La formation des maîtres en France, 1792-1990. Textes officiels | Ressources numériques en histoire de l'éducation

La formation des maîtres en France, 1792-1990. Textes officiels

Marcel Grandière, Rémi Paris

Présentation Base de données Sources et bibliographie Sigles

Présentation de la période 1792-1914

1. La base de données

La base présentée ici fait connaître les textes concernant la formation des maîtres et maîtresses d’école en France depuis 1792 à 1914. Ce sont les textes produits par l’autorité publique sous les différents régimes qui se sont succédé pendant cette période, y compris les décisions des assemblées révolutionnaires et les travaux des chambres parlementaires.

Trois voies d’accès au métier d’instituteur
Ce répertoire permet de suivre dans leur déroulement temporel les différentes voies qui ont été explorées par l’autorité politique pour l’instruction et l’éducation des petits français des catégories populaires, avec une attention particulière pour la masse des enfants ruraux. Il va de soi que le contrôle de l’État était de rigueur, quelle que soit la voie suivie. Le libre accès aux classes des maîtres titulaires des titres requis, et autorisés par l’administration, est l’une de ces voies, la moins onéreuse pour les finances publiques, utile en ville, mais inopérante dans les campagnes. Les responsables politiques auraient aussi bien aimé développer la formation des instituteurs et des institutrices par la voie d’apprentissage auprès de maîtres chevronnés, comme cela réussissait fort bien en Hollande, une méthode qui semblait avoir tous les avantages, l’adaptation au terrain, la vérification de la « vocation », et le peu de frais engagés par cette méthode. Il y avait encore la voie des sociétés religieuses défendue par l’Église qui se rétablissaient rapidement à partir de la Restauration. La voie de l’État par la formation de maîtres dans des écoles spécialisées avait aussi de multiples avantages, malgré le coût pour les finances publiques et la lourdeur du processus de recrutement, celui en particulier de l’efficacité pour pourvoir en maîtres les innombrables et petites écoles de villages, peu attractives par leur isolement et le peu de revenus à en attendre.

Formation normale
Cette base donne évidemment une large place aux établissements de formation des maîtres, des maîtresses et des directrices d’asile, en particulier aux écoles normales, à toutes les questions que suscite la formation qui y est donnée, aux choix des enseignants, des élèves, au régime intérieur, à l’évolution des programmes et de la formation pédagogique, aux craintes qu’elles font naître pour la stabilité de la société, au soutien dont elles bénéficient, en particulier sous la monarchie de Juillet, le Second Empire avec Victor Duruy, et sous la Troisième République. La question des titres de capacité pour enseigner est également très présente dans ce répertoire : création des brevets, des divers certificats d’aptitude pour enseigner dans les classes primaires, dans les écoles normales primaires et supérieures, évolution de ces examens de capacité, de leurs programmes, des commissions et jurys qui avaient en charge leur attribution.

Débats et hésitations
Cet ensemble de textes officiels permet de suivre comment s’est dessiné, dans le mouvement du temps, lentement et au milieu des débats et hésitations, la formation initiale et continue des maîtres, comment ont évolué les procédures de formation, de certification et de contrôle, alors que la figure du maître dans sa représentation sociale était toujours objet de graves questionnements quant aux conséquences de l’action magistrale sur l’évolution de « l’âme » de la France.

Cette base est à mettre en relation avec la publication de : Marcel Grandière, La formation des maîtres en France. 1792-1914. – Lyon, INRP, 2006 ; et de Marcel Grandière, Rémi Paris, Daniel Galloyer : La formation des maîtres en France. 1792-1914. Recueil de textes officiels.- Idem, 2007.

2. Aperçu sur l’histoire institutionnelle de la formation des maîtres (1792-1914)

Quelle nécessité de former des maîtres ?

Est-il nécessaire de former les maîtres des écoles du peuple dans des écoles spéciales ? Et cette formation doit-elle être une affaire d’État ? Après la destruction des structures de l’Ancien Régime vouées à la formation des maîtres et maîtresses d’école, la disparition des bureaux d’école épiscopaux comme ceux de Lyon, Poitiers, Toul, Bayeux, et celle des nombreuses associations de femmes et d’hommes dont la finalité était l’instruction des enfants du peuple, la question de la formation des maîtres vient au premier plan. Les assemblées révolutionnaires cherchent des modèles, en particulier auprès des États allemands qui avaient beaucoup d’avance sur la France à la fin du XVIIIe siècle. La tradition pédagogique de l’Orbis pictus de Comenius, le mouvement philanthropiniste de Basedow lui-même influencé par Jean-Jacques Rousseau concourent à la formation dans les États allemands du modèle du seminar destiné à faire connaître les bonnes méthodes et à préparer des maîtres. En France cependant, malgré plusieurs appels en 1792 à établir une formation pour les instituteurs, cette question reçut dans un premier temps peu d’écho : des treize sections qui composent le Comité d’instruction publique (11 octobre 1791, puis réinstallé le 2 octobre 1792 par la Convention), aucune n’a pour mission de réfléchir à la formation des maîtres.

L’école normale de Paris (20 janvier – 19 mai 1795)

Les choses changent rapidement en 1794 : la Convention, par décret (4e sans-culottide an II, 20 septembre 1794), charge le Comité d’instruction publique de lui présenter « un projet d’écoles normales où seront appelés, de tous les districts, des citoyens déjà instruits, pour leur faire apprendre… l’art d’enseigner les sciences utiles ». Ces citoyens devaient ensuite, de retour dans leur département, procéder eux-mêmes à la formation d’instituteurs dans des écoles normales qui allaient être créées. Le règlement de Joseph Lakanal prévoyait qu’on y enseignerait « principalement l’art d’enseigner ».

« Une mauvaise direction »
Mais l’école de Paris prit rapidement une « mauvaise direction » (Pierre Daunou) : les savants convoqués, aussi brillants que Monge, Berthollet, Laplace, Lagrange, exposèrent d’abord leurs connaissances à des citoyens souvent peu préparés à les comprendre. L’organisation et l’administration de l’école étaient elles-mêmes défectueuses, et, manquant de moyens pour vivre à Paris, les élèves entreprirent de rentrer dans leur département. Ce fut un échec pour cette conception très centralisée de la formation des instituteurs, qui prévoyait qu’ « aux Pyrénées et aux Alpes, l’art d’enseigner sera le même qu’à Paris » (Lakanal).

