Dans le contexte d'un projet d'école concernant la gestion des articulations entre les différentes activités au sein du temps scolaire, entre ce temps scolaire et les temps familial et social de l'enfant, nous avons choisi d'observer et d'étudier un dispositif de décloisonnement mis en place au cycle 2, qui concerne des ateliers de lecture destinés aux enfants de Grande Section et de CP, des groupes de remédiations en lecture pour ceux du CE1 et des "groupes-recherche" en mathématiques pour des élèves de CE1. Un maître spécialisé du réseau, intervenant simultanément sur l'école maternelle et l'école élémentaire, est à l'origine de cette action. Regrouper des enfants de classes différentes pour des activités de lecture ou de mathématiques peut sembler de prime abord une action pédagogique bien anodine, partagée dans de nombreuses écoles où il n'est pas rare, comme c'est ici le cas, que soient organisés des décloisonnements en vue de faire varier les supports de lecture et les intervenants. Que ce dispositif ordinaire soit inclus dans un projet Charte pour l'école du XXIème siècle peut surprendre bien des partisans de l'innovation qui s'attendraient à des actions plus audacieuses. Que ce "décloisonnement" devienne un objet d'étude dans le cadre de cet ouvrage, alors qu'il pourrait tout aussi bien se nourrir de l'analyse de modèles plus originaux d'organisations pédagogiques et éducatives, peut finir de déconcerter le lecteur. Pourtant, la simplicité de ce dispositif ne doit pas faire oublier que, dans ses trois composantes, il est générateur de problématiques liées à des enjeux de la charte. Ce travail d'explicitation se fera essentiellement à partir de l'analyse des ateliers lecture Grande Section-CP, même si dans sa mise en uvre, les trois aspects du dispositif sont indissociables. En ce qui concerne les mathématiques, chaque "groupe-recherche" est constitué de 5 à 6 enfants prélevés dans les classes de CE1 et encadré alternativement par un des enseignants de CE1, par le maître d'adaptation (maître E), par la rééducatrice (maître G) et par un des aides-éducateurs. Les enfants ont à résoudre des "problèmes-recherche". La fonction de l'adulte est d'animer le groupe et de noter les types d'erreurs qui sont ensuite analysées collectivement en réunion de concertation. Pour la lecture, la cohérence de l'action réside dans le fait qu'elle est centrée sur la remédiation pour les élèves de CE1, alors qu'elle l'est sur la découverte des premiers apprentissages pour les élèves de grande section et de CP. Au cours du décloisonnement CE1, les élèves sont regroupés selon des besoins identifiés à l'aide d'outils d'évaluation construits collectivement. Dans le cadre limité de ce travail, à l'analyse dans sa globalité de ce dispositif efficient mais classique, nous avons donc préféré celle du décloisonnement grande section - CP, en raison de ces trois aspects originaux : (1) la composition d'un public d'élèves démarrant les apprentissages structurés en lecture allant des Grandes Sections d'une école maternelle aux Cours Préparatoires d'une école élémentaire voisines ; (2) les statuts différents d'intervenants qui sont des enseignants et des aides-éducateurs ; (3) les conceptions de la lecture, en particulier la façon dont les enfants non-lecteurs entrent dans l'écrit. L'intérêt de l'étude de ces trois pôles (public, intervenants, savoirs) ne réside pas uniquement dans leurs aspects innovants, mais surtout dans les questions et les problèmes qui se trouvent soulevés à l'analyse et qui peuvent susciter bien des débats. L'action "Décloisonnement-lecture en Grande Section et CP" se propose de faire intervenir tous les acteurs du groupe scolaire (maternelle et élémentaire) concernés par le cycle 2 : maîtres de Grandes Sections de maternelle, maîtres de CP et aides-éducateurs. Selon l'un de ces acteurs, il s'agit "de promouvoir des pratiques autres liées à la lecture". Appuyée sur le fait que les "envies" des intervenants sont variées et qu'ils vont proposer nécessairement des activités diversifiées en terme de supports et de pratiques, l'hypothèse est que cette multiplication des contextes d'apprentissage aboutirait à une construction d'une représentation différente de la lecture pour les élèves et les enseignants, ce qui aurait