Biennale 5
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Le savoir signifiant dans un village incertain

Auteur(s) : GAGNON Richard

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bull2.gif (117 octets)   Réalité objective, construit social ou expérience humaine, nous semblons évoluer d'un monde ancré dans la localité et la certitude vers un autre, global mais éclaté, où règnent l'ignorance, l'incertitude, la méfiance, la crédibilité douteuse et l'immense appétit de se mieux connaître les uns les autres. Pour nos contemporains s'installe une répétition du passé et de l'avenir assurément; le monde s'ouvre grâce aux technologies nouvelles, s'offre et attire à la fois ; familier à l'occasion, mais le plus souvent sauvage, mystérieux, étranger; osons dire que tout provient de nulle part et de partout à la fois, tout et rien. Où est la terre ferme qui nous préservera de la dissolution ; quelle est cette certaine forme de compréhension du monde, cette interface durable et pacifique entre le monde et nous ?
bull2.gif (117 octets)  Posons comme hypothèse que le savoir véritable constitue une partie de cette terre, qu'il génère en nous suffisamment de signification pour éloigner un peu les frontières de la magie et de la peur, suffisamment en tout cas pour que la vie en société démocratique soit possible, si nous consentons aux échanges et au travail bien fait, pour les autres et pour nous. Reste à déterminer quel est ce savoir véritable, signifiant pour un individu ou pour une communauté d'individus.
bull2.gif (117 octets)  Nous n'y sommes pas parvenu ; malgré les lectures, les tentatives, les recherches que nous avons faites; nous n'avons pu définir le savoir signifiant en soi, dans sa nature même, ni le relier à des mots par ailleurs définis pour en inférer des conséquences; nous fûmes contraint de n'en fournir que le seul mode d'emploi, de n'en formuler qu'une définition opérationnelle, qu'un moyen pratique de le reconnaître ; une défaite, à n'en pas douter : " Un savoir est signifiant pour un individu dans la mesure où il est pertinent pour cet individu et valide à ses propres yeux, c'est-à-dire conformément à la position épistémologique qui est la sienne. Un savoir est signifiant pour une communauté d'individus dans la mesure où il est pertinent pour cette communauté et valide conformément à la position épistémologique de la communauté " (Gagnon, 1996).
bull2.gif (117 octets)  Zourhlal (1998) a exploré le volet individuel de cette définition. Théoriquement et empiriquement, il a montré qu'elle était justifiée, même si, sous ce dernier aspect, il aurait fallu analyser davantage de cas pour en affirmer la généralité. S'inspirant de Sperber et Wilson (1989), pour ce qui est de la pertinence, et de Pepper (1970), pour la validité, il a lié le degré de signifiance d'un savoir individuel au contexte de l'individu, aux effets du savoir sur ce contexte, à l'effort fourni par l'individu pour acquérir ce savoir et aux critères adoptés par ce dernier pour en éprouver la vérité. Tous les angles théoriques considérés par Zourhlal, tous les cas empiriques analysés par lui ont confirmé le bien-fondé du volet individuel de la définition. Quant au volet communautaire, en revanche, semblable justification reste à établir. Le travail de Zourhlal suffit, néanmoins, pour accréditer quelques conclusions et redécouvrir certains acquis récents de la pédagogie et de la didactique.
