Séminaire TIC et éducation

 

Contribution à l'étude du rapport au savoir
des enseignants de l'école élémentaire

Jean-Luc Rinaudo

Université PARIS X

Les propos tenus ici sont issus d'un travail de thèse en sciences de l'éducation, soutenue en juillet dernier et intitulé : le rapport à l'informatique des enseignants de l'école primaire. Il s'agissait de rendre intelligible, dans une perspective clinique d'orientation psychanalytique, différentes modalités du rapport à l'informatique d'enseignants du premier degré.

Dans ce cadre, j'ai retenu 17 entretiens d'une durée moyenne de trois quart d'heure issus de rencontre avec des enseignants, 12 femmes et 5 hommes, dont les uns étaient repérés dans des revues professionnelles comme utilisateurs avertis de l'informatique à l'école et dont les autres étaient des enseignants tout-venant.

Pour aujourd'hui plusieurs possibilités s'offraient à moi. Soit tenter le tour de passe-passe de résumer l'ensemble de mon travail de thèse en vingt minutes, mais cette perspective de course contre la montre ne m'enchantait guère. Soit choisir l'un des thèmes communs à l'ensemble des 17 discours : la plainte des enseignants, le discours sur les élèves en difficulté, le rapport au livre ou la concurrence enseignant machine. Soit encore de rendre compte d'un seul cas, au risque de donner de mon travail un visage réducteur. J'ai choisi la dernière possibilité, parce que les thèmes communs s'y retrouvent et parce que cette présentation me permet de vous faire entrer plus en profondeur dans ma façon de travailler. Je présenterai donc aujourd'hui l'analyse singulière de l'entretien d'une enseignante que nous appellerons Carole. J'ai choisi celui-ci pour deux raisons. Tout d'abord, il s'agit d'une enseignante qui n'utilise pas l'informatique dans sa pratique professionnelle et il m'apparaît important que nous nous intéressions aussi aux éléments qui font que les TICE restent parfois aux portes de la classe. Ensuite, il s'agit pour moi de poursuivre le dialogue avec Georges-Louis Baron qui, lors de la soutenance, s'était étonné qu'on puisse parler d'absence de pensée et je voudrais m'expliquer davantage sur ce point.

En effet, j'analyse le discours de Carole comme un travail du vide, au sens psychique, c'est-à-dire, en suivant André Green, de contenants vides de pensée.

Quand je rencontre Carole, elle est institutrice depuis plus de dix années et a choisi d'exercer depuis quelques années sur un poste de titulaire remplaçante.
À l'énoncé de la consigne “Qu'évoque pour vous l'informatique en tant qu'enseignante”, Carole commence par rire puis dit : “rien / absolument rien / je n'y connais rien / ça ne m'intéresse pas houla rien / alors là j'ai jamais fait de / j'ai jamais touché un ordinateur avec une classe euh et le peu que j'ai appris / j'en ai oublié la semaine d'après parce que j'arrêtais enfin je pratiquais pas enfin quoi / alors je ne sais pas quoi vous dire de plus je sais pas vous n'avez pas dû tomber sur la bonne personne là parce que moi l'informatique ça ne me branche pas / c'est pas mon truc”

Puis Carole dit qu'elle ne peut être que négative. Elle parle alors depuis sa position de titulaire remplaçante et de ce qu'elle voit et entend dans de nombreuses écoles, comme pour faire contrepoids à son expérience qu'elle estime être négligeable en la matière. Elle soulève d'emblée le problème du matériel et de l'organisation en planning des salles d'informatique des écoles et elle dit qu'elle préférerait disposer d'une machine par classe : “ je ne vois l'intérêt que s'il y a un ordinateur dans la classe sans savoir m'en servir mais a priori je ne vois d'intérêt que s'il y a au moins un ordinateur dans la classe avec une imprimante ”. Carole note encore que l'informatique n'est pas un outil du quotidien de la vie de classe, plusieurs années après le plan Informatique Pour Tous et qu'il reste le plus souvent d'un usage “ exceptionnel ” pour les élèves.

