Biennale 5
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Histoire de vie ou légende de soi ?

Auteur(s) : FERRY Gilles

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bull2.gif (117 octets)   Le recours au récit ne cesse de gagner en importance dans les pratiques formatives. Le récit est à la base des groupes d'analyse des pratiques professionnelles, des études de cas, des jeux de rôle, des échanges d'expériences, des entretiens d'élucidation, des groupes Balint, de la vidéo-formation.
bull2.gif (117 octets)  Le récit articule déprise et reprise de la réalité, distanciation et implication, objectivation et subjectivation. La magie du récit, c'est de jouer avec le temps, de rendre présent un passé révolu, inattendu ce qui est déjà accompli, d'appréhender l'irréversible. Tout récit vise ainsi à refigurer les faits et gestes d'une réalité disparue, disparate, dispersée, en les inscrivant dans une continuité plus ou moins fantomatique. Récits de l'historien, du biographe, du témoin, du conteur ou du romancier procèdent pareillement à cette "mise en intrigue" caractéristique du narratif. À quoi s'oppose le "discours" qui parfois l'accompagne : commentaires, analyses, interprétations en tout genre.
bull2.gif (117 octets)  La biographie est un type de récit particulier quant à son objet : elle refigure un individu dans son devenir singulier, son destin, aux prises avec les péripéties de son existence, son accomplissement poursuivi à travers les opportunités et les obstacles, ses actions, ses découvertes, ses projets, ses rencontres.
bull2.gif (117 octets)  Une telle complexité échappe à toute totalisation. Si documentée soit-elle, une biographie pour l'essentiel s'invente à coups de projections, d'effets de style, d'interprétations idéologiques. Le récit de la vie d'un homme ou d'une femme ne peut être que fragmentaire et finalement apocryphe. D'autant qu'il bute à l'énigme singulière d'un être. À vouloir la déchiffrer, la dévoiler, il ne saurait que la défigurer, la réduire à une allégorie.
bull2.gif (117 octets)  A fortiori le récit de vie autobiographique n'est rien moins qu'une fiction. Gœthe l'avait déjà noté, et Freud parlait de "roman familial".
bull2.gif (117 octets)  Parler de soi, informer sur soi est chose courante dans toutes les circonstances de la vie, de manière d'ailleurs très différente selon les situations et les interlocuteurs. Et tout autant écrire ce qu'on a fait, voulu faire, en rédigeant son CV ou un rapport d'activité, en répondant à un questionnaire ou en portant témoignage. Mais raconter son histoire et non pas seulement en évoquer tel ou tel épisode est une entreprise insolite, un vrai tour de force. C'est pour le sujet s'établir dans un dédoublement, se regarder et se traiter "soi-même comme un autre", se poser comme acteur, "héros" de l'histoire, objet de la narration, à distance de soi, sujet "narrateur", face à des narrataires qui entendent ou lisent son récit et qui souscrivent implicitement à ce que Philippe Lejeune appelle "le pacte autobiographique". En confidence, si l'on peut dire, complices de l'illusion de réalité qu'il instaure. Car tel est le paradoxe de l'autobiographie : elle se donne comme une "histoire vraie" dont l'auteur, soucieux de véracité, se gardant de tout mensonge ou affabulation, s'attache à restituer l'exactitude des faits relatés et des significations dont ils sont porteurs. Mais ici le narrateur est à la fois juge et partie et l'histoire qu'il raconte, totalement invérifiable, s'organise plus ou moins consciemment à partir du désir cardinal qui le mobilise : satisfaction narcissique de se mettre en scène, autojustification, aveu, réparation, défense d'une cause, plaisir de l'écriture, de la création littéraire, etc.
bull2.gif (117 octets)  Les écrits biographiques et autobiographiques vont à la rencontre des attentes d'un public de plus en plus nombreux : curiosités d'ordre historique, littéraire, psychologique, quête de modèles, de figures emblématiques, fascination de l'intime, recherche d'une authenticité que seules garantiraient les "histoires vraies", le "vécu" des auteurs.
bull2.gif (117 octets)  Sur ce fond culturel on assiste depuis les années soixante-dix au succès d'un recours aux histoires de vie dans le champ des sciences humaines comme instrument de recherche ou de formation. La notion d'histoire de vie acquière ici un sens spécifique dans le cadre des pratiques qui en font usage. Elle se démarque de tout autre récit de vie (autobiographie, mémoires, journal) par trois aspects : l'histoire de vie est une production finalisée, structurée par un dispositif, selon une démarche ritualisée.