bull2.gif (117 octets)  Si la signifiance d'un savoir quelconque d'un individu, c'est-à-dire le sens et le degré de confiance qu'il attribue à ce savoir, passe par son contexte propre, c'est que, forcément, le savoir signifiant est partiellement subjectif, partiellement particulier, partiellement dynamique aussi, inscrit dans l'histoire de l'individu, vivant ou mortel pour ainsi dire ; il comporte obligatoirement une composante privée irréductible et ne peut, par conséquent, être transféré comme tel ; il constitue, à l'image des représentations constructivistes, une réponse adaptée à un besoin propre qui s'exprime. Dût ce besoin être satisfait une fois pour toutes ou ne plus se manifester, il est à prévoir que le savoir s'atrophie, perde de son pouvoir d'action, s'oublie. À titre d'exemple, considérons la dégradation, pour plusieurs d'entre nous, d'une foule de savoirs pourtant jadis bien signifiants, consécutive au passage de la vie étudiante à la vie professionnelle, comme la façon de se préparer à un examen; la signifiance de ces savoirs s'est altérée lorsque le contexte individuel s'est modifié, après que la nécessité de maintenir ces savoirs fonctionnels eut disparu, qu'ils eurent cessé d'être cruciaux pour vivre ; voilà, certes, qui contribue à la difficulté qu'éprouvent nombre d'adultes à reprendre des études. Voilà aussi pourquoi les connaissances dites objectives codifiées dans les livres sont nécessairement insignifiantes, au sens propre du terme ; elles ont été détachées de la pensée vivante, du contexte des individus. Désactivées, elles peuvent se conserver, latentes, indéfiniment, mais chacun d'entre nous doit les régénérer pour s'en servir, pourvu qu'il estime à sa mesure l'effort exigé.
bull2.gif (117 octets)  Mais au-delà de la pertinence et du caractère transitoire conféré par celle-ci au savoir signifiant, il faut aussi que l'individu reconnaisse la validité d'un savoir pour s'y fier, qu'il le considère vrai. À cet égard, la définition opérationnelle du savoir signifiant impose de respecter la démarche de validation privilégiée par l'individu lorsqu'il s'approprie ce savoir, sa position épistémologique du moment dirons-nous, car celle-ci n'est pas immuable. Pepper (1970) distingue quatre positions épistémologiques : le formisme, que l'on pourrait associer au réalisme ou au positivisme, selon lequel les connaissances sont valides pourvu qu'il y ait correspondance entre les concepts et principes qu'elles véhiculent et la réalité ; le mécanisme qui conçoit le monde comme une machine ordonnée et met l'accent sur la cohérence logique des éléments de connaissance; l'organicisme selon lequel le monde est un tout, la vérité, un idéal qui ne peut être atteint qu'après épuisement des possibles; le contextualisme ou pragmatisme, enfin, qui attribue de la validité à un savoir s'il peut transformer une situation particulière sans égard à sa généralité. De cette nécessité de respecter la démarche de validation des savoirs des apprenants, il s'ensuit qu'un savoir parfaitement valide pour une communauté d'individus par exemple - parce qu'il aurait été démontré suivant les règles de l'art acceptées par cette communauté -, n'acquerra pour l'individu qu'un degré de signifiance limité si le mode de validation du savoir qu'on lui propose ne correspond pas au sien ; car la démonstration mathématique rigoureuse convainc rarement un artiste, pas plus que la rhétorique, un mathématicien. En formation des maîtres, plusieurs étudiants férus de sciences physiques recherchent systématiquement, combien inutilement, des théories pédagogiques présentant ce trait " objectif et rigoureux " des théories scientifiques qu'ils apprécient tant et ils acceptent mal l'" arbitraire odieux " des écoles de pensée; les passionnés d'art ou de littérature considèrent, pour leur part, que Victor Hugo n'est pas " modélisable ". Le dilemme est alors patent : pour ceux dont la démarche épistémologique s'accorde avec les canons du domaine, la possibilité d'un savoir signifiant conforme au savoir savant est réelle ; pour les autres, le véritable apprentissage implique l'élaboration de savoirs que les garants du domaine ne reconnaîtraient peut-être pas. Pourquoi le tout serait-il plus grand que la somme de ses parties ? Pour un " mécaniste ", c'est un non-sens absolu, une contradiction dans les termes ; pour un " organiciste ", une évidence. Qui est le meilleur géomètre, le physicien ou le biologiste ? Il existe heureusement une voie de secours pour qui refuse résolument d'admettre le cadre épistémologique des savoirs dits savants, ou qui ne sait pas générer du sens de cette manière, c'est l'argument d'autorité qui consiste à reconnaître comme vrai ce qu'un autre, réputé savant, affirme être tel. Bien sûr, le savoir résultant n'est pas signifiant, car sa validation n'est pas l'œuvre de l'apprenant même, sa portée en est de ce fait fortement limitée, mais il a le mérite d'être utilisable dans des circonstances routinières ; une fraction considérable des connaissances scientifiques des techniciens et des gens de métier sont bancales ; la quasi totalité de nos connaissances d'usage en toutes matières, aussi.
