retour au résumé
Ce texte a pour objectif de souligner l’intérêt de l’analyse ergonomique du travail des enseignants. Il démontre que l’ergonomie donne une compréhension du dispositif éducatif originale, qui permet de modifier les représentations que la plupart des enseignants en ont. La conception qui leur est ainsi proposée leur ouvre de nouvelles possibilités d’action pour gérer avec une meilleure efficacité la complexité de ces situations de travail que sont les situations d’apprentissages scolaires.
1- L’ergonomie, cadre conceptuel de la réflexion.
En France, la recherche en éducation a pour vocation l’analyse des situations d’apprentissage et de formation et donne aux enseignants un champ très large de réflexions. Cependant, force est de constater qu’à l’heure actuelle, ces approches ont des difficultés à apporter des solutions aux problèmes que rencontrent les enseignants dans leur métier. Cette remarque ne peut pas se justifier uniquement par le fait que les connaissances produites par ce domaine scientifique ne sont pas adaptées pour améliorer l’efficacité du système de travail dont il a fait son objet d’études; mais il semblerait que ce soit la difficulté à transférer les données de la recherche vers les situations réelles d’apprentissage et à favoriser leurs mises en oeuvre dans les pratiques qui en soit la cause. Nous postulons que cette difficulté est en relation étroite avec les représentations mentales que les enseignants ont eux-mêmes de la situation d’apprentissage. Nous proposons que le point de vue de l’ergonomie, qui suppose une conception interactionniste de la situation d’apprentissage, transforme les représentations mentales que ces opérateurs-enseignants en ont et permet ainsi le passage de la théorie à la pratique. En bref, l’ambition de cette réflexion n’est pas d’envisager l’éducation d’un point de vue de chercheur en éducation mais de se situer en ergonome des situations scolaires dans le but d’essayer de comprendre les pratiques des enseignants et les cadres théoriques auxquels ils se réfèrent pour pratiquer. Ce débat devrait donc permettre de transformer les représentations des enseignants sur leur propre situation de travail afin qu’ils puissent intervenir efficacement dans le cadre de nouveaux choix.
2 - Analyse des pratiques de l’enseignant en classe.
Mais qui est l’enseignant à l’école primaire ? Cet acteur particulier, qui mène une classe d’élèves dans son école, peut prendre des noms divers : maître, éducateur, enseignant, instituteur, professeur, formateur. Ces différents substantifs renvoient vers des prises de position très contrastées du point de vue philosophique et épistémologique. Le maître maîtrise une situation, l’éducateur éduque, l’instituteur est le garant des valeurs et des missions de l’école, l’enseignant transmet des savoirs, le professeur donne la bonne parole, le formateur dirige l’élève dans l’apprentissage.
Ces différentes dénominations racontent les dilemmes dans lesquels il est placé :
Quelle est sa fonction principale ? Médiateur, qui accompagne l’élève dans la découverte du monde (educere) ou démiurge, qui transforme et transmet les connaissances (educare) ?
Quel est son vrai statut en classe ? Instituteur pour structurer et permettre à l’élève de grandir dans un cadre social organisé, ou éducateur, attentif aux besoins de l’enfant pour contribuer à son épanouissement.
Quelle est la finalité principale de sa fonction ? Professeur, pour faire acquérir des savoirs en privilégiant l’accès à la culture et en s’attachant au versent intellectuel de l’éducation. Formateur pour développer des attitudes chez l’élève, en formant son caractère afin de lui permettre d’acquérir son autonomie.
Cependant, quelles que soient les finalités de son travail, quel que soit son statut, quelle que soit sa fonction, cet acteur de l’école doit être - avant tout - un régulateur de situation complexe. Et c’est, paradoxalement, cet aspect le plus difficile et le plus prégnant de son travail quotidien qui est nullement prescrit dans les différentes dénominations qui lui sont attribuées. Cette lacune est lourde de conséquences y compris dans la formation des enseignants et surtout dans la représentation qu’ils ont de leur travail. En réalité, l’analyse des pratiques de l’enseignant dans sa classe permet d’identifier trois tâches principales :
- Concevoir des outils didactiques, des moyens techniques de la communication des savoirs. L’enseignant est un didacticien, organisateur des savoirs, ingénieur des connaissances.
- Transmettre les savoirs aux élèves afin de les conduire vers l’appropriation des connaissances préétablies et admises. L’enseignant est un pédagogue.
- Et enfin et toujours, gérer une situation de travail complexe. Il doit être un régulateur, un gestionnaire de cette complexité. Il doit intégrer ses pratiques dans une dimension collective du travail à l’école tant pour les élèves que pour l’ensemble des acteurs adultes oeuvrant dans l’établissement.