des répercussions positives sur les apprentissages. Deux fois par semaine (lundi et jeudi matin de 9h45 à 10h30), des élèves âgés de 5 à 6 ans, lecteurs débutants, sont réunis par petits groupes (8 à 12) animés chacun par un adulte. Chaque intervenant conduit un des 6 ateliers : "Lire pour jouer" (règles de jeux), "Lire pour faire" (fiches techniques), "Lire des affiches", "Lire des publicités", "Lire des albums" (en BCD maternelle) et "Lire pour jouer avec des mots". A chaque séance, chaque maître répartit les élèves de sa classe dans les différents ateliers, la seule contrainte dans la composition des groupes est qu'un élève ne doit pas être avec son maître habituel. Le choix du type d'activité se fait en fonction des goûts ou des aptitudes de chacun. Par exemple, l'aide-éducateur en technologie propose la lecture de notices simples de montages qui sont ensuite réalisés par les enfants. Ainsi, les élèves se voient proposer une activité de lecture fonctionnelle, souvent ludique et sortie du contexte habituel d'apprentissage de la classe. Les entretiens réalisés avec les différents acteurs ont permis de comprendre la façon dont le dispositif a été conçu, organisé et mis en uvre. Partant "d'envies" de deux institutrices du CP et de la demande des enseignants de Grande Section d'être associés à la continuité des apprentissages de la lecture, la conception de ce décloisonnement s'est faite sur proposition du Maître d'Adaptation au cours de réunions du Conseil de Cycle 2. Les aides-éducateurs ont été présents dès cette première phase. L'étape de l'organisation de la mise en uvre, une fois les intentions, les objectifs, les modalités définis collectivement, a été gérée par le Maître d'Adaptation qui a pris contact individuellement avec ses collègues pour savoir quel atelier chacun a préparé. Un écrit a récapitulé les différentes informations nécessaires à la mise en uvre et pour permettre à chacun des acteurs de faire le lien entre son atelier et les autres. Enfin, la mise en place des groupes et l'animation des activités sont individuelles, l'autonomie de chacun des participants face à son groupe d'enfants ayant été attribuée dès l'étape de la conception. Les effets du dispositif ne sont pas directement évalués, mais les enfants sont testés en lecture par deux fois au cours de leur année de CP à l'aide d'outils élaborés par l'équipe dans le contexte des projets d'école et de cycle. Contexte de l'action L'école d'Application Europe-Nations est située dans la zone urbaine sensible de Vandoeuvre, une ville de l'agglomération de Nancy. Elle fait partie d'une Zone d'Education Prioritaire créée en janvier 1999. "Notre projet est de faire de l'école, dans le cadre de ses horaires et de ses programmes, le lieu où l'enfant-élève acquiert les savoirs, les méthodes et les comportements l'aidant à intégrer, sans les opposer, les trois moments de sa vie (familial, social et scolaire), et leur richesse spécifique et ainsi à construire progressivement une personnalité de citoyen autonome." Cet extrait éclaire précisément la problématique posée par l'équipe éducative. L'école sort d'une expérimentation de trois ans sur l'aménagement du rythme de vie de l'enfant et du jeune (A.R.V.E.J.) où deux pôles de dérives possibles ont été repérés et continuent d'être un objet de préoccupation inscrit dans le projet actuel de l'école : (1) "Le risque d'un cloisonnement étanche, sinon une opposition entre les représentations des trois moments de la vie de l'enfant, l'école pouvant être perçue comme le lieu où l'on apprend seulement à réussir à l'école, les deux autres temps ayant chacun leurs objectifs et leurs frontières étanches" ; (2) Une "fusion entre les représentations des temps scolaire et social chez les différents acteurs, fusion pouvant entraîner une substitution de finalités et à terme, de moyens matériels, méthodologique et humains". Cette double préoccupation est la conséquence d'un environnement complexe sollicitant beaucoup d'intervenants, de moyens et de ressources sur des temps différents à l'école, ce qui en rend difficile la lisibilité pour les élèves et probablement pour les autres partenaires. Pendant le temps scolaire, au moins 30 personnes dépendant de l'Education Nationale interviennent quotidiennement auprès de 340