprimés en termes de relation interlocutive et de relation sociale (VION, 1999) et de simple transfert d'informations, à qualifier les courriers en les rapprochant de la catégorisation de HARRIS (1995) portant sur les projets télécollaboratifs supportés par Internet. Dans le cas des courriers recueillis ici, quelques adaptations étaient à faire. Les classes étant débutantes et composées d'élèves de 9 à 11 ans, elles n'ont pas eu recours à des échanges sophistiqués sur le plan technique comme le télétravail de terrain ou la création ou l'analyse de banque de données. A l'inverse, une catégorie "Question réponses" (ici QR) proposée par HARRIS son article de mars 1995, a été ajoutée au groupe qu'elle nomme "Echanges interpersonnels" qui correspond d'assez près aux échanges d'ajustement technique entre enseignants.
bull2.gif (117 octets)  Si l'on suit cette typologie, les messages peuvent parfois être classés simultanément dans plusieurs catégories (de 1 à 5). Tous les messages (28 occurrences) comportent des éléments visant l'échange interpersonnel avec des variations d'interlocuteurs, 17 (21 occurrences) visent la collecte d'information, et seulement 8 (10 occurrences) concernent des projets de réalisation collective.
* Echanges interpersonnels : total 28 pour 28 messages
bull2.gif (117 octets)  Correspondance d'élève à élève CEE : 2
bull2.gif (117 octets)  Correspondance de classe à classe CCC : 12
bull2.gif (117 octets)  Correspondance mixte (diff. de statut) CM : 5
bull2.gif (117 octets)  Ajustement d'enseignant à enseignant(s) QR : 9
* Collecte d'informations : total 21 pour 17 messages
bull2.gif (117 octets)  Echanges (envoi) d'informations EI : 10
bull2.gif (117 octets)  Echanges autour de la publication électronique EPE : 3
bull2.gif (117 octets)  Recherches d'informations RI : 8
* Projets de résolution de problèmes : total 10 pour 8 messages
bull2.gif (117 octets)  Rédaction électronique RE : 2
bull2.gif (117 octets)  Création collective CC : 1
bull2.gif (117 octets)  Projets d'activités sociales PAS : 7
bull2.gif (117 octets)  Bien que cela ne puisse être vérifié du point de vue statistique faute d'un nombre suffisant de classes et de messages, il semble, grâce aux entretiens et questionnaires qu'on puisse rapprocher l'expérience des enseignants en matière d'utilisation des technologies informatiques (respectivement 3, 2 et 1 an d'utilisation personnelle d'Internet) et l'inscription dans un projet de réalisation collective. Ainsi dans la classe de l'enseignant le moins expérimenté j'ai pu constater lors de la visite de l'entretien final, le fait que les enfants ne connaissent pas toujours précisément le nom des lieux (les villes ou villages à l'étranger) où étaient situées les écoles de leurs correspondants. A l'inverse, l'enseignant utilisant Internet depuis trois ans présente clairement ses projets et déclare lors de l'entretien à la fin de l'étude : " Je vois l'avenir dans le développement des échanges [...] en ce moment on est en contact avec l'école des Houches ça nous permet de préparer pendant une quinzaine de jours notre prochain séjour à Chamonix. Les enfants des Houches nous documentent en nous envoyant des renseignements, et une fois là-bas, on gardera le contact avec eux ".