bull2.gif (117 octets)  En somme, tel que défini, le savoir signifiant est menacé. Dans la mouvance, coincés entre la pertinence sociale des connaissances et habiletés que l'adaptation au monde et la vie en société requièrent et la pertinence individuelle des connaissances et habiletés que l'accomplissement personnel réclame, individu et société doivent concéder à l'autre, s'entendre, assumer en permanence une tension irréductible et saine entre leurs aspirations respectives, au demeurant largement inconscientes. D'autant plus que, par ailleurs, pour un objet de savoir donné, les différences fréquentes, les oppositions farouches souvent, entre les modes de validation individuel et communautaire, ou bien réduisent la signifiance du savoir individuel en sacrifiant sa vérité aux yeux de l'individu ou bien produisent aux yeux de la communauté des pseudo-preuves qui isolent l'individu. Le bât blesse partout. Il est rare que l'on connaisse la position épistémologique, intuitive le plus souvent, des individus avec qui l'on veut partager un savoir, comme d'ailleurs la sienne propre, car une petite poignée d'individus, enseignants compris, s'intéresse à ces questions. Il est donc ardu d'en tenir compte, bien qu'elle paraisse liée au style d'apprentissage dominant des individus (Kolb, 1984 ; Zourhlal, 1998) qu'il est également laborieux d'accommoder, surtout dans des activités de groupe que les milieux de formation favorisent si nettement. Il est rare aussi que l'on connaisse suffisamment les goûts, les faits et gestes, l'histoire, les associations particulières de toute nature et l'environnement immédiat de ses élèves pour raccrocher les savoirs d'enseignement à leur contexte propre, trop fortement privé ; la réciproque est évidemment vraie : les élèves n'en savent pas davantage des enseignants. La situation éducative est nimbée d'ignorance avec laquelle doit composer le formateur, car cet inconnu ignore la plus grande part des savoirs des élèves. Peut-il gérer cette ignorance ; favoriser, malgré elle, le développement de savoirs signifiants qui valorisent les élèves et contribuent à leur autonomie, mais simultanément faciliter leur intégration aux communautés de pairs et la survivance de la culture ?
bull2.gif (117 octets)  Deux voies s'offrent à lui pour réussir ce périlleux équilibre : la gestion des savoirs et la gestion des processus d'apprentissage (Gagnon, 1999). La première renvoie au meilleur contrôle possible des savoirs en jeu dans la situation d'apprentissage, du côté de l'élève, de l'enseignant lui-même et de l'objet d'étude, une voie didactique et conceptuelle qui consiste à accroître par tous les moyens légitimes à la disposition de l'enseignant sa connaissance des savoirs de l'élève, dans leurs dimensions publiques et privées, pour notamment identifier les conceptions de ce dernier, débusquer les anomalies, aider l'élève à créer des liens socialement valides ; à circonscrire, dans la mesure du possible, la position épistémologique et le style d'apprentissage de l'élève pour faciliter les diagnostics et ajuster les interventions; faire de même, enfin, et pour semblables raisons, en ce qui concerne ses propres savoirs et les contenus d'apprentissage, savoirs publics admettant leur propre structure et leur propre genèse. Cette première voie prescrit une démarche d'investigation systématique exigeante qui cherche délibérément à confiner les savoirs de l'élève au registre socialement reconnu. Pourraient y trouver une place l'approche par compétence, le constructivisme tendance radicale, la pédagogie de la maîtrise et l'évaluation formative.