Elle passe alors en revue les usages qu'elle perçoit dans les écoles. Elle remarque que l'aspect ludique peut convenir aux élèves en difficulté “ pour euh renforcer sous forme ludique des manques dans leurs apprentissages ”. Nous notons au passage que ce thème de l'aide aux élèves en difficulté est tenu par l'ensemble des personnes rencontrées, quel que soit leur degré d'utilisation de l'informatique dans une pratique professionnelle. Carole repère l'utilisation de l'ordinateur pour la mise en page de  journaux scolaires. Puis elle évoque les intervenants extérieurs. C'est alors que Carole se souvient que, contrairement à ce qu'elle avait affirmé dès les premières secondes de l'entretien, elle a déjà utilisé l'informatique en classe, avec l'aide d'un père d'élève pour écrire les suites d'une histoire interactive : “ oh mais si je vous ai dit des bêtises / mais je l'ai déjà fait ça / ho mais je suis vieille (rires) c'est vrai / je l'ai déjà fait ça un parent qui emmenait les gamins en informatique ”. Puis Carole essaie de se remémorer cette situation pédagogique et porte un regard assez négatif sur ce qui était fait avec ce père d'élève, qui selon elle ne donnait aux enfants qu'un mode d'emploi mais ne leur enseignait pas vraiment à maîtriser l'ordinateur et à être autonomes.

Ce souvenir oublié qui resurgit après neuf minutes d'entretien, avant une première relance de ma part, est à mettre en relation avec ce qu'elle évoque de sa formation dont elle dit également avoir tout oublié. Dans le dispositif pédagogique qui était mis en place à l'École Normale, lors de sa formation initiale, elle se souvient que sur trois personnes face à l'ordinateur, une seule travaille et apprend réellement tandis que la seconde regarde la première travailler, alors que “ le troisième qui en général n'en a strictement rien à faire enfin en général c'est ça quoi c'est / et puis qui au bout d'un moment commence à à faire des bêtises ”. On peut se demander si, évoquant ses souvenirs de formation, elle ne nous indique pas qu'elle se situait dans le rôle de la troisième personne, celle qui n'apprend pas, qui fait autre chose que ce qu'attend le formateur.

Dans la suite de l'entretien, Carole développe ce que représente l'informatique pour elle sur plusieurs plans. Au niveau du contenu des textes produits par les élèves, en particulier ceux qu'elle peut lire dans les journaux scolaires, Carole note un appauvrissement de leurs qualités stylistiques, “ c'est creux ”, comme de leurs niveaux orthographique ou grammatical. L'ordinateur est censé corriger automatiquement les erreurs d'orthographe et du coup, d'après elle, élèves comme adultes n'y font plus alors attention. D'autant  plus que leur attention est tournée principalement par la mise en forme du document : “ il faut qu'ils présentent il faut qu'ils mettent en page même si c'est bourré de fautes ça fait rien du moment que c'est euh que c'est surligné souligné encadré euh grisé et je sais pas quoi encore mis en italiques et tout ce qu'on veut ”. Les textes produits ont alors un bel aspect, mais ont un contenu relativement pauvre : “ le temps a été mis dans la mise en page dans dans les petits dessins dans alors ça ça a une vitrine ça a un très bel aspect mais quand tu lis les articles en eux même bah tu te dis que avec des CM2 c'est léger quoi ”. En tout état de cause, les journaux d'école écrits à la main sont certes plus sales, “ évidemment quand ils font leurs journaux mural c'est dégoûtant entre guillemets c'est-à-dire que ils mettent du blanc ils rayent ils raturent ”, mais plus intéressants : “ c'est dix fois plus drôle c'est dix fois plus pertinent c'est dix fois plus / enlevé euh enfin / et et alors paradoxalement il y a beaucoup moins de fautes d'orthographe ”. 

À ce premier niveau concernant les textes produits par les élèves, elle en ajoute un second à propos des textes que produisent les enseignants. Elle s'inquiète de ce que vivent les élèves de certaines classes, en particulier dans les calsses de CP, dont les enseignantes “ s'amusent ” à imprimer les textes étudiés en classe pour les leçons de lecture. Ces textes noircissent les cahiers des élèves “ tout est tiré en grand en petit en en vert en rouge ” et tapissent les murs de la salle de classe : “ à la fin de l'année il y a plus / il y a plus rien / enfin la classe est tapissée de textes ”. Puis, ils recouvrent les vitres, au point que de l'intérieur les enfants ne peuvent plus voir à l'extérieur : “ tu ne vois même plus dehors parce qu'il y a des textes sur les vitres pff ”. Au point que lorsqu'elle est nommée en remplacement de ces enseignants, elle en a la nausée : “ il n'y a plus autre chose dans la classe que des textes tu imagines un gamin en CP sept ans / qui rentre dans sa moi moi-même tu vois moi-même je suis rentrée ça ho houla pas un dessin pas une affiche que des textes écrits pff ”. Dans une telle classe, les enseignants n'enseignent ni arts plastiques, ni musique, ni sport : “ c'est peut-être des coïncidences mais ce sont aussi des classes où ils font jamais de dessins bah forcément il y a plus de place pour les mettre tu me diras (rires) mais où ils font pas de musique ”. Ainsi l'informatique “ prend le pas ” sur des activités plus directement liées à des impressions sensorielles. Cela rejoint ce que Carole dit de son ressenti. Pour elle, “ il y a pas de sensualité hein dans vis-à-vis de l'ordinateur enfin moi j'en ressens pas hein je pourrais jamais apprendre à un enfant à aimer un ordinateur ”. Elle dit encore que “ c'est impersonnel ” et que l'écran “ a quelque chose de froid ”. Les sensations sont totalement supprimées par l'usage de l'informatique : plus de livre qu'on prend en main “ un livre que tu que tu vas ouvrir qui sent bon qui peut-être que quelqu'un aura déjà lu ”, ni d'écriture manuscrite.