bull2.gif (117 octets)  L'histoire de vie ainsi pratiquée, qu'on la dise approche, méthode, instrument ou technique est convoquée au service d'une finalité explicitement énoncée : recherche ou formation. S'agissant de recherche, les histoires de vie peuvent contribuer à la récolte de données et à une problématisation des phénomènes étudiés dans les registres psychologique, socio-historique et anthropologique.
bull2.gif (117 octets)  S'agissant de formation, la pratique des histoires de vie ne se réduit pas à une mise en condition préalable à l'engagement dans un processus formatif visant à explorer ses besoins et ses attentes, ses capacités et ses lacunes, les ressources disponibles, ce qu'on pourrait tenir pour un état des lieux permettant d'élaborer une demande de formation. L'histoire de vie engage déjà ce processus de trans-formation par l'effet transfiguratif du récit proféré et écouté - où écrit et lu.
bull2.gif (117 octets)  S'y livrer, s'y aventurer (on ne peut prévoir à quoi s'expose celui qui entreprend cette descente en lui-même ni à quels rivages elle le conduirait), c'est en tout cas l'auto-exploration-refiguration de son développement (formatif, professionnel, social, personnel) en rapport avec les événements, les évolutions socio-économiques, culturelles, la prise de conscience des préjugés et des présupposés qui portent la marque du milieu d'origine, l'ouverture à d'autres attitudes, de nouvelles manières de faire, à des voies d'affranchissement. Refigurer les étapes et les circonstances de la démarche appropriative et émancipatrice par laquelle la personne a "fait quelque chose de ce qu'on a voulu faire d'elle", serait, de ce fait même, la soutenir et l'amplifier.
bull2.gif (117 octets)  La production d'une histoire de vie suppose la mise en place d'un dispositif : cadre spatio-temporel, détermination des procédures et des rôles respectifs du narrateur et du (ou des) narrataires, problèmes de rémunération-exploitation du texte produit, éventualité d'un contrat, etc.
bull2.gif (117 octets)  Accomplie dans ces conditions, la démarche du narrateur se fait tour à tour introspective, expressive et interactive :
introspective : c'est l'effort pour retrouver par associations et inductions des figures plus ou moins en dérive ("figure, dit Pascal, porte absence et présence, plaisir et déplaisir"), pour les articuler en configurations, les refigurer, les présentifier. Sans le secours d'un référent externe.
expressive : c'est la constitution d'un récit intelligible, présentable, qui ne doit son crédit qu'à sa cohérence interne, seul référent disponible pour l'authentifier.
interactive avec les narrataires, auditeurs ou lecteurs de son histoire de vie avec lesquels se développent des échanges qui permettent au narrateur non seulement de préciser et de compléter son récit, mais de réactiver sa mémorisation, de découvrir de nouvelles significations.
bull2.gif (117 octets)  A l'évidence cette démarche apparaît ambiguë, fallacieuse dans sa prétention à retrouver, représenter, refigurer pour soi et pour d'autres une réalité ou des réalités du passé. A juste titre on dénoncerait comme "subjective" cette histoire de vie, censée être celle du héros, que le narrateur s'emploie à objectiver : l'histoire de sa vie, au sens de la succession des événements et des actes qui ont marqué son existence.
bull2.gif (117 octets)  Mais si l'on se centre sur l'histoire du narrateur, son récit tel qu'il le compose et le donne à entendre ou à lire, c'est lui-même sujet vivant, actuel, percevant, se souvenant, imaginant, ressentant, s'exprimant, communiquant, qui est là dans sa réalité. Sa réalité subjective. L'effort qu'il fait pour produire son histoire de vie, pour appréhender son passé dans un récit, le conduit à rajuster sans cesse l'image qu'il a de lui-même. Il opère ainsi, pour reprendre les notions de Ricœur, "la synthèse de l'hétérogène" et constitue son "identité narrative" en permanente recomposition qui donne sens à ses actes.
bull2.gif (117 octets)  Produire son histoire de vie, c'est en fait inventer la légende de soi. Une légende, c'est étymologiquement ce qui doit être lu, l'inscription qui donne sens à une image, un récit qui s'élabore à partir de faits et gestes appartenant à l'histoire, saisis dans leur singularité et les insérant dans l'universel humain.
bull2.gif (117 octets)  L'histoire de vie, se conçoit alors non comme une restitution fidèle du passé d'un homme ou d'une femme, mais comme l'invention d'une légende de soi cohérente avec ce que peut livrer la mémoire pour la poursuite du travail sur soi vers plus de lucidité et d'autonomie.