Biennale 5
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Entre la rue et l’école : les bibliothèques, espace de nouvelles appropriations de l’écrit par les jeunes ?

Auteur(s) : HEDJERASSI Nassira

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bull2.gif (117 octets)   Cette communication s’appuie sur une recherche en cours, commencée en septembre 1999. A défaut de pouvoir, dans le cadre limité qui est le nôtre, présenter des résultats, j’exposerai les lignes directrices de ce travail. Au point de départ de cette recherche, je placerais deux séries de remarques en forme d'apparents paradoxes. C'est à partir d'eux que mes principales pistes de réflexion et de travail se dessinent, pour tenter de mesurer ce qu'il en est du surgissement récent de "nouveaux publics" dans les bibliothèques, la nouveauté la plus notable, car désormais fréquente, visible, étant la forme collective de cette présence qui rassemble des jeunes.
bull2.gif (117 octets)  Un premier contraste tient entre d'un côté la réalité statistique d'une certaine désaffection vis-à-vis du livre, en particulier chez les jeunes générations, et de l'autre le gonflement des taux de fréquentation des bibliothèques. Pour aller au-delà de formules ou titres-choc, et savoir quelle part prendrait, à cette augmentation, un certain nombre de jeunes (eux-mêmes mal identifiés et leurs pratiques autant, parce que celles-ci sont diverses et faites collectivement), il faut donc œuvrer à faire davantage le clair, à partir d'une recherche d'ordre qualitatif, les chiffres n'étant pas indices en eux-mêmes, voire masquant des renouvellements dans l'utilisation et l'appropriation des bibliothèques. Pour centrer l'attention plus précisément que sur l'ensemble des pratiques de l'ensemble des jeunes en matière de lectures, il y a à comprendre plus particulièrement ce qui se joue dans "l'investissement à plusieurs" des bibliothèques, d'éclaircir les rapports de ces jeunes à des lieux et à des objets de culture, de savoir. Leurs pratiques déroutent (ce qui en a été décrit jusqu'à présent, et qui reste incertain) ; elles ne rentrent pas nécessairement dans les grilles conçues jusqu'à présent pour penser, étudier les usage(r)s des bibliothèques publiques… Mais les analyser permettra peut-être d'éclairer en retour des modifications plus générales dans les usages actuels des bibliothèques.