Enfin, au niveau des pratiques pédagogiques, Carole reproche à ses collègues qui utilisent l'informatique avec leurs élèves le fait de mettre en place de façon fortement contrastée, d'une part, pour une demi classe, un travail autour de l'informatique et des nouvelles technologies de l'information et de la communication et, d'autre part, pour l'autre demi classe, “ les gamins qui se grattent l'O.R.T.H.”. C'est-à-dire que dans le même temps l'enseignant développe à la fois, de façon paradoxale, des pratiques novatrices et “ quand même l'arrière-garde de la pédagogie ” ce qu'elle qualifie de “ ringard ”. Ainsi l'informatique offre tout à la fois le visage de la modernité et une face traditionnelle, dans ce que ce terme peut avoir de plus péjoratif. L'évocation, à plusieurs reprises dans l'entretien, de Freinet, qui n'avait “ pas de d'ordinateur hein enfin je crois pas ” montre que pour elle, la modernité pédagogique, l'innovation n'ont pas besoin de ces technologies dites nouvelles. Elle remarque alors que trop souvent les enseignants mettent l'accent sur “ tout ce qu'on peut gaver comme savoirs en oubliant les savoir-être ” ce qui pour elle est un point important de la pratique professionnelle et qui lui a fait choisir d'être remplaçante : “ j'ai arrêté d'être instit dans une classe pour ça en partie parce que j'en avais marre d'être qu'une instit quoi / j'avais l'impression d'être devenue justement que quelqu'un qui apprenait ”. Viennent alors les évocations de “ tous les Jacques Prévert le cancre le petit Nicolas ” qui nous rappellent la position de la troisième personne devant l'ordinateur, en formation à l'École Normale, celle qui se tient à l'écart puis qui chahute. Le cancre de la poésie est aussi celui qui remarque l'oiseau, symbole de liberté, par la fenêtre de la classe mais comment faire quand les vitres sont tapissées de textes imprimés ! “ La conséquence de ce qui précède, c'est que mon métier d'enseignant n'a plus pour moi aucun intérêt ” disait aussi Carl Rogers et on peut se demander si son choix d'être titulaire remplaçante n'a pas été en partie guidé par de telles impressions.

Je propose de retenir l'image de pompe à vide pour représenter ce que Carole dit de l'informatique dans un usage professionnel. L'informatique vide les textes de leur contenu. L'informatique amène les enseignants à utiliser des méthodes très traditionnelles. L'informatique conduit certains enseignants à ôter toute trace de vie de l'espace de la classe. L'informatique supprime l'aspect sensoriel de l'accès au savoir. Enfin, l'informatique provoque l'oubli de ce qu'elle a appris ou de ses pratiques, dans un déni de savoir.

Je m'appuie ici notamment sur la théorisation du psychanalyste anglais Wilfred Bion qui a cherché tout au long de son œuvre à rendre intelligible le rapport entre des expériences sensorielles liées à la frustration et l'élaboration de la pensée. Pour Bion, le nourrisson est confronté à la frustration que provoque l'absence de sa mère, sa non permanence. Si la capacité à gérer cette frustration est suffisante, l'absence est transformée en pensée, et par la suite, le manque devient problème à résoudre et moteur de l'activité de pensée. Dans le cas où la frustration ne peut être gérée, l'enfant doit la modifier ou la fuir. Là où une pensée pouvait advenir, se développe un mauvais objet qui, selon les propos d'André Green, dans son travail sur le négatif “ vidange les pensées ”et est “ l'invisible, l'imperceptible, l'insensible .

On peut avancer que Carole perçoit, de façon inconsciente, l'informatique comme un danger d'atteinte à son intégrité narcissique ou du moins à son identité professionnelle. Le seul moyen d'y parer est de négativer la perception. Utiliser l'informatique en classe reviendrait pour Carole à prendre le risque d'être à son tour vidée, en particulier de ce qui fait la spécificité de sa profession, au su de son expérience d'enseignante : le côté humain irréductible à une quelconque machine. Utiliser l'informatique en classe, c'est pour elle devenir une enseignante sans affect, sans vie, transparente. Carole qualifie l'informatique de “ vitrine ” des écoles. La peur de la transparence dit chez Carole son refus d'être invisible, son refus d'être réduite à une machine à enseigner. Le vide devient alors intolérable, car contrairement au manque qui peut susciter l'activité de penser, le contenant vide implique la disparition, l'absence de pensée.

