formation. Approche herméneutique.
1. Intérêt de la recherche
  La recherche que je mène dans le cadre d'une thèse de doctorat émane directement de mon terrain de pratique professionnelle, c'est-à-dire la formation‚ instituteurs primaires. Ce terrain m'apparaît en effet comme particulièrement riche car c'est dans ce moment-charnière, dans ce moment de passage, que s'amorce la quête d'identité professionnelle -voire personnelle- du sujet, que se pose la question du "qui suis-je ?", question à laquelle, me semble-t-il, peu de réponses sont apportées. La formation s'organise actuellement dans une triple perspective: d'une part, la pratique, d'autre part, la réflexion rationnelle sur la pratique et enfin l'apport théorique. Le lieu de l'élaboration symbolique, imaginaire en tant que tierce place fait cruellement défaut, ou reste, tout au moins, absolument implicite. On sait le nombre de travaux qui portent sur "entre le dire et le faire", mais peu d'expériences concrètes d'investigation de cet entre-deux ont été faites.
2. Questions de la thèse La recherche a comme objectif d'ouvrir dans le cadre de la formation professionnelle un nouvel espace d'expression qui n'est ni celui du discours conscient et rationnel, ni celui de la pratique, mais bien un espace d'entre-deux qui doit permettre aux étudiants de se dire, d'exprimer autrement, par une autre voie et d'une autre voix, le vécu de leur formation. Pour cela, j'ai élaboré depuis quelques années une instrumentation spécifique qui mobilise essentiellement l'expression métaphorique et symbolique du sujet, ouvrant ainsi un espace potentiel, transitionnel, qui à la fois donne accès aux structures les plus inconscientes, et amène à la conscience, de manière dédramatisée, presque ludique, des éléments essentiels de la constitution de l'image socio-professionnelle.
3. L'instrumentation utilisée
  Chaque type d'investigation se veut à la fois voie d'accès, instrument de déchiffrement et appropriation symbolique. Les différents outils jouent à trois niveaux :
- d'abord au niveau des étudiants. Ces outils d'expression métaphorique suscitent l'introspection, l'auto-analyse, grâce à l'émergence d'éléments inconscients ou préconscients liés à l'aménagement de la vie psychique (relations entre instances, relations entre désir et défenses, rapport à l'historicité individuelle et familiale) et impliqués dans le fonctionnement professionnel. Ces outils font ainsi le pont entre les représentations archaïques empreintes d'habitus et les fondements d'une identité professionnelle mieux maîtrisée. En tant qu'outils métaphoriques, ils jouent comme matériel interprétatif pour le sujet lui-même, introduisant en cela un métalangage.
- ensuite, au niveau du formateur. Ces outils alternatifs permettent l‚échange, le dialogue entre le formateur et les étudiants sur un autre mode que le mode rationnel ou intellectuel et permettent en
conséquence, le réajustement de l‚action éducative.
- enfin, au niveau du chercheur. Ils mettent à la disposition du chercheur des données exprimant des vérités singulières pouvant être décryptées de manière créative et multiréférentielle et ouvrant des perspectives théoriques sur les fondements-mêmes de l'identité professionnelle. Le chercheur peut ainsi décoder la manière dont se vivent des histoires singulières de formation sur un plan dynamique, c'est-à-dire la manière dont se gèrent les conflits, les obstacles, les failles, les déstabilisations, les "quand ça ne va pas" et les "quand ça va bien", et cela en traitant le contenu latent dissimulé sous le contenu manifeste.
  Quatre outils ont ainsi été mis au point et visent tous à servir de relais vers l'imaginaire. Ils ont été proposés à quatre groupes d'étudiants en dernière année de formation : un Q-Sort "image de l‚enfant", des portraits chinois, un dessin de soi comme instituteur et la rédaction d'un récit dont on est le héros. Outre ces outils et durant toute la formation, différentes autres propositions ont été faites qui touchent à la description du style éducatif des parents, à la détermination de son propre style pédagogique en rapport avec les besoins, à des associations libres par rapport à des concepts pédagogiques-clefs, à l'élaboration d'un journal de bord lors de chacun des stages...
  A) Le Q-Sort "image de l'enfant" veut mettre en évidence la manière dont les étudiants se représentent eux-mêmes à travers l'image de l'enfant qu'ils portent en eux. L'épreuve consiste dans le classement de 49 images d'enfants, choisies dans la littérature enfantine, en très proches, proches, neutres, éloignées, très éloignées. Les identifications et contre-identifications débouchent sur des justifications -mises en sens personnel- des choix extrêmes. L'épreuve permet à l'étudiant de prendre conscience du type d'identification qui le caractérise ainsi que de l'impact de cette identification sur sa relation aux enfants lorsqu'il est instituteur dans une classe.