bull2.gif (117 octets)  Une seconde tension peut être marquée entre une conception traditionnelle de la lecture comme activité essentiellement isolée, subjectivante, singularisante et l'occupation à plusieurs de lieux consacrés avant tout aux livres. L'ampleur prise par le phénomène collectif, ne peut pas ne pas conduire à questionner, à reconsidérer certains schémas d'analyse préexistants et dominants en matière de pratiques de lecture notamment. Le regard est sans doute à ouvrir, à élargir, au-delà par exemple de la représentation de la bibliothèque comme "alternative à la bande".
bull2.gif (117 octets)  A ces remarques et premières lignes de questionnement, j’ajoute la nécessité dans le cadre de cette recherche, de travailler à mettre en lien ces phénomènes de utilisation groupale des bibliothèques et des évolutions plus globales de la société, sur le plan culturel et éducatif : des transformations profondes sont intervenues qui peuvent être lues comme des processus de massification, l'accès à la culture et à l'école s'étant généralisé au cours des dernières décennies. Ceci est à poser moins par souci de mise en perspective historique, que parce que se tourner vers les bibliothèques, examiner la place des jeunes dans leur fréquentation et surtout des formes d'occupations qui dérogent aux règles qui y prévalent (travail silencieux et solitaire), c'est être amené à interroger les rapports des jeunes, de certains jeunes, à l'école, à l'institution, à la loi, à l'ordre, à la discipline, à l'autorité, à la culture… A ce niveau, le travail d'élucidation de ces pratiques nouvelles doit prendre en compte des phénomènes qui, du fait d'une certaine violence, paraissent relever de rapports conflictuels avec l'institution (heurts avec le personnels, avec d'autres usagers de la bibliothèque) ; mais serait en même temps à démonter, le processus qui conduit à parler de violence, en se demandant si ce n'est pas un biais, un écran de plus qui s'interpose, entravant l'approche de ces groupes. Prendre en charge la dimension possible de la violence dans le cadre d'un tel travail, ce serait donc travailler aussi et d'abord à distinguer en faisant l'hypothèse que c'est peut-être déjà la présence même de groupes qui, sans être porteuse de violence, est perçue comme telle. Des modes d'être, de faire, de parler, peuvent être perçus d'emblée comme agressifs, par le personnel, ou par d'autres usagers qui communiquent peur, irritation… aux personnels. Peuvent intervenir aussi des images toutes faites, qui mettent a priori au ban ou dans les marges, à partir d'amalgames (jeunes = violences ; banlieue = délinquances…). Dans tous ces éléments, des degrés sont à distinguer, et est à analyser le sens différencié que revêtent pour eux les situations et les actions, en vue de construire une typologie, pour tenter de discerner entre simples postures et actions ruptrices ; simple provocation, ou diversion ou subversion, contestation, transgression. On ne peut pas exclure non plus que sous l'aspect d'affrontement il s'agit plutôt de se confronter à l'ordre et à la loi…
bull2.gif (117 octets)  L'hypothèse est également défendable que dans les sociabilités juvéniles qui se tissent, se recomposent, à travers des usages collectifs de la bibliothèque, "être-ensemble" s'éprouve sur deux modes opposés -pour et contre. Se retrouver, pour être entre pairs, donne des repères, des assises, là où précisément, on ne se "retrouve" pas tout à fait, au sens où l'on ne se reconnaît pas dans un univers, celui des livres, que l'on ne partage pas d'emblée. La modalité de l'être-ensemble peut être une manière de se redonner des ancrages, de se donner les moyens de s'inscrire dans un univers autre (que celui de la famille, de la rue, de l'école même). L'acculturation serait alors moins synonyme d'expérience d' "altération" (où le contact à de l'altérité devient rapport à de l'étranger, de l'étrangeté hostile, ce qu'incarnerait peut-être plutôt le l'univers scolaire, à la fois livresque et normé, régulé, par des instances d'autorité, de pouvoir).
bull2.gif (117 octets)  Du symbolique est en jeu, dans le rapport à la bibliothèque comme univers de livres, et la construction sociale de ce rapport éclairerait les phénomènes d'usages collectifs de ces lieux : si on a pu avancer que "la lecture a perdu une partie de son pouvoir distinctif au sein de l'univers adolescent (…), le livre n'est plus un enjeu majeur dans les stratégies de différenciation mises en œuvre notamment par les jeunes des milieux les plus favorisés", le mouvement de désacralisation n'est peut-être pas présent, du moins pas au même degré, pour les jeunes de milieux (les) moins favorisés : le livre reste un objet chargé d'une symbolique sociale, culturelle.
bull2.gif (117 octets)  A partir de là, il nous semble qu'un des enjeux d'un travail sur les usages collectifs des bibliothèques est d'apprécier si ces lieux ne seraient pas privilégiés pour qu'en leur sein des barrières (socio-culturelles) soient levées que l'école ne parvient pas à abattre, même massifiée (et ce précisément aussi parce que massification ne signifie pas démocratisation). Elles seraient des lieux où pourraient se rejouer positivement, des situations d'acculturation restées difficiles, bloquées dans le cadre scolaire. Serait alors à explorer l'importance de la modalité de "l'être ensemble", pour la possibilité qu'elle ouvre d'un travail où les pairs tiennent la première place, où des apprentissages se construisent en s'appuyant sur l'autre.
bull2.gif (117 octets)  Enfin, une autre direction est à suivre, à partir de la prise en compte de la variable "sexe", la question pouvant être posée de savoir dans quelle mesure au fait d'être des garçons ou des filles, étaient associés des investissements différenciés du lieu ou dans le lieu, dans les modes d'occupation, d'utilisation, et dans le processus de socialisation qui s'y met en œuvre.
ref : Voir par exemple François de Singly, "le lecteur, une espèce en voie de disparition ?", dans Les jeunes et la lecture, Les dossiers éducation et formation n° 24, Ministère de l'Education nationale et de la culture, DEP/DLL, janvier, 1993, p. 7) ; Olivier Donnat, Les français face à la culture, Paris, 1994, p. 262 sq. (il y aurait plus qu'un fléchissement ; les termes de "délégitimation", voire de "ringardisation" du livre sont avancés ; et la concordance des chiffres au niveau européen le confirme).
En couvertures de magazines, tel un numéro récent du Nouvel Observateur annonçant, à propos des jeunes : "et pourtant ils lisent !"…
C'est ce qui traverse ou porte comme une sorte de lame de fond, l'ouvrage De la bibliothèque au droit de cité : parcours de jeunes, de M. Petit et al., BPI-Centre G. Pompidou, 1997. Même si des enjeux de sociabilités, de "partage" sont pointés, la vision articule assez unilatéralement pratique de la lecture, affranchissement par rapport à tout moule commun, exercice de la citoyenneté.
M. Petit et al., Op. cit., p. 335. Il s'agirait donc de travailler à analyser d'autres déplacements que ceux que M. Petit attribue à la bibliothèque (p. 10). Cet ouvrage est récent mais la dimension de "l'usager collectif" n'y est pas intégrée ; nulle place n'est faite pour des enjeux identitaires (la "bande" est affectée d'un coefficient négatif : être dans ce type de collectif, de "communautarisme viril" en particulier, c'est se donner une "prothèse identitaire").
L'analyse ici apparaît donc d'autant plus cruciale que les phénomènes sont désormais suffisamment massifs pour être visibles, mais trop récents pour être connus, identifiés, en sorte que la situation est propice à ce que se développent des discours réducteurs, par là même dangereux.
O. Donnat, Op. cit., p. 278
Cette piste devrait s'explorer avec la référence à Vigotski.
bull2.gif (117 octets)  Cette recherche “ Usages collectifs des bibliothèques et sociabilités juvéniles ”est commanditée par la DDLL , sous le suivi scientifique du service des études et de la recherche de la BPI.