Ainsi, la question de la place des enseignants interrogée par l'arrivée de machines à connaître, de technologies intelligentes et de logiciels éducatifs, débattue au niveau social, rencontre chez Carole, au niveau psychique, un terrain favorable pour développer de façon inconsciente une crise d'identité professionnelle. Je voudrais dire encore pour conclure, que ce qui est mis à jour du fonctionnement psychique de Carole est un fonctionnement psychique ordinaire, c'est-à-dire non pathologique. Il s'agit d'un exemple, d'une modalité du rapport à l'informatique qui est montré ici et il en existe d'autres qui s'expriment et s'actualisent dans les discours des enseignants rencontrés.

On notera en particulier :

- une modalité du rapport à l'informatique qui se repère par un discours institutionnel où l'auteur reprend à son compte le discours officiel de l'institution.
- un autre type de modalité du rapport à l'informatique, en contrepoint du discours institutionnel, qu'on pourrait qualifier de l'extérieur, tant l'école y est montrée comme un monde anormal.
- une modalité construite sur discours de l'innovation scolaire, tenu par un enseignant pour qui les technologies informatiques sont des moyens au service de son désir d'innovation. Au-delà des spécificités techniques propres à l'ordinateur, tout laisse à penser que ce discours aurait pu être tenu par des enseignants qui pratiquaient l'audiovisuel en classe, il y a quelques années, ou qui utilisaient l'imprimerie, il y a encore plus longtemps. C'est probablement un type de discours qu'on peut retrouver à chaque apparition d'une technologie mise au service de l'enseignement.
- une modalité articulée sur un discours professionnel prônant une pratique réfléchie de l'informatique à l'école, tenu aussi bien par des enseignants utilisant l'informatique dans leur pratique professionnelle que d'autres n'y ayant jamais recours.
- une modalité où le rapport à l'informatique se construit dans un désir insatisfait de reconnaissance institutionnelle. J'ai proposé l'hypothèse que ce désir de reconnaissance sociale s'appuie sur des processus psychiques archaïques. L'utilisation de l'informatique dans des pratiques professionnelles d'enseignement joue alors le rôle d'un révélateur de ces processus. Ceux-ci sont sans doute à l'œuvre chez chacun dans son rapport à l'informatique, mais ces discours d'enseignants qui se sentent mis en marge de et par l'institution les rendent plus perceptibles.
- une modalité façonnée par ce que nous appelons l'adolescence professionnelle pour qualifier la recherche d'une issue à la crise professionnelle que traversent les jeunes enseignants.
- enfin, une modalité fortement liée à une représentation fantasmatique de l'informatique qui s'appuie, comme pour le discours des enseignants qui ont le sentiment d'être rejetés, sur des processus psychiques archaïques. Mais, ici, les processus activés par les représentations de l'informatique dans la classe sont inhibiteurs de toute tentative d'utilisation de ces technologies à des fins pédagogiques ou autres. Que l'informatique soit considérée comme une pompe à vide ou comme un monstre dévorant, elle ôte à l'activité enseignante ce qui fait sa spécificité.

Je proposerais que le rapport à l'informatique peut se définir comme un processus partie prenante des processus de rapport au savoir (Beillerot) et de construction identitaire (Dubar), inscrit dans l'histoire personnelle, intime, familiale, sociale, professionnelle du sujet. Cette définition est bien sur très large et demanderait peut-être à être travaillée, mais, dans le même temps, elle rend bien compte de la complexité sur laquelle s'articule cette notion de rapport à l'informatique.

Un dernier mot enfin. Ce qu'apporte je crois cette recherche c'est que sans une prise en compte dans les formations initiales et continues des modalités conscientes et inconscientes du rapport à l'informatique des enseignants, on ne forme que des enseignants déjà prompts à utiliser les TICE et surtout on ne permet pas l'élaboration d'un travail clinique sur le rapport à l'informatique et ainsi on valide la transmission inconsciente de modalités particulières du rapport à l'informatique, du maître vers les élèves, ce qui peut-être particulièrement dommageable quand ce rapport à l'informatique est articulé à des fantasmes de chutes sans fin, de vide, de dévoration, d'interdit de savoir ou de toute-puissance.
 
Éléments bibliographiques

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Modifié le 1-02-2002