  B) Les portraits chinois sont utilisés comme instrument diagnostique, d'ouverture vers la symbolisation d'un vécu ponctuel (comment je me suis senti lors d'un stage) et comme outil projectif visant à symboliser un idéal à atteindre (comment je voudrais être plus tard comme enseignant). Les portraits chinois reprennent le jeu traditionnel du "si c'était" en proposant comme induction "moi comme instituteur, si j'étais...". Sept mots-clefs (animal, végétal, partie de la maison, meubles, œuvre d'art, personne célèbre, outil, vêtement) servent d'entrées métaphoriques et rationnelles, les sujets étant invités d'abord à se laisser aller librement à des associations puis à les justifier, c'est-à-dire à préciser le sens qu'ils leur accordent.
  C) Le dessin de soi comme instituteur amène le sujet à exprimer trois dimensions importantes de son soi professionnel imaginaire : les attributs, les symboles qu'il juge spécifiques à la fonction enseignante ; la gestion du regard de l'autre et la position prise dans l'espace psycho-pédagogique. La consigne donnée est : " dessine-toi quand tu es instituteur -dans ta fonction d'instituteur- de façon à ce qu'on puisse reconnaître que tu es instituteur. Fais ce dessin librement, sans te soucier des aspects esthétiques. Fais tous les essais que tu souhaites, prends le temps qu'il te faut. Signe le dessin accompli". La mise en commun des dessins, une discussion et donc aussi des éclairages sur les productions, permettent de proposer des interprétations le plus proches possibles du sens qu'en donne l'étudiant.
  D) Le récit dont on est le héros clôture l'ensemble des épreuves et veut mettre en évidence la dynamique d'évolution de l'étudiant durant sa formation. La consigne donnée est : "raconte ta formation sous forme d'un récit, d'un conte, d'une légende dont tu es le héros. Fais-le de manière spontanée, sans trop réfléchir, sans te soucier des aspects orthographiques ni du soin". A travers ce récit hautement symbolique transparaît la quête identitaire de l'étudiant tant sur le plan personnel que professionnel. Par l'identification à un héros, l'étudiant est amené à préciser sa quête, les obstacles rencontrés, la manière dont il est arrivé à les vaincre, les adjuvants et les ennemis, et, ce qui n'est pas de moindre importance, à se situer comme héros, donc comme victorieux de sa propre formation. Quand on sait combien les étudiants qui choisissent ce type d'études sont souvent blessés dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, on peut mesurer l'impact symbolique que peut avoir l'identification à un héros ! Ces différentes épreuves (qui ont joué comme véritables outils de formation pour les étudiants eux-mêmes) tracent les axes nécessaires à la description des fondements de l'identité professionnelle, c'est-à-dire révèlent la manière dont le moi articule les différentes instances qui le constituent. Chaque outil est aussi en lui-même remobilisateur de ces instances.
4. L'optique méthodologique de la recherche
  Cette recherche se fait selon une approche qualitative, dans une perspective multiréférentielle clairement inscrite dans la post-modernité et trouve ses sources dans la phénoménologie, ethnométhodologie. La recherche s'intéresse donc à la subjectivité du sujet et non à la réalité en tant que telle. La démarche méthodologique suivie est inversée par rapport au schéma classique de recherche puisque les hypothèses ne se posent pas a priori mais apparaissent progressivement, émanent du terrain, se remodèlent en fonction des découvertes et de la construction théorique.
  Dans un premier temps, l'approche des données se fait de manière perceptuelle, à la manière de l'écoute flottante du psychanalyste, pour ensuite devenir une analyse conceptuelle, ouverte sur la création de modèles théoriques qui se valident au cours de l'investigation (par saturation des modèles et par recoupements avec des modèles existants). Pour dépouiller les données, je me situe moi-même dans un entre-deux qui est un lieu potentiel de découvertes et de création. Ainsi, j'élabore au fur et à mesure des grilles de lecture cohérentes qui soutiennent la construction de modèles. L'approche se fait selon une gradation en quatre temps qui ne sont toutefois pas chronologiquement clairement distincts mais se ressourcent mutuellement, s'imbriquent les uns dans les autres.
