Biennale 5
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Les “bruits” dans les interactions associées à la tâche d’apprentissage professionnel ou les enjeux éclipsés en formation continue des publics jeunes en difficulté

Auteur(s) : HERISSON Bernard

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bull2.gif (117 octets)   Les situations d’apprentissage professionnel relatives au métier de la mécanique “marine”, laissent apparaître des ruptures avec les réalisations de tâches d’apprentissage. De ces conduites erratiques, la didactique ne retient que celles s’inscrivant dans le monde de ces réalisations. Or l’analyse des foyers d’attention des interactions verbales montre l’existence de thèmes étrangers aux tâches que ces sujets réalisent. Les horizons du monde de leur rationalité sont recouverts ou dépassés par les préoccupations de la vie quotidienne : la rémunération, le travail, le temps libre, la famille, les relations sexuelles, sont des objets d’investissements continuels. La situation d’apprentissage apparaît comme “un état de parole ouvert” (Goffman, 1981) en même temps qu’un lieu où des ruptures provisoires avec les réalisations en cours.
1 Les “bruits” du quotidien
bull2.gif (117 octets)  Ainsi, au cours des séquences, les sujets quittent-ils fréquemment leur poste de travail sans que cet éloignement provisoire ne poursuive un but fonctionnel tel que : aller chercher des outils manquants pour poursuivre la réalisation de la tâche, demander une renseignement ou l’aide du formateur pour résoudre un problème qui survient de sa réalisation. Les sujets en formation se déplacent pour se rapprocher et parfois échanger des propos dont les thèmes peuvent fluctuer à l’infini. Ces rapprochements, en apparence fortuit, s’accomplissent aussi à l’occasion d’un déplacement tout à fait fonctionnel. Un sujet quitte sa place manifestement dans l’intention de trouver une solution pratique à une réalisation qui pose problème puis, semble délaisser son projet principal pour entrer en relation brève avec un autre des sujets de la situation. Il arrive parfois que la totalité du groupe se retrouve en un lieu commun où aucun des foyers d’attention ou des thèmes des interlocutions ne s’ancrent dans des préoccupations fonctionnelles. L’attroupement marque alors une synchronisation des ruptures provisoires d’avec l’activité d’apprentissage ou les activités d’apprentissage proposées ; une mise à l’écart provisoire des exigences de la prescription de la tâche.
bull2.gif (117 octets)  Les apostrophes à distance sont d’autres manifestations typiques des bruits qui s’entremêlent aux réalisations. Elles concernent souvent le problème de l’intérêt pour l’apprentissage du métier : “T’y es dans l’atelier ou en salle ? ” lance un sujet à un autre dont la réplique s’établit dans le même registre : “Et toi t’es la secrétaire ! ” Les irruptions intempestives d’un tiers dans des échanges fonctionnels didactiques accroissent le désordre apparent. Un sujet en formation X pose ainsi au formateur une question concernant l’identité d’un élément de la tâche : “F c’est le cylindre ça ? ” et, c’est un autre sujet Y qui répond : “Ouais, c’est le cylindre ... ” comme pour souligner l’incongruité et l’inauthenticité de la prétention de X à manifester un intérêt pour un objet pertinent à la réalisation. Cet intérêt est d’ailleurs un sujet fréquent d’un jeu de remise en cause. Les sujets de la situation font référence ironiquement au terme de “bénévolat” comme pour railler un rôle trop parfait d’apprenti ou encore qualifier l’attitude d’un autre dont la réputation semble solidement établie sur des intérêts purement financiers. C’est le cas dans l’échange suivant ou cet autre conteste les attributs de cette réputation : “X y dit : “chuis bénévole” et y viens bénévolement ! ” L’échange didactique peut aussi être détourné sans heurts au profit de narrations alimentaires surprenantes : “Non non ! Sérieux ! Une pâte de pizza ... bien comme ... comme ça, y te mettent ... t’y a plusieurs sortes, une pâte de pizza (..) comme ça, y te mettent du fromage, tu dis fromage, y te mettent du fromage, de la sauce de pizza, du fromage de la sauce tomate, tu dis merguez, ils te mettent deux merguez, si tu veux enroulée y te l’enroulent ... y te passent au four, ensuite y te mettent dans le sachet, mmmh... ”
bull2.gif (117 octets)  D’autres bruits langagiers s’écartent de la sphère des réalités de la réalisation. Ils peuvent être suscités par des événements réels, une femme qui passe devant l’atelier, ou être d’origine fictionnel. Ils prennent la forme d’échanges fantasmatiques sur les relations sexuelles. A la figure emblématique de l’apprenti modèle succède celle du petit caïd. Dans ces différentes thématiques les sujets en formation, apparaissent fréquemment comme revendiquant des positions “Eh vivez un peu ! Vivez un peu !” optant pour un forme authentique de l’expérience de la vie, et celle laborieuse de l’apprentissage. La quotidienneté des échanges se présente fréquement sous une forme où les réalités discursives propres à la forme canonique de l’interlocution didactique (Grumpertz, 1989) sont marginalisées.
2 Monde de la rationalité de la tâche - Monde des phantasmes - Rôles
bull2.gif (117 octets)  La description théorique de cette quotidienneté parasitant les réalités lisses de l’apprentissage, permet de les poser comme un entremêlement de mondes hétérogènes en même temps que des endossements problématiques de “rôles” (Goffman, 1973). L’adhésion conflictuelle aux différents niveaux de finalités : celui de l’institution ou du projet de formation qualifiante, celui des buts immédiats de réalisation demandés dans les tâches, est posée comme contraignante pour les sujets en formation. Les bruits peuvent refléter l’inflexion problématique des projets des participants. L’hétérogénéité renvoie à l’idée de Schütz (1987) de réalités mondaines multiples : le monde du travail ou de la vie quotidienne, le monde des rêves, le monde des fantasmes, le monde de la théorie scientifique.
bull2.gif (117 octets)  Transposée à la situation d’apprentissage cette diversité de monde réfléchit une tension entre un monde que nous pouvons désigner sous les termes de monde de la rationalité de la tâche, et un monde fantasmatique où se retrouvent les manifestations humoristiques et les jeux. Le monde de la rationalité de la tâche d’apprentissage professionnel est un monde à deux faces. Par la première, il montre sa dépendance avec son origine qui s’incarne dans le corps du sujet. Par la seconde, il montre la mise en suspension avec ce point de vue subjectif. Tels qu’elles sont décrites dans la sociologie phénoménologique de Schütz, ces dimensions fondamentales caractérisent le monde du travail et le monde de la théorie scientifique. Le monde de la rationalité de la tâche oscillerait dans une polarité entre ces deux dimensions extrêmes. L’expérience de la réalisation et ses prolongements langagiers immédiats propres à la coordination avec autrui, trouve son pendant dans le monde du travail. Le monde du travail “c’est le monde des choses physiques, y compris mon corps ; il est le champ de mes locomotions et de mes opérations corporelles (..) [le monde] qui permet de réussir ou d’échouer dans la recherche de mes buts (..) (Schütz, 1987, p 125). Le pôle des pratiques discursives, figures types de la situation didactique, en dépit de leur caractère éphémère, opère un détachement sensible d’avec les préoccupations pragmatiques. C’est l’amorce d’un processus de détachement dont Berger et Luckmann (1996) décrivent les phases les plus ultimes : le langage “construit maintenant d’immenses édifices de représentations symboliques qui semblent s’élever au-dessus du monde de la réalité quotidienne comme des présences gigantesques d’un autre monde. ” (p 60) Le monde de la rationalité de la tâche suppose cette extension infinie que lui fournie le langage symbolique. Au sens où il néglige l’ici et maintenant du corps, il s’oriente vers le monde de la théorie scientifique mais n’atteint jamais l’ampleur de son détachement. Cette extension qui doit, dans ce contexte spécifique d’insertion socioprofessionnelle, à la présence et l’initiative du formateur ses conditions d’apparition, est bornée par des dimensions technologiques (ce qui rend raison des techniques et du fonctionnement des artefacts de la profession) propres aux tâches à réaliser. Ces dimensions marquent une rupture avec les nécessités de l’agir qui gouvernent encore les coordination langagières. Elles expriment un changement “d’attitude” (Schütz, 1987). L’intérêt de la référence à ce concept phénoménologique réside dans le fait que la situation d’apprentissage suppose une gamme d’attitudes au monde différenciées en autant de mondes qui la constituent. Il ne s’agit plus de savoir si les enjeux sont les réussites où les échecs des actions, mais de savoir si les discours tenus peuvent résister aux exigences de la critique. Ce changement d’attitude peut se décliner comme un changement de rôle (au sens schützéen d’orientation privilégiée d’attitude envers l’acte effectué) qui rentre dans le système des attentes du formateur mais nullement toujours dans celui du sujet qui apprend. Quand le formateur dit : “vous n’êtes pas là pour jouer au mécano mais pour savoir comment et pourquoi ça marche”, c’est changement d’attitude qu’il sollicite. Aussi ne fait-il rien d’autre que déplacer l’orientation de ses attentes d’une extrémité du monde de la rationalité de la tâche vers l’autre tournée vers le monde de la théorie scientifique ; il les déplace d’un mode d’attention à la vie vers un autre en même temps qu’il invite les sujets en formation à changer de rôle.
bull2.gif (117 octets)  Si le monde de la théorie scientifique apparaît dans une relation d’éloignement extrême avec l’expérience immédiate du faire, le monde des fantasmes y est accolé de façon plus manifeste. Dans les procès d’interlocution, il est lui aussi affranchi des nécessités de l’action. L’affranchissement des motifs pragmatiques donne lieu à des “accomplissements potentiels”. C’est à dire des accomplissements imaginaires qui restent en dehors des plans et des intentions valides dans le monde de la rationalité de la tâche. Ces accomplissements imaginaires facilitent une ouverture sur une diversité potentielle de rôles à jouer. Ces endossements peuvent même être rendus conscients par le jeu et les plaisanteries qui se fixent les modèles de l’excellence. “Dans mon imaginaire [dit Schütz] je peux me fantasmer dans n’importe quel rôle que j’ai envie de jouer. ” (p140) L’humour y est plus recherché que l’information ou plutôt l’humour travestit l’information. Ainsi peut-on comprendre que, dans les plaisanteries qui prennent pour objet autrui dans ses manquements à l’excellence, c’est le cas où un sujet demande à un autre à propos d’un état de réalisation d’un dépannage d’un moteur : “alors y démarre ou y fait son caprice ?” l’intention ne soit pas de connaître un état du monde objectif, au sens d’état de choses où Habermas (1987) l’entend, mais plutôt de faire connaître à tout le monde qu’il se place à l’intérieur d’un jeu qui est leur est commun. Dans ce jeu, ce qui est attendu de l’autre n’est pas qu’il reprenne le rôle de l’apprenant qui se sent investit de la nécessité d’informer sur l’état de sa réalisation (ou l’acte effectué au sens de Schütz), mais qu’il endosse fictivement et consciemment un rôle de réalisateur qui peut être raillé. Ainsi, pour reprendre les termes de Goffman (1974), les risques d’atteintes symboliques à la “face” d’autrui sont-elles contenues par le biais de digressions fantasmatiques autour des idéaux d’excellence professionnelle sédimentés dans des praxis typifiées (Berger & Luckmann, 1996, Blin 1997), autrement dit, des rôles.
3 Questions de recherche et questions pratiques
bull2.gif (117 octets)  Le monde des fantasmes ne s’accole pas au monde de la rationalité de la tâche dans une seule dimension parasitaire qui, selon Habermas, peut caractériser l’agir dramaturgique (le rôle tenu devant les autres) quand la pertinence de la description est négligeable pour comprendre le sens de l’activité instrumentale du réalisateur de la tâche. Le monde des fantasmes s’accole au monde de la rationalité de la tâche dans une dimension de problématisation du devenir professionnel ou de ce que Ricœur (1990) nomme des plans de vie professionnelle.
bull2.gif (117 octets)  Loin de comprendre simplement, comme dans les approches théoriques didactiques, la situation didactique comme un système dont la condition ultime d’existence réside dans l’intention d’apprendre ou d’enseigner (Chevallard), il nous faut étudier les conditions du prolongement de ces situations quand cesse, dans l’apparence formelle de l’agir ou de la parole, un projet immédiat relatif à la tâche d’apprentissage. Nous pensons que l’approche des situations didactiques à caractère professionnel devrait s’atteler à des descriptions des liaisons conceptuelles rendant intelligible les entremêlements entre les mondes de la rationalité de la tâche et ceux des fantasmes. Dans ces entremêlements, les processus de socialisation ou d’appropriation des rôles professionnels et ceux d’intégration assurant l’appartenance à un groupe y sont continuellement mis à l’épreuve. Cette approche peut alors restituer la manifesteté et la quotidienneté des enjeux débordant des enjeux d’apprentissage trop habituellement décrits dans les termes d’une “professionnalité” (Vial, 1995) ou d’une technicité. Les bruits inhérents au monde des fantasmes sont alors comme les manifestations de tensions qui se nouent dans la formation de la personne professionnelle et leur interprétation in situ par les sujets eux-mêmes pourrait relever d’une herméneutique du projet professionnel. (Donnadieu, 1996)
bull2.gif (117 octets)  Ces bruits qui se donnent à voir comme objets d’étude pour le chercheur apparaissent ici, pour le praticien de la formation professionnelle, comme un ensemble possible de transgressions ou des déviances ; ils peuvent alors, de son point de vue, caractériser un mode problématique d’existence propre au public avec lequel il vit quotidiennement et partant, renforcer les idées de son inadaptation aux exigences types de la situation d’apprentissage. Selon ses propres perceptions, ces “bruits” peuvent être aussi vécus plus ou moins intensément comme autant de difficultés ou d’épreuves que l’on tenterait de surmonter par la mise en place de mesures contraignantes. Logiquement, les dispositions pratiques qu’il pourrait prendre pour limiter ces bruits se spécifieraient en rappel à l’ordre, en interdit de circulation voir, en intégrant dans le dispositif d’apprentissage des contraintes d’interdits de coopération (à chacun sa tâche). Les logiques débridées de sélection préalable font partie des mesures contraignantes qui tentent de faire disparaître le plus radicalemenent ces réalités “parasitaires”. Mais, il se peut aussi, qu’institutionnellement et plus généreusement, qu’on attende du praticien qu’il “fasse avec” elles. C’est alors, dans un autre problème pratique d’élucidation et de développement de la compétence professionnelle des praticiens de la formation professionnelle immergés dans des contextes d’insertion, que réapparaît l’intérêt des descriptions d’un corps de pratiques qui leur permettent de vivre de manière plus réflexive au milieu de ces “bruits”, sans perdre le fil de finalités d’adaptation à un emploi défini.
bull2.gif (117 octets)  Bibliographie
bull2.gif (117 octets)  Berger, P & Luckmann, P “La construction sociale de la réalité”, Paris, Armand Collin, 1996
bull2.gif (117 octets)  Chevallard, Y. “La fonction professorale : esquisse d’un modèle didactique”, Actes du colloque de l’IREM de Clermont-Ferrand, Saint Sauves, 1995
bull2.gif (117 octets)  Donnadieu, B. “La régulation du projet professionnel dans la formation en alternance des cadres”, Thèse de doctorat, Université de Provence, 1996
bull2.gif (117 octets)  Lin, T. “Phénoménologie de l’action sociale”, Paris, L’harmattan, 1997
bull2.gif (117 octets)  Goffman, E. “La mise en scène de la vie quotidienne”, Paris, Les éditions de Minuit, 1973
bull2.gif (117 octets)  Goffman, E. “Les rites d’interaction”, Paris, Les éditions de Minuit, 1974
bull2.gif (117 octets)  Goffman, E. “Façon de parler”, Paris, Les éditions de Minuit, 1981
bull2.gif (117 octets)  Grumpertz, J. “Engager la conversation”, Paris, Les éditions de Minuit, 1989
bull2.gif (117 octets)  Habermas, J. “Théorie de l’agir communicationnel ”, Paris, Fayard, 1987
bull2.gif (117 octets)  Ricœur, P. “Soi même comme un autre”, Paris, Seuil, 1990
bull2.gif (117 octets)  Schütz, A. “Le chercheur et le quotidien”, Paris, Méridiens Kliensieck, 1987
bull2.gif (117 octets)  Vial, M. “Le travail