bull2.gif (117 octets)  En contrepartie, la deuxième voie suggère de s'attacher aux processus d'apprentissage, sans se prÉoccuper outre mesure des savoirs résultants, une voie essentiellement pédagogique et procédurale suivant laquelle l'enseignant guide l'élève, dispose en sa faveur les conditions d'apprentissage, l'incite fortement à prendre en charge sa propre formation. Plusieurs objectifs sont recherchés ainsi : rapprocher l'élève des sources de savoirs difficilement communicables, ceux qui s'éprouvent, qui font appel moins à la raison qu'aux ressources affectives et sensori-motrices de l'être, tels que le goût des aliments et des boissons, les tensions quasi palpables dans l'air de rencontres mouvementées, l'effort et la fatigue du corps en exercice, la musique qui " prend comme une mer "; permettre à l'élève d'exprimer ses propres conceptions d'un sujet donné pour qu'il en prenne conscience et s'en éclaire, sans qu'il soit requis de les soumettre à quiconque pour en juger ou en débattre; favoriser une liaison conséquente entre les savoirs publics qu'on lui demande d'apprendre et ses savoirs privés, car qui d'autre connaît toutes les relations particulières qu'il entretient avec l'été, Baudelaire, les animaux de compagnie et l'équilibre thermique, qu'est la justice pour un boiteux ? Cette seconde voie, on l'aura compris, risque d'éloigner les savoirs individuels des savoirs savants collectifs, mais elle enrichit leur signifiance en empreignant le contexte de l'élève de tout ce qu'il y apporte d'original et de singulier, que nul enseignant ne saurait prévoir. Elle a aussi l'immense mérite de moins contraindre que la voie conceptuelle la démarche de validation des savoirs de l'élève et d'accroître, à ses yeux mêmes, leur vérité. En augmentant délibérément son ignorance des savoirs de l'élève, l'enseignant contribue à l'autonomie de celui-ci. La voie procédurale s'accommode bien d'un constructivisme non confrontant, d'approches expérientielles, de pédagogies de la découverte.
bull2.gif (117 octets)  Exclusive, chacune des voies est dangereuse, car elle mène à l'excès, à l'anarchie ou à l'intolérance, mais ensemble, par leur complémentarité prudente, elles confèrent à l'ignorance un rôle actif, utile, désirable aussi, qui libère l'élève du carcan de la reproduction stérile, de cette fausse culture indigne de la différence et du meilleur de l'autre. Tout enseignant devrait pouvoir défendre le rôle de l'ignorance et l'assumer pleinement ; accordons-y une juste place dans sa formation.
bull2.gif (117 octets)  Bibliographie
bull2.gif (117 octets)  Gagnon, R. (1996). Considérations sur les déterminants d'une didactique de disciplines techniques. Essai sur un mode semi-métaphorique. Québec : Faculté des sciences de l'éducation, Université Laval.
bull2.gif (117 octets)  Gagnon, R. (1999). " Une perspective fonctionnelle pour la formation professionnelle technique assistée par ordinateur. " Revue des sciences de l'éducation, Vol. XXV, n° 2, p. 211 à 242.
bull2.gif (117 octets)  Kolb, D. A. (1984). Experiential Learning: Experience as the Source of Learning and Development. Englewood Cliffs, New Jersey : Prentice-Hall, Inc.
bull2.gif (117 octets)  Pepper, S. C. (1970). World Hypotheses : A Study in Evidence. Los Angeles : University of California Press (1Ëre edition, 1942).
bull2.gif (117 octets)  Sperber, D. et Wilson, D. (1989). La pertinence. Communication et cognition. Paris : Les éditions de minuit.
bull2.gif (117 octets)  Zourhlal, A. (1998). Contribution théorique et empirique à l'étude de la connaissance signifiante en contexte de formation professionnelle. Québec : Thèse de doctorat inédite. Université Laval.