  A) l'ouverture au sens
  Il s'agit d'une opération de lecture qui se fait en immersion, en présence directe des phénomènes, des sujets.
  B) l'interpellation du sens
  Le chercheur prend la position de l'analyste, rentre dans un échange constructivisant, c'est-à-dire remet en question, remobilise son "savoir" par la déstabilisation qui se produit nécessairement lorsque l'on est impliqué dans la rencontre de l'autre.
  C) la production de sens
  C'est le moment de la naissance des annotations, de la création des catégories. Le chercheur propose des significations qu'il met à l'épreuve tant par la confrontation à d'autres modes d'analyse que par le retour régulier sur le terrain.
  D) la théorisation du sens
  A ce stade, il s'agit de produire un discours, une "histoire à propos du monde": les catégories sont mises en relation les unes avec les autres et débouchent sur la théorisation du sens qui s'exprime à travers des tentatives de modélisation, la formulation de nouvelles hypothèses théoriques.
5. Les résultats obtenus
  Les dynamiques de formation amorçant toutes la constitution d'un moi professionnel apparaissent chez le sujet comme déterminées par l'interaction de différentes instances psychiques : ça, surmoi, idéal du moi et moi idéal. Le processus mis en œuvre (articulation, tension, cristallisation, scission) va produire des tendances qui se caractérisent soit par une volonté de changement, de défis à relever, soit par une adaptation à la réalité pouvant aller jusqu'au conformisme.
  Ces structures dynamiques de personnalité se traduisent aussi dans le style pédagogique adopté (le rapport à son image, aux enfants, au savoir, à l'environnement psychopédagogique, aux interactions...). Pour chaque outil et sur base, des données recueillies, différentes catégories ont été créées et modélisées.
  Toutes définissent des profils identitaires complexes tant sur le plan psychologique que pédagogique.
- Le Q-Sort a pu révéler le type d'identification et de contre-identification du sujet en relation avec l'historicité personnelle: identifications à des images idéalisées, soit avec volonté de se dépasser, soit avec repli dans l'imaginaire ; identifications aux interdits, aux règles avec soit adhésion, soumission, soit contestation, rébellion; identifications à l'enfant spontané, libre.
- Les portraits chinois ont caractérisé l'image du soi professionnel et confronté le soi professionnel idéalisé au soi professionnel vécu. Différents profils ont ainsi été mis en évidence selon le type de représentation de la fonction enseignante : centration sur soi, centration sur la relation, centration sur la tâche, centration sur la norme.
- Les dessins ont exprimé la figuration et la position du sujet dans l'espace psycho-pédagogique (relation avec les élèves, le savoir, l'environnement, interactions, rapport au regard extérieur). Ainsi, le sujet se situe dans l'une des quatre structures repérées : circulaire, rectangulaire, flexible ou scindée Il se figure ou bien en relation directe avec les enfants, semblant vivre dans le dessin, indépendamment du regard que le spectateur pourrait porter sur lui ou bien sans relation directe avec les enfants, face aux spectateurs, comme s'il posait pour une photo.
- Les récits ont révélé les instances psychiques mobilisées dans le trajet de la formation. Certains
étudiants introduisent dans la dynamique de la formation une réponse par le surmoi (conflits d'identification, règlements de compte avec leurs parents), d'autres une réponse par le moi idéal (réalisation d‚'un rêve d'enfant, métamorphoses, séduction des enfants), d'autres encore, une réponse par l'idéal du moi (épopées héroïques, intellectualisation des situations pédagogiques) et d'autres enfin proposent une réponse par une interaction entre instances (épopées pédagogiques).
6. Conclusion
  Si la plupart des formations d‚enseignants visent le "praticien-réflexif" (Paquay), peu d'entre elles s'attachent à créer un espace potentiel, c'est-à-dire un espace psycho-spatial où "les enseignants pourraient se constituer comme sujets dans leur rapport avec l'autre, cet autre pouvant être les parties conscientes ou préconscientes du Soi."(Abraham). Selon moi, cette dimension est toutefois le complément nécessaire à la formation psychopédagogique, méthodologique et didactique, le véritable territoire de la construction de l'identité professionnelle. Car c'est seulement en prenant en compte l'ensemble de la personne -c'est-à-dire en remobilisant aussi les sphères symboliques et imaginaires que les enseignants arriveront peut-être un jour à quitter le seul rôle d'agent pour accéder aussi à celui d'acteur et, mieux encore, d‚auteur.