En bref, l’analyse du travail de l’enseignant du point de vue de l’ergonomie montre une diversité de tâches qui peuvent expliquer l’extrême fatigue de certains enseignants ou la difficulté que certains ont pour atteindre l’objectif qu’ils se sont fixés avec leurs élèves. L’ensemble des études que nous avons déjà réalisées dans ce milieu professionnel (Delvolvé, 1986, 1994; Delvolvé et Davila, 1994; Delvolvé et Trézéguet, 1998; Delvolvé et Jeunier, 1999) nous a convaincus que l’analyse, que chaque enseignant fait de sa propre situation de travail, détermine sa capacité à traiter les effets négatifs qu’elle pourrait générer et est intimement liée à la représentation qu’il en a construite. Ses représentations ou cadre théorique de référence justifient ses pratiques et expliquent ses attitudes vis à vis du système dans lequel il est acteur. Mais que sont ses représentations?
3 Les cadres de référence utilisés par la communauté éducative: du schéma traditionnel au modèles dynamique et interactionniste.
3 1 Le modèle linéaire.
Les élèves n’apprennent pas, c’est l’incompétence des enseignants qui est en cause!
Cette affirmation ne peut se justifier que si on accepte que la situation d’apprentissage est la mise en relation de trois facteurs: le savoir, l’enseignant, l’élève. La théorie behavioriste justifie ce modèle et repose sur un schéma traditionnel qui est omniprésent, encore, à l’heure actuelle, dans les manières de penser et dans les représentations implicites et explicites de la situation d’enseignement.
Enseignant Savoir Elève
Le modèle linéaire
Dans ce modèle, la relation directe au savoir par l’élève, n’existe pas. Il n’y a pas de place non plus pour une relation dialectique entre l’élève et la personne qu’est l’enseignant. Les paramètres contextuels ne sont pas pris en compte. Dans ce cadre là, la seule démarche pour que l’appropriation, par les élèves, des savoirs que détient le maître se réalise au mieux, c’est de créer des objets didactiques et des modalités pédagogiques “ adaptés ”. Le nombre important d’enseignants qui travaillent dans cet objectif témoigne du fort encrage de cette conception dans la communauté éducative et dans les politiques qui dirigent les évolutions du système. Il ne faut donc pas s’étonner que les investissements humains et techniques réalisés ne permettent pas de palier les dysfonctionnements, produits de la complexité qu’est la situation scolaire, puisque les causes sont en partie ailleurs et non identifiables avec ce type de représentation. En effet, ce modèle ne traite que trois facteurs dans la multiplicité des facteurs qui interagissent. C’est pourtant dans cette complexité que peuvent être expliqués le retard à l’apprentissage, les comportements asociaux des élèves, ou la fatigue des enseignants etc....
3 2 Le modèle triangulaire.
D’autres approches sont construites sur “ le modèle triangulaire ” qui intègrent la dynamique entre les trois éléments: enseignant, élève, savoir.
Dans ce modèle, la relation dialectique entre l’enseignant et l’élève s’objective par l’action de former, celle entre l’enseignant et le savoir par l’action d’enseigner et celle entre l’élève et le savoir par l’action d’apprendre.
Savoir
Enseignant Elève
Le modèle triangulaire
Le contexte n’est pas intégré dans la définition des interactions. Force est de constater que les fonctionnements organisationnels dans les établissements scolaires ont du mal à appréhender l’ensemble des relations décrites ici pour définir leurs règles de fonctionnement. Combien de centres de documentation sont-ils fermés aux heures où les élèves pourraient y aller pour lire, chercher de la documentation ? Par contre, les pratiques de l’enseignant en classe ne reposent-elles pas essentiellement sur ce modèle triangulaire ?
3 3 Le modèle de l’interaction
Le modèle de l’interaction complexe, intégrant l’ensemble des facteurs contextuels dans l’analyse de ce que fait et subit l’individu à un moment donné, tel qu’il est développé en ergonomie, est rarement pris en compte par le maître dans la compréhension de la situation éducative et dans l’analyse des dysfonctionnements observés dont, entre autres, le “ mal être ” de certains enseignants. Pourtant, l’approche systémique de la situation éducative ouvre des voies intéressantes pour traiter la situation de travail de l’élève et aussi de l’enseignant. Elle permet d’éliminer la fatalité du bon ou du mauvais élève, du bon ou du mauvais enseignant. Pour faire bien, il faut être bien dans sa situation de travail. Cette affirmation est valable pour tous les acteurs de la situation d’apprentissage. Des équilibres individuels dans le travail, naîtra un équilibre renforcé pour chacun. Le mieux être de tous en dépend.
4 - Les marges de manœuvre de l’enseignant dans son travail.