3/ Evaluation et questionnement de l'espace de communication
bull2.gif (117 octets)  Ceci soulève la question du modèle de référence de la "communication" sur lequel s'appuie l'enseignant. Correspondre par e-mail, en soi, peut-il être assimilé à communiquer ? Peut-on tirer un bénéfice pédagogique systématique pour les élèves en investissant cet espace de communication ? Il semble, à l'issue des entretiens, qu'au fur et à mesure qu'ils ont pratiqué les échanges sur le réseau, les enseignants ont été plus à même de construire des projets viables en mettant en œuvre une distance critique propre à permettre l'exploitation de situations incongrues sur le plan pédagogique : " Un jour une italienne nous a écrits, c'était bourré de fautes, mais c'était justement très intéressant, elle nous faisait une critique très juste de notre site. " Il est possible que l'on assiste à une complexification du métier d'enseignant, conduisant ce dernier à insérer dans sa pratique éducative une forme de " bricolage " au sens où l 'entend LEVI-STRAUSS (1962), c'est-à-dire une démarche de découverte liée à l'avancement de ses projets réalisés avec les moyens du bord, et qui constitue une sorte de formation dont la genèse se situe dans la perception croissance du potentiel pédagogique de la situation, par l'emploi des outils technologiques à des fins d'ajustement aux pratiques. Le recours à la métaphore de l'enseignant-bricoleur est fréquent (BRICHAUX, 1997). Ici, l'élément le plus visible est la rupture entre ce qui est du domaine du programmé, du planifié, avec l'habileté à improviser à utiliser les gestes d'enseignement au fur et à mesure que les potentialités de l'outil informatique se dévoilent. On trouve des hypothèses explicatives relatives à ces constations chez POUTS-LAJUS et RICHE-MAGNIER (1998, p.180-181) qui notent que " les enseignants ont été amenés à vivre les mêmes situations pédagogiques que leurs élèves. Comme eux, ils ont appris par l'action, l'imitation, et l'échange ".
bull2.gif (117 octets)  Compte tenu des changements permanents qui affectent les outils eux-mêmes, on peut avancer l'hypothèse que cette forme d'apprentissage, en constant renouvellement, est à prendre en compte dans la formation initiale des enseignants, en particulier la formation à l'évaluation. La difficulté ici, est qu'une telle conception de l'évaluation rompt avec l'idée qu'une parfaite maîtrise constitue obligatoirement le préalable à l'insertion des instruments technologiques nécessaires dans les dispositifs pédagogiques. Il s'agirait donc de former les enseignants à mettre en œuvre des formes d'évaluation qui ne soient plus seulement de simples procédures de contrôle, mais une évaluation considérée comme à l'origine d'auto-questionnements (VIAL, 1997) destinés à conceptualiser et à problématiser les pratiques pédagogiques.
bull2.gif (117 octets)  Mots clés : Technologies de l'Information et de la Communication / Courriel / Formation des enseignants / Evaluation / Internet / Bricolage
bull2.gif (117 octets)  Références :
bull2.gif (117 octets)  ANIS (1998). - Texte et ordinateur, l'écriture réinventée. Bruxelles : De Boeck
bull2.gif (117 octets)  BEAUDOPIN V., VELKOVSKA J. (1999) Constitution d'un espace de communication sur Internet, in Internet un nouveau mode de communication (Réseaux n °97, volume 17), Paris : Hermes
bull2.gif (117 octets)  BRICHAUX J. (1997). - L'enseignant d'une métaphore à l'autre, L'école élémentaire. (Revue Française de Pédagogie n°118) Paris : INRP
bull2.gif (117 octets)  CUSIN-BERCHE F. (1999), Courriel et genres discursifs, in ANIS J. (dir.) Internet, communication et langue française. Paris : Hermes
bull2.gif (117 octets)  DWYER C. et al. (1995). - La classe branchée. Paris : CNDP
bull2.gif (117 octets)  HARRIS, J. (1995) " Organizing and faciliting telecollaborative projects ", The computing teacher (ed. International society for technology in education, t. 22, n°5 et 6) Austin : University of Texas (Ed.)
bull2.gif (117 octets)  LEVI-STRAUSS, C. (1962). - La pensée sauvage. Paris : Plon
bull2.gif (117 octets)  MASSELOT C. (1999). - Pratiques pédagogiques et Internet, in ANIS J. (dir.) Internet, communication et langue française. Paris : Hermes
bull2.gif (117 octets)  PANCKHURST R. (1999). - Analyse linguistique assistée par ordinateur du courriel, in ANIS J. (dir.) Internet, communication et langue franÁaise. Paris : Hermes
bull2.gif (117 octets)  POUTS-LAJUS S., RICHE-MAGNIER M. (1998). - L'école à l'heure d'Internet. Paris : Nathan
bull2.gif (117 octets)  VIAL M. (1997). - L'auto-évaluation entre auto-contrôle et auto-questionnement, Aix-en-Provence : Ed. En Question - Université de Provence
bull2.gif (117 octets)  VION R. (1999). - Approche relationnelle des interactions et des discours, Langage et société n°87. Paris : Maison des Sciences de l'Homme