Sous le Directoire
De nouveaux essais sous le Directoire (4 brumaire an IV/26 octobre 1795, 18 brumaire an VIII/9 novembre 1799) pour former dans les départements des établissements qui seraient « autant de pépinières d’hommes utiles d’où seraient tirés les instituteurs des écoles primaires » (Antoine Dorsch) restèrent sans suite, comme les tentatives de François de Neufchâteau, ministre de l’Intérieur, pour établir dans les écoles centrales des formations « normales » pour les instituteurs. Fallait-il donc revenir à l’initiative locale pour relancer en France la formation des maîtres ?

La classe ou l’école normale de Strasbourg (1810)

C’est finalement par une initiative locale que le concept de classe ou d’école normale va réussir, non sans mal, à trouver place, pour l’enrichir, dans le réseau de l’instruction publique. Cette initiative revient au préfet de Strasbourg, Adrien Lezay-Marnésia, qui met en œuvre l’article 108 du décret impérial du 17 mars 1808 portant organisation de l’Université : ce décret prévoit l’établissement dans les lycées de classes normales pour former les instituteurs, suivant l’idée déjà connue de François de Neufchâteau. C’est aussi le modèle allemand qui prend racine en France : Lezay-Marnésia, avant Strasbourg, avait été préfet de Rhin-et-Moselle à Coblence.

Une formation en quatre ans
L’acte préfectoral qui fonde la classe normale date du 24 octobre 1810. C’est toute l’Alsace qui envoie ses futurs maîtres à Strasbourg, pour une formation en quatre ans, y compris la préparation concrète des élèves dans une classe d’application. Le budget de l’école est à la charge des départements selon une répartition des charges gérée par le préfet. La classe normale est séparée rapidement du lycée pour devenir autonome, les deux mondes du primaire et du secondaire ne pouvant cohabiter. C’est cette école que vient visiter en 1817 Ambroise Rendu, le grand artisan en France de la cause de la formation des instituteurs. L’inspecteur général admire cet établissement, son régime, l’admission d’élèves en fonction des vœux et besoins des maires, les conditions de santé, de capacité, l’engagement des élèves et des familles à servir dans les écoles, le cursus pédagogique ambitieux et complet adapté au métier et aux nécessités des communes. La situation de l’école n’est sans doute pas aussi brillante que veut bien le dire Ambroise Rendu, mais, s’il force son discours, c’est qu’il cherche à étendre ce modèle en l’adaptant à l’ensemble français en retard par rapport à l’Alsace.

La Société pour l’instruction élémentaire (1815)

Le modèle hollandais
Cependant, le modèle alsacien est dispendieux. Et il n’est pas encore acquis dans l’esprit public qu’il faille dépenser tant de moyens à former des maîtres des écoles élémentaires. L’empereur a d’ailleurs envoyé (1810 – 1811) en Basse Allemagne et en Hollande deux commissaires, Georges Cuvier (naturaliste) et Jean-François Noël (polygraphe), pour étudier l’organisation de l’instruction élémentaire dans ces contrées où elle est très bien implantée. L’exemple hollandais suscite l’admiration des experts : ferme direction de l’État, malgré la diversité de statut des écoles, instruction quasi généralisée, méthodes excellentes, livres de classe remarquables. Et les maîtres ? Ils sont formés dans les classes, dans une situation d’apprentissage, selon un cursus organisé en plusieurs étapes. Une société philanthropique, la Société du bien public, a initié la réforme de l’instruction, développé l’offre d’écoles publiques tout en formant les maîtres par apprentissage, sous contrôle officiel, et sans exclure les Églises. Pour quoi cela ne pourrait-il pas fonctionner en France ? D’ailleurs le Grand maître Fontanes ne cherche pas à suivre l’exemple strasbourgeois, alors que les frères Lassaliens sont de nouveau autorisés depuis 1808, et que de nombreuses sociétés religieuses tendent à prendre position dans l’instruction élémentaire.

Les milieux philanthropiques
Surtout, comme en Hollande, les milieux philanthropiques et libéraux français cherchent à généraliser l’instruction populaire. Ils créent à Paris en 1815 la Société pour l’instruction élémentaire chargée d’introduire en France la méthode anglaise de Bell et Lancaster pour donner une éducation aux enfants des classes populaires. Leurs moyens d’action ? Une revue, le Journal d’éducation, pour diffuser leurs idées philanthropiques et les bonnes méthodes de l’enseignement mutuel ; un réseau de sociétés mutuelles dans tout le pays pour établir des écoles ; une « École d’essai d’éducation primaire » à Paris, décidée par Lazare Carnot pendant les Cent-Jours, et continuée sous la Restauration. Une école semblable pour les filles fut créée en 1817. Il n’est pas toutefois dans l’intention de la Société pour l’instruction primaire de suivre le modèle d’école normale strasbourgeois. Cette société envisage surtout de former ses jeunes maîtres dans des écoles modèles où des élèves choisis apprennent la méthode auprès d’instituteurs chevronnés. Tous les cantons de France ne peuvent être pourvus de bons maîtres à partir de Paris. Il s’agit aussi de former des maîtres sans les éloigner de leur milieu social et culturel.

Maintien souhaité des différentes voies d’accès aux classes
D’ailleurs, l’État ne veut pas fermer les voies d’accès aux places d’instituteur, tout en exerçant son contrôle sur l’ensemble. La grande ordonnance du 29 février 1816 institue les brevets de capacité, les comités cantonaux de surveillance, règle la méthode d’attribution des places dans les écoles. Dans les villes, les breveté(e)s sont souvent suffisamment nombreux pour l’exercice des classes sans qu’il en coûte rien à l’État. Les congrégations religieuses enseignantes font leur grand retour sous la Restauration et peuvent prendre en charge les écoles publiques. Le mouvement mutuel prépare de nombreux jeunes maîtres, grâce d’abord à la pratique généralisée du monitorat, grâce aussi à la création par l’État en 1817 d’écoles ou de classes modèles mutuelles dans de nombreux département. De plus, quelques départements (Meuse, Moselle) suivent l’exemple de Strasbourg. Mais en comparaison des pays voisins, la situation de l’instruction élémentaire en France n’évolue que lentement. La raison principale est le manque de maîtres bien formés ; cette profession attire peu vu le sort misérable auquel les maîtres sont réduits, selon Ambroise Rendu, une misère et véritable détresse morale, sociale et économique. Il fallait que l’État prenne la main, fasse des choix, et utilise la puissance publique pour les mettre en œuvre.

Le choix des écoles normales départementales (1828)
Loi Guizot (28 juin 1833)

L’arrivée de Vatismenil au ministère de l’Instruction publique en février 1828 marque un complet changement d’attitude vis-à-vis de la formation des instituteurs : le choix est clairement fait de pousser les départements à établir des écoles normales. Dès 1829, onze écoles sont créées, et de nombreuses négociations sont en cours pour accentuer ce mouvement. Cette impulsion donnée par Vatismenil reprend force après la révolution de juillet 1830. La formation des instituteurs devient affaire d’État.

Montalivet, Guizot
Les ministres Montalivet, puis surtout Guizot forcent la marche. Tout en préparant une grande loi, ce ministre œuvre à construire l’édifice : pression continue et rigoureuse sur les préfets pour qu’ils agissent auprès des conseils généraux ; règlement des écoles normales qui fera longtemps référence (décembre 1832) ; encouragement à la production de livres de méthode ; publication du Manuel général de l’instruction primaire qui donne à la fois des informations officielles, des explications de méthode, et des leçons préparées et modèles. D’ailleurs, la presse pédagogique connaît au même moment un véritable essor. Le métier d’instituteur change d’image sociale.

Loi Guizot
La loi Guizot est votée le 28 juin 1833. « Vous le savez, Messieurs, lance Guizot aux députés dans son Exposé des motifs du Projet de loi sur l’Instruction primaire, l’instruction primaire est tout entière dans les écoles normales primaires. Ses progrès se mesurent sur ceux de ces établissements. » La loi établit que tout département sera tenu d’établir une école normale, soit par lui-même, soit par réunion avec un ou plusieurs départements voisins. Guizot affirme son attachement à la direction de l’État décidée sous l’Empire, élève l’instituteur au rang de « fonctionnaire », et en dresse un modèle quant à son savoir, son « âme élevée », sa position, car il « ne doit être le serviteur dégradé de personne ». L’identité de ce nouvel instituteur est bien attachée à son savoir et à la mission qui lui est donnée par l’État. Il doit échapper à « l’esprit de localité et à ses misères. » D’ailleurs le ministre écrit aux instituteurs, aux directeurs d’école normale, organise une grande inspection des écoles françaises et complète le dispositif d’État en nommant, à partir de 1835, des inspecteurs primaires. Seules les conférences pédagogiques qu’il institue en 1837 n’auront pas le succès escompté.
On peut mesurer les progrès accomplis si l’on suit le rapport au roi de Salvandy en 1838 : soixante quatorze écoles en activité ; 2406 élèves, soit une trentaine en moyenne par école ; quelque 960 nouveaux maîtres brevetés par an, soit à peu près le tiers nécessaire. Le reste des emplois disponibles est occupé par les jeunes congréganistes sortant des noviciats et les candidats libres. Ces trois voies d’accès au métier d’instituteur paraissent alors relever d’un équilibre souhaitable.

Craintes et incertitudes (1837- 1850)

Dégradation de l’image des écoles normales
L’image des écoles normales se dégrade fortement à la fin de la décennie 1830, dans un climat de grave crise sociale et politique dans le royaume. En 1840, deux départements ferment leur école normale : la Loire-Inférieure et les Vosges. D’autres y réfléchissent. À la rentrée 1838, le gouvernement, mécontent, a déplacé ou appelé à d’autres fonctions cinquante directeurs d’école normale sur les soixante seize en fonction (sans compter les établissements protestants de Dieulefit, Montbéliard, et Mens). La crise des écoles normales, bien avant donc la loi Falloux, investit aussitôt la sphère publique : l’Académie des sciences morales et politiques lance en 1838-1839 un concours sur les « perfectionnements (que) pourrait recevoir l’institution des écoles normales primaires, considérée dans ses rapports avec l’éducation morale de la jeunesse ». L’académie n’hésite pas à primer un ouvrage qui met durement en cause le fonctionnement des écoles, même si c’est dans le but de les réformer et de les sauver (Théodore Barrau, De l’éducation morale de la jeunesse à l’aide des écoles normales primaires) publié par Hachette en 1840. L’espace politique réagit aussitôt pour éviter de perdre le bénéfice de l’œuvre accomplie depuis dix ans : c’est le Rapport au Roi de Villemain de 1841.

Charge contre les écoles normales
La charge est lourde contre les écoles normales. Même si Villemain soutient les écoles, y compris le mouvement naissant d’écoles et de cours normaux pour les filles, il ne veut pas se soustraire au débat public qui les incrimine : « Si (…) l’enseignement de ces écoles était mal ordonné ou trop développé sur quelques points, si les prétentions d’un faux savoir y remplaçaient les connaissances saines et positives, si l’esprit religieux et moral, la droiture des principes, la simplicité des habitudes, n’y dominaient pas, on pourrait craindre que la société ne fût pas plus troublée que secondée par tant d’instituteurs. » C’est dans ces années périlleuses pour les écoles normales que se construit l’argumentaire qui les met en cause : le faux savoir qui va de pair avec l’orgueil, le fléau de ces écoles selon Théodore Barrau ; la fermentation des esprits dans les internats clos où se développe le dégoût de la religion et des contraintes morales ; le développement d’une franc-maçonnerie dont tous les élèves garderont le secret ; la protection des directeurs vis-à-vis de leurs ouailles ; l’hypocrisie de ceux qui ont signé leur engagement décennal, et qui s’apprêtent à quitter l’institution au plus vite, une fois le brevet obtenu…

« Ce missionnaire d’humanité et de civilisation »
Où et comment trouver pour l’État « ce missionnaire d’humanité et de civilisation » que doit être l’instituteur ? Le rapporteur du concours de l’Académie des sciences morales et politiques, Théodore Jouffroy (Rapport sur le concours relatif aux écoles normales primaires, 13 juin 1840), mesure les difficultés de la question en s’appuyant sur les auteurs du concours : l’abaissement des maîtres, sociale et matérielle, leur dépendance vis-à-vis du maire et du curé, qui rendent bien difficile leur mission de « précepteur moral » des enfants, et qui font se multiplier les abandons du métier ; l’antagonisme, voire l’hostilité des maîtres laïques vis-à-vis des congréganistes mieux protégés, mieux logés, qui jouissent d’une meilleure représentation sociale, à qui le centre des villes a déjà été abandonné, ce qui interdit aux maîtres la perspective d’y finir leur carrière avec un meilleur revenu. Cependant, Jouffroy fustige l’incohérence de l’institution des écoles normales qui, selon lui, donnent aux élèves issus de milieux populaires une instruction trop haute et des habitudes trop raffinées tout en exigeant d’eux une existence simple et humble au milieu des campagnes, comme attachés à la glèbe.

Salvandy
L’État et l’Université ne sont pas prêts toutefois à abandonner le réseau des écoles qu’ils ont créé. Il n’y a guère d’autre possibilité pour développer l’enseignement élémentaire dans les campagnes, et de mettre le pays au niveau de ses voisins du nord. Cinq écoles normales de filles sont même établies en 1842. Salvandy et son administration font donc face. Ambroise Rendu (Considérations sur les écoles normales primaires en France, 1838) défend l’institution qu’il a contribué à mettre en place, la position des écoles normales dans les attributions d’emplois par les inspecteurs d’académie, le mouvement généralisé d’amélioration de l’instruction primaire en France ; il met en valeur la qualité des maîtres, leur qualification morale et professionnelle, insiste sur le point sensible du contrôle par les autorités de l’État, par les inspecteurs primaires et les comités de surveillance. Les discours protecteurs continuent jusqu’à la crise politique de 1848. Le Rapport au roi du 1er janvier 1848 est significatif : « Nous ne pouvons faire apprécier par des chiffres les améliorations morales qui, suite d’une surveillance active et bien dirigée, ont été constamment obtenues depuis 1840 dans le régime intérieur de ces écoles. (…) Ce sont de véritables instituteurs primaires qui sortent de ces écoles normales, c’est-à-dire des jeunes gens habitués à la vie régulière, frugale, modeste, se résignant avec bonheur à l’honnête simplicité de leur condition, et ayant puisé dans les exemples et les conseils de leurs supérieurs la solidité de raison et la fermeté de principes qui doivent les soutenir un jour dans la tâche pénible qui leur est réservée». La chute du régime en février sonne comme un terrible échec pour Guizot et son gouvernement.

La loi Falloux (15 mars 1850)

Après la révolution de 1848, et le ministère d’Hippolyte Carnot (24 février-5 juillet) dont le projet de loi veut imposer des écoles normales dans tous les départements qui n’en sont pas encore pourvus (dix sur quatre vingt six), la méfiance vis-à-vis des instituteurs et de leurs écoles de formation s’impose de nouveau, cette fois dans un contexte politique particulièrement difficile et défavorable après les terribles événements de juin.
L’Université, symbole du pouvoir central, est l’objet de vives attaques. C’est dans cette atmosphère que le ministre de Falloux crée une commission extra-parlementaire pour préparer une nouvelle loi scolaire. Il nomme Thiers pour la présider, très défavorable aux écoles normales et aux « orgueilleux » instituteurs qui en sortent.
Finalement, après débat, les écoles normales ne sont pas supprimées par la loi, le ministre de Parieu et le prince président Louis Napoléon n’y sont pas favorables. Il appartient aux départements de choisir leur maintien ou leur suppression, ce que feront quelques uns seulement en 1850 et 1851. Les notables des départements savent qu’ils doivent trouver des maîtres pour leurs écoles, et restent obligés de les former. La menace s’éloigne donc rapidement.

Des mesures défavorables aux écoles normales
La loi toutefois prend des mesures très défavorables aux écoles normales : un certificat de stage délivré par le Conseil académique peut remplacer le brevet de capacité ; existe la possibilité, pour un directeur, d’un recrutement direct d’adjoint(s) pour le seconder et le(s) former. Ces mesures permettent une entrée facile dans les cadres sans passer par l’austère école normale, remettent en vigueur la vieille idée de la formation des maîtres sur le terrain, dans des conditions d’apprentissage, et sont très favorables aux congrégations. Elles sont accompagnées de décisions lourdes de conséquences : le report à 18 ans de l’entrée dans les écoles normales laisse sur le carreau les enfants à leur sortie des écoles primaires ; le nouveau mode de recrutement des instituteurs par les conseils municipaux mettent les élèves maîtres en concurrence avec les stagiaires et les religieux issus des noviciats.

« Une Trappe laïque »
De plus, la réorganisation du régime intérieur des écoles se fait dans un total esprit de défiance et tente de faire face aux « dérives » constatées depuis 1833. « Le réformateur, « nouvel abbé de Rancé », dira plus tard l’inspecteur général Félix Pécaut, fait de l’école normale une Trappe laïque » : le régime intérieur est durci, y compris pour les enseignants, la règle de vie quotidienne monacale, les vacances très courtes –quinze jours maximum-, les travaux ménagers réalisés par les élèves, les sorties interdites…

Programmes d’enseignement
L’importante question des programmes paraît exprimer la même défiance. La réduction du corps enseignant des écoles normales à trois personnes au plus (le directeur et deux maîtres adjoints), excluant les enseignants spéciaux, est en soi significative, même s’il ne faut pas oublier que ces écoles reçoivent peu d’élèves. L’idée des législateurs de 1850 est de « borner », de « limiter », pour replacer les instituteurs sur la modeste position sociale qui doit être la leur, suite, comme l’explique de Parieu (circulaire du 24 décembre 1850), aux « commotions sociales qui ont jeté le trouble dans tant d’esprits, et qui ont fait dévier tant d’instituteurs de la ligne de leur devoir ». Le programme est en conséquence divisé en deux parties, une partie obligatoire très restreinte, et une autre facultative, soumise à autorisation et contrôle. Pour mieux imprégner les élèves de leurs devoirs, pour leur donner l’habitude d’une vie humble, régulière et soumise, la loi allonge le temps de formation à trois ans, au lieu de deux, sans ajouter bien sûr de connaissances nouvelles. Ce fut évidemment un faux calcul, cette troisième année devait naturellement se concrétiser en séances de travail et en connaissances, ce que savent faire les maîtres adjoints.
Les programmes d’enseignement pour les écoles normales (juillet 1851) traduisent la volonté politique exprimée par la loi Falloux de maintenir les instituteurs à leur modeste rang, de faire barrage à la présomption et à l’orgueil, d’empêcher ces « demi-savants » de perturber l’ordre social et politique. Mais l’administration universitaire, objet de toutes les attaques pendant la crise, a su habilement contourner les difficultés. La prétentieuse arithmétique s’est commuée en calcul, mais le nombre d’heures hebdomadaires est passé de quatre à six ; la géométrie a pareillement disparu des textes, mais il est facile de la retrouver dans la partie consacrée à l’arpentage et au dessin linéaire, plus présentables dans le contexte de 1850 ; les éléments d’histoire et géographie, recentrés sur la France et même sur le département, sont toujours aussi immenses ; les notions de physique et de chimie n’ont guère changé… Quant au contrôle très sévère qui s’exerça sur les maisons, une fois la crise politique passée, et les menaces réelles qui l’accompagnaient (épuration et radiation), des témoignages tardifs montrent que les inspecteurs de l’Université ont su rendre à leur hiérarchie les informations qu’elle souhaitait entendre, à condition de ne pas la mettre en difficulté.

Stabilisation et renforcement des écoles normales (1854-1869)

La loi du 14 juin 1854 qui établit seize grandes académies en France, et les instructions aux préfets du ministre Hippolyte Fortoul qui l’accompagnent marquent une inversion de tendance pour les écoles normales. « Le gouvernement (…) persiste à penser que les écoles normales primaires sont une indispensable garantie de l’accomplissement de cette partie délicate de sa mission. Il faut s’applaudir de n’avoir plus à défendre ces écoles contre les préventions que les circonstances pouvaient expliquer, (…) qui n’auraient plus aujourd’hui de prétextes sérieux ». Après la brutale répression qui a suivi le coup d’état du 2 décembre 1851, le pouvoir central a besoin de l’Université pour promouvoir l’école dont le pays a besoin, une école qu’il ne veut pas laisser aux seules congrégations qui profitent rapidement des moyens d’expansion que lui donne la loi Falloux. L’ordre aux préfets est clair : « Ne vous relâchez en rien de ce qui peut contribuer au perfectionnement de l’école laïque ».

Le concours de 1860
Toutefois, les écoles normales et le corps des maîtres laïques ont beaucoup de mal à reprendre position après la tempête. Leur image est ternie par la répression subie, l’état de soumission sous lequel ils sont fermement maintenus, et le succès des congréganistes. Le cadre législatif de la loi Falloux ne leur est pas favorable. Le recrutement des écoles normales est en conséquence difficile, en nombre et en qualité ; et le placement des élèves maîtres à leur sortie se fait également difficilement, alors qu’ils sont formés et titulaires du brevet. Les communes ont d’autres opportunités de choix. Le concours lancé en 1860 par le ministre Gustave Rouland (« Quels sont les besoins de l’instruction primaire, dans une commune rurale, au triple point de vue de l’école, des élèves et du maître ? ») montre cependant la solidité du corps, son attachement à une formation intellectuelle étendue dans les écoles normales, son exigence d’estime sociale que ne peuvent lui apporter que la protection de l’État, la fin des servilités locales auxquelles ils sont soumis, et des conditions de vie honorables.

Le ministère de Victor Duruy (1863-1869)
Victor Duruy va les aider à relever le défi. D’abord en poursuivant une ambitieuse politique scolaire de développement de l’instruction primaire élémentaire et supérieure, des cours d’adultes, de l’enseignement spécial, de développement et de soutien aussi de la formation de maîtresses laïques dont l’implantation est compromise par la forte expansion des religieuses enseignantes. Le ministre encourage le mouvement de rénovation pédagogique en cours. Cette ambitieuse politique scolaire répond aux nécessités du développement économique du pays. Elle redonne aussi confiance au corps des instituteurs dont la mission est ainsi relevée dans l’esprit public. Ensuite, Duruy accélère le changement d’attitude du pouvoir central vis-à-vis des écoles normales qui bénéficient ostensiblement de son soutien ; il n’hésite pas à prendre des mesures qui vont à l’encontre de l’esprit de la loi Falloux en critiquant le recrutement des instituteurs formés par stage dans les écoles primaires et la défiance de la loi vis-à-vis des connaissances enseignées, qu’il veut au contraire amplifier, en accordant avec beaucoup de facilité des dispenses d’âge pour entrer à l’école normale : l’âge requis, dix-huit ans, était une difficulté pour retenir les enfants des catégories populaires.

Renouveau des écoles normales
Le décret du 2 juillet 1866 concrétise le renouveau des écoles normales. Les matières facultatives de la loi Falloux sont intégrées dans le plan d’études dès la première année, et les recteurs sont même invités à étendre les programmes en se référant à ceux qui viennent d’être votés pour l’enseignement spécial : l’Université s’est donc fait entendre. Recteurs et professeurs d’université sont aussi invités aux conférences de sortie qui se font le dernier trimestre de la formation normale. Plusieurs mesures techniques et symboliques montrent enfin l’attention du ministre vers les écoles : rétablissement de conditions d’admission qui les favorisent : entrée à seize ans, concours d’entrée de nouveau requis (supprimé par la loi Falloux) ; allongement du temps de vacances ; assouplissement des contraintes (la surveillance en particulier) qui pèsent sur les directeurs et maîtres adjoints, qui, de plus, sont mieux rémunérés. Ce n’est certes pas la fin du séminaire laïque, élèves et enseignants continuent de vivre ensemble dans l’enclos de l’école l’essentiel de l’année, mais des signes d’évolution sont ainsi donnés.

« Missionnaire de toutes les idées utiles et saines »
Victor Duruy exprime aux recteurs (Instruction du 2 juin 1866) les grandes ambitions qu’il porte pour l’instituteur, « missionnaire de toutes les idées utiles et saines » dans les campagnes de France. Celui-ci a appris à relier les livres, pourra s’occuper de la bibliothèque locale, s’est initié aux données météorologiques, a acquis les connaissances agricoles nouvelles, est capable de donner les premiers soins d’hygiène… Duruy a encore l’ambition d’initier le mouvement qui mettrait les filles sur le même pied que les garçons. Sa circulaire du 6 juillet 1869 –il sera évincé peu après- demande aux préfets de solliciter les conseils généraux pour étudier la création d’écoles normales laïques en leur faveur. C’est un vrai renversement d’attitude par rapport à la loi Falloux.

Les débuts difficiles de la République (1870-1877)

Il ne se fait pas grand chose de concret pendant les premières années de la République. Pourtant le discours de Jules Ferry à la salle Molière (10 avril 1870), l’expérience et l’observation des éducations de l’espace rhénan par des personnalités contraintes à l’exil pendant l’Empire avaient permis de penser l’avenir : égalité d’éducation, instruction des filles, obligation et gratuité scolaire, renforcement du primaire supérieur et de l’enseignement spécial, développement de la pédagogie, reprise en main de la formation des maîtres, le tout pour la mise à niveau de la France vis-à-vis de ses voisins, dont le retard vient d’apparaître cruellement en 1870.
Mais la forte impulsion donnée par Victor Duruy semble s’arrêter après son départ. L’action de Jules Simon (1870-1873) ne dépasse guère ses projets. L’influence du parti clérical à l’Assemblée nationale ne peut tout expliquer : le ministre ne donne aucune directive forte, la grande rénovation pédagogique initiée dans le département de la Seine par Octave Gréard reste en panne. En fait, l’image des maîtres demeure entachée de conservatisme primaire à la tête même du ministère (circulaire du 4 mai 1872) : « L’enseignement qu’ils sont chargés de répandre ne doit pas être trop élevé ; (…) En somme, les instituteurs doivent être d’honnêtes gens et des gens pratiques ; aimer un peu le terre-à-terre, adorer le bon sens ; (…) se contenter de leur sort ; penser orgueilleusement de leur mission et modestement d’eux-mêmes… » Il n’est donc pas surprenant qu’aucune grande mesure n’ait été prise au sommet de l’État en faveur de la formation des maîtres.

Écoles pour les filles
Cependant le mouvement vint des départements eux-mêmes aux prises avec les nécessités du terrain. Entre 1872 et 1877, dix écoles normales de filles furent établies, ce qui correspond au deuxième mouvement de création après celui de la période 1842-1845, mais, cette fois, il était appelé à durer. Et signe de temps nouveaux : les créations nouvelles, sauf celle du Rhône, furent confiées à des directrices et maîtresses adjointes laïques.

L’école normale de la République (1879)

Avec l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République le 30 janvier 1879, les républicains possèdent tous les leviers de commande du gouvernement de la France. Ils peuvent mettre en œuvre rapidement leurs projets en matière d’instruction publique annoncés neuf ans plus tôt lors du discours de Jules Ferry à la salle Molière. Ces projets sont l’un des moyens essentiels pour assurer l’enracinement de la République.
La priorité est d’en finir avec l’esprit de la loi Falloux ; le pouvoir central et ses représentants en province prennent en charge le développement de l’instruction élémentaire, l’élévation du niveau des connaissances, la généralisation des écoles normales départementales, avec la certitude que l’école ainsi renouvelée, libérée des contraintes et de l’esprit de localité, sera bénéfique pour la société toute entière et pour « l’âme » du pays.

Grandes lois scolaires
Tout est fait, en conséquence, pour donner aux corps des instituteurs et des institutrices une forte conscience de leur identité. Le socle et la priorité de cette politique sont de renforcer la formation des maîtres. La loi Paul Bert, dès le 9 août 1879, oblige les départements à créer une école normale pour les filles, ce qui représente un effort considérable. Pour en assurer le succès, l’école normale supérieure d’institutrices (Fontenay-aux-Roses) est établie en 1880, celle des instituteurs (Saint-Cloud) en 1882. L’ordre du primaire est en ordre de marche depuis l’école maternelle (1881) jusqu’à l’enseignement supérieur. Les grandes lois scolaires de la République donnent aux maîtres une visibilité sociale jamais égalée : gratuité de l’école élémentaire, obligation scolaire, laïcité de l’école républicaine. S’ajoutent à ces grandes décisions qui soldent des décennies de débats des mesures encore significatives de cette volonté du pouvoir de renforcer la conscience identitaire des maîtres, et leur image dans la société : le rétablissement des conférences pédagogiques abandonnées depuis 1850 et la création de bibliothèques pédagogiques dans les cantons ; l’organisation de congrès pédagogiques nationaux, la création du Musée pédagogique (1879) et de la Revue pédagogique (1878). La multiplication des brevets et certificats d’aptitude, ainsi que l’abondante publication de livres pédagogiques destinés à leur préparation, contribuent encore à créer cette culture commune que souhaitent les gouvernants.

L’année 1881

L’année 1881 est celle des grandes réformes. Sous la forte impulsion de Jules Ferry, quarante et un textes, concernant sous différents aspects la formation des maîtres, sont alors publiés. Les écoles normales sont donc particulièrement choyées : « il est bon qu’on le sache, écrit le ministre aux recteurs (18 octobre 1881), le gouvernement est décidé à ne rien (leur) refuser de ce qui doit contribuer à leur développement ». Il les place sous la seule autorité du recteur pour assurer la bonne application de ses décisions. « L’Université, écrit-il encore, veut être maîtresse chez elle. »

Organisation des écoles
Le décret du 29 juillet 1881 renouvelle l’organisation des écoles. Professeurs et maîtres adjoints sont désormais externes, échappent ainsi à la traditionnelle et pesante surveillance des élèves, et obtiennent en conséquence le droit à la vie familiale et le temps nécessaire à la préparation de leurs leçons, une vieille demande enfin réalisée, mais ceci n’est acquis que pour les hommes. Autre nouveauté importante : outre le directeur, il y a dans chaque école normale deux professeurs dans l’ordre des lettres, et deux autres dans celui des sciences, sans compter les professeurs auxiliaires et les professeurs spéciaux qui peuvent être délégués par le recteur selon les besoins. Ils ont droit de plus à un temps d’enseignement limité à dix-huit / vingt heures, selon les circonstances. Il est mis fin également à leur soumission à un directeur tout puissant par la création d’un conseil de professeurs réunis au moins tous les trois mois. Toutes ces nouveautés témoignent de l’attention que porte Jules Ferry aux écoles normales. Quant aux élèves maîtres, ils doivent avoir quinze ans pour se porter candidats au concours d’entrée, à condition qu’ils soient pourvus du certificat d’études primaires institué un an plus tôt. Ils passent le brevet élémentaire dès la fin de la première année, et le brevet supérieur, devenu l’objectif de la formation normale, en fin de troisième année. Ils restent soumis à l’internat, à l’uniforme pendant les sorties, et à l’engagement décennal.

Règlement et programmes
L’autre grande réforme est celle du règlement et des programmes (3 août 1881). La volonté du ministre est de « mettre un peu d’air et de lumière dans la vie (des) élèves » (circulaire du 18 octobre 1881), de cultiver l’habitude de penser par soi-même, de donner leur place aux exercices du corps et au repos, d’augmenter la pratique de la classe dans les écoles annexes, de donner toute son importance à la réflexion pédagogique. Jules Ferry veut encourager l’expression orale et les sorties sur le terrain, rester pratique et concret dans la manière d’enseigner. « Il est temps, enfin, ajoute-t-il, que l’école normale ne prépare pas seulement des brevetés, mais des hommes. » Toutefois, l’Université n’est pas allée jusqu’au bout de ses bonnes intentions. Les programmes restent immenses, et se sont même étendus pour répondre aux champs scientifiques nouveaux (cours de psychologie, de pédagogie). Ils subissent aussi l’influence des changements introduits dans l’enseignement secondaire : introduction de l’histoire littéraire ; développement des sciences d’observation comme la physique ; appel à pratiquer des expériences en chimie. Le résultat est un emploi du temps surchargé, surtout pour les garçons, environ huit heures de leçons par jour. Il semble que les conseils de Félix Pécaut visant à libérer l’école normale de l’accumulation de connaissances aient eu du mal à passer dans les faits.

Brevets et certificat d’aptitude pédagogique
L’année 1881 est encore celle de la réforme des brevets et de la création d’un nouvel examen, le certificat d’aptitude pédagogique. Le décret du 4 janvier 1881 rétablit deux brevets, le brevet élémentaire, qui est le titre de capacité pour enseigner, et le brevet supérieur supprimé en 1850. L’âge pour se présenter à ces examens est un aspect important de la réforme : 16 ans pour le premier brevet (au lieu de 18 ans), 17 ans pour le second et 21 ans pour le certificat d’aptitude, qui est facultatif. Le brevet élémentaire est divisé en deux parties, quatre épreuves écrites (une page d’écriture et une autre d’orthographe, une production de texte et une résolution de problème), suivies d’épreuves orales, dont lecture et éléments d’histoire géographie. Des questions sur les procédés d’enseignement peuvent être posées – ce qui n’est guère pratiqué par les jurys. Le brevet supérieur introduit des notions plus élaborées, proches de l’enseignement secondaire, arithmétique et géométrie, sciences physiques et naturelles, chimie, questions sur la langue, la littérature, l’histoire et la géographie, dessin linéaire et d’ornement, chant et gymnastique (épreuves orales), avec même une langue étrangère à la demande des candidats. En réalité, seul le certificat d’aptitude pédagogique prend en compte la pratique du métier, mais la leçon que doit préparer le candidat est faite devant le jury seulement.

Textes organiques
Les réformes de 1881 sont favorablement accueillies. Chacun peut constater les progrès accomplis : le réseau des établissements s’accroît entre 1882 et 1887 de sept écoles de garçons, et surtout de quarante écoles normales de filles, pour un total de cent soixante douze (90 pour les instituteurs et 82 pour les institutrices). Ces réformes sont complétées par les textes organiques de 1886-1887 qui donnent une grande cohérence à l’ensemble. Le brevet élémentaire est alors exigé à l’entrée des écoles normales, pour tenter de découpler préparation au brevet et formation normale, et donner plus d’importance à la préparation concrète au métier d’instituteur. Le brevet supérieur reste cependant placé au terme des années d’études. La formation des directrices d’écoles maternelles va être intégrée dans le réseau des écoles normales de filles en plein développement. La construction nouvelle apparaît homogène et harmonieuse : elle est appelée à durer.
Cependant, malgré les efforts consentis par le gouvernement, mais qui fléchissent à partir de 1887, les écoles normales sont loin de pourvoir aux besoins, entre 50 et 60% en moyenne entre 1881 et 1897, à Paris beaucoup moins, entre un tiers et la moitié des recrutements. D’où le recours aux brevetés, sans formation, ce que Ferdinand Buisson appelle « la préparation libre ». L’inquiétude naît justement à propos du brevet élémentaire accessible dès 16 ans : la réforme a provoqué une baisse importante de niveau, mais aussi un fort accroissement de candidats, lesquels peuvent sans difficulté, le titre en poche, rejoindre les cadres de l’Instruction publique sans passer par l’école normale.

Les difficultés des écoles normales (1887 - 1914)

À première vue, les écoles normales semblent bien consolidées par les lois organiques de 1886-1887 et la sollicitude du gouvernement républicain à leur égard. Les pouvoirs publics ont réussi à constituer très rapidement un corps de professeurs grâce aux écoles normales supérieures et par une décisive politique de titularisation des anciens maîtres adjoints. Le succès est tel que, le premier septembre 1887, le ministre Spuller demande aux recteurs de gérer la fin des délégations d’enseignement dans les écoles de garçons, et de prévoir pour bientôt la suppression des professeures déléguées des écoles de filles : les titulaires occupent alors la plus grande partie des places. De plus, le parlement accorde les crédits nécessaires pour accueillir un grand nombre d’élèves, dans le contexte particulier du remplacement des congréganistes.

Baisse des admissions
Cette belle situation se dégrade cependant à partir de 1887. Quelques rares fermetures d’écoles départementales signalent le malaise. La baisse des admissions d’élèves maîtres est plus significative, alors que les places existent pour accueillir les élèves, et que les besoins de recrutement sont toujours importants. Les admissions de filles se maintiennent. Les inspecteurs d’académie puisent en conséquence largement dans le vivier des brevetés, sans formation. Vers 1911, ces représentants de l’État nomment chaque année une moyenne de 2500 instituteurs et 3200 institutrices, sur lesquels les normaliens ne comptent que pour 1500, et les normaliennes 1800. Les moyens manquent pour faire mieux.

« Péril primaire »
C’est aussi à partir de 1888 que le nombre de candidats aux concours d’entrée baisse de manière sensible, particulièrement chez les garçons. Cette crise du recrutement émeut les chambres parlementaires et la presse où est évoqué le « péril primaire », le manque de maîtres. Dans l’officielle Revue pédagogique (1893, 2e semestre, Leo Armagnac, « Du recrutement des écoles normales… », p. 295-422), les comptes sont parlants : 6000 candidats en 1882, 2848 en 1888. La baisse est moins sensible chez les filles, et les candidatures se rétablissent ensuite, ce qui n’est pas le cas pour les garçons. Ce décrochage en 1888 est dû à l’obligation du brevet élémentaire pour se présenter, ce qui a un effet mécanique immédiat, et des conséquences à plus long terme, car les maîtres ne peuvent plus préparer directement leurs meilleurs élèves à l’entrée à l’école normale. Mais le mal est plus profond. Les recteurs, consultés, mettent en avant deux autres raisons : la loi du 19 juillet 1889 (« sur les dépenses ordinaire de l’instruction primaire publique et les traitements du personnel de ce service ») n’a pas donné aux instituteurs les améliorations de revenus qu’ils attendaient depuis longtemps, ce qui provoque une profonde déception, et la loi du 15 juillet de la même année qui contraint les jeunes gens à faire un an de service militaire et à participer à la défense de la nation. Ils étaient exemptés du service militaire depuis la loi Gouvion-Saint-Cyr (1818).

Difficultés pédagogiques
Les difficultés des écoles normales sont aussi pédagogiques. D’un trait rageur, Georges Clemenceau présente ainsi, dans Le Grand Pan (1896, p. 126), la formation des maîtres : « une science hâtive de manuel, où se heurtent effroyablement les niaiseries de l’ancienne scolastique, les mensonges de la philosophie officielle et d’informes données scientifiques sans coordination, sans vue d’ensemble. » On est ici dans le stéréotype, dans l’ignorance aussi de la réalité de ce qu’étaient les maîtres et maîtresses sortant des écoles. Mais le stéréotype prend racine en particulier chez certains parlementaires : puisque les écoles normales ne servent guère qu’à préparer le brevet supérieur, qu’à accumuler des connaissances, pour quoi ne pas envoyer les élèves au lycée ? C’est la proposition que fait Alfred Massé le 13 juillet 1904 à la Chambre des députés dans le rapport qu’il fait lors de la discussion du budget de 1905. Les avantages à en attendre ? Des économies, bien sûr, mais ce n’est pas l’essentiel. Il y voit un remède à « l’esprit fermé, intolérant et plein de certitudes de l’instituteur, inculqué à l’école normale ». Un esprit en contradiction avec l’humanisme scientifique qui est alors en débat en France, et qui pénètre l’enseignement secondaire. Massé voudrait y joindre les futurs maîtres. Les défenseurs de l’ordre primaire n’eurent guère de mal à rejeter une mesure certainement prématurée. D’autant que des événements considérables avaient lieu au même moment –évolution des amicales d’instituteurs vers le syndicalisme ; suppression de l’enseignement congréganiste (1904) ; séparation de l’Église et de l’État (1905)- ou se profilaient comme le grand conflit mondial. Mais il fallait quand même parer à la menace et entreprendre au plus vite des réformes.

La réforme de 1905

Le décret du 4 août 1905 place le brevet supérieur en fin de deuxième année. La formation normale est donc divisée en deux périodes bien distinctes, la préparation au brevet en deux ans, puis la pratique du métier en troisième année. Pendant cette dernière année, deux mois au moins sont consacrés à l’exercice de la classe, ce qui oblige l’administration à élargir les possibilités d’accueil des normaliens dans les classes. C’était une réforme demandée depuis longtemps, qui avait en outre l’avantage de protéger les écoles normales comme écoles spécialisées et professionnelles.

« L’esprit primaire »
La réforme prend aussi en compte les critiques médiatisées par le député Massé visant « l’esprit primaire », le « dangereux dogmatisme » des maîtres, leur « horrible manie de la certitude ». Tout est fait pour leur formation humaniste et le développement de la pensée personnelle. Il n’y a plus que cinq heures de cours par semaine pendant la troisième année. Les défenseurs de l’école primaire, Ferdinand Buisson et Francisque Vial en tête, n’acceptent pas l’image de sectarisme et de dogmatisme attribuée aux instituteurs.
Ces mesures vont-elles faire taire les critiques ? Jusqu’à la Grande Guerre, celles-ci ne vont pas cesser. La qualité de certains enseignements, en général les enseignements « accessoires-, reste très critiquée, malgré la multiplication des certificats d’aptitude pédagogiques spéciaux concernant les langues vivantes, le travail manuel, le dessin, la comptabilité, le chant, la gymnastique, les exercices militaires, les travaux de couture, l’enseignement agricole. Le brevet supérieur en fin de deuxième année pose le problème des élèves qui sont recalés, malgré les précautions prises par l’administration. La grande enquête Lapie après guerre montrera alors le rejet de cette réforme de 1905 par les professeurs et les directeurs d’école normale.

Voir la présentation de la période suivante.


Pour citer cette ressource : Marcel Grandière, Rémi Paris, « La formation des maîtres en France, 1792-1990. Textes officiels », juin 2016 [en ligne] http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/?q=toformation-1792-1914 (consulté le 12 Mai 2024)
Auteurs : Marcel Grandière, Rémi Paris
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