Ainsi, nous proposons, pour aider l’enseignant dans sa pratique quotidienne, d’extraire les idées nouvelles qui se développent dans des champs d’investigation actuels et en particulier dans le champ de l’ergonomie cognitive. Cette approche a pris son essor récemment dans le cadre de l’étude de l’homme-ordinateur. Après s’être centrée essentiellement sur les aspects cognitifs du travail humain, elle a élargi son regard à l’ensemble des conditions du travail cognitif. Les individus au travail ne sont plus considérés exclusivement comme des utilisateurs d’objets porteurs d’informations mais des acteurs dont le travail est à forte charge cognitive, certes, mais qui intègrent dans ce qu’ils font l’ensemble des paramètres contextuels tant humains que techniques et organisationnels. “ L’ergonomie cognitive est certainement la mieux à même de traiter les interfaces entre les conditions cognitives du travail et ses conditions physiques, par exemple, pour éviter une conception trop étroite de l’opérateur humain qui n’en ferait qu’un pur esprit ”(Hoc, 1990).
L’élève, l’enseignant, dans leur classe, gèrent, bien entendu, un travail à forte exigence mentale. Mais sa réalisation est dépendante des facteurs qui composent le contexte dans toute sa généralité. Prenons par exemple l’apprentissage des mathématiques. L’enseignement et l’apprentissage des mathématiques sont à la fois étudiés par des mathématiciens et des psychologues. Les mathématiciens s’intéressent d’abord à la valeur théorique et épistémologique des concepts enseignés et des situations didactiques; ils s’intéressent aussi aux obstacles épistémologiques rencontrés par les élèves au cours de l’apprentissage. Les psychologues s’intéressent davantage aux étapes de l’apprentissage, aux procédures utilisées par les élèves et à leurs erreurs, aux dialogues entre les élèves, à l’aide du maître; et ils essaient de relier ces phénomènes à des théories concernant les processus cognitifs, les rapports entre pensée, langage, et symbole. L’ergonome
met en lien ces deux approches en les situant toutes les deux dans la situation complexe qu’est la situation d’apprentissage et en insistant sur le rôle des facteurs de contexte sur l’apprentissage lui-même y compris les interactions sociales, les appartenances catégorielles, en bref, la réalité sociale dans laquelle se construit la connaissance. L’ouvrage “ Les sciences cognitives en débat ” développe ces différents aspects (Vergnaud, 1990).
En bref, l’ergonomie propose de rechercher la meilleure adéquation possible entre les capacités instantanées de l’apprenant et les capacités requises par les tâches, capacités faisant référence non seulement aux exigences cognitives mais également à l’investissement de l’individu dans la nécessaire gestion simultanée de l’ensemble des paramètres contextuels. C’est sur ce modèle systémique que l’enseignant devrait construire ses pratiques s’il veut servir le plus efficacement possible la mission qui lui a été assignée : permettre à un maximum d’élèves d’atteindre un niveau de savoir compatible avec la poursuite de leurs projets individuels. L’ergonomie pourrait donc participer à changer d’abord les représentations des enseignants sur leur travail pour que chacun s’approprie la situation de travail dans sa globalité et puisse ainsi la modifier en la rendant plus performante et en rendant le travail plus agréable à tous, élèves, enseignants et autres acteurs opérant dans l’établissement.
Reste à comprendre que, entre l’idée du chercheur et l’application de cette idée en situation d’apprentissage, il y a la difficile complexité de la situation de travail dans laquelle il faut faire.
Bibliographie
Delvolvé, N. - (1986) Les effets du travail le mercredi et le samedi sur les variations hebdomadaires de
l'absentéisme et de la performance à l'école maternelle et primaire (Rapport de recherche demandé par la
Santé Scolaire et l'Inspection d'Académie), 18 p. Toulouse III, Université P. Sabatier.
Delvolvé, N. - (1994) Mise en place d’outils pour l’évaluation des effets de l’aménagement du temps de l’enfant, rapport de recherche pour la Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports, Foix, 26 p.
Delvolvé, N. - (1994) Quels temps à l'école? Education physique et sportive au premier degré, 68, 3-6.
Delvolvé, N., Davila, W. - (1994) Les effets de la semaine de 4 jours sur l'élève, Enfance, 5, 400-407.
Delvolvé, N., Trézéguet,M. - (1998) Fatigue et Pause : une approche ergonomique en situation éducative, A.N.A.E., 46, 12-18.
Delvolvé, N., Jeunier B. - (1999) Effets de la durée du Week-end sur l’état cognitif de l’élève en classe au cours du Lundi, Revue Française de Pédagogie, 126, 111-120.
Hoc J.M., (1990) - L’ergonomie cognitive: un champ pluridisciplinaire dans les sciences cognitives, in G. Vergnaud, les Sciences cognitives en question, C.N.R.S.Eds, 41-56.
Vergnaud G. (1990) - Les sciences cognitives en question, C.N.R.S. Eds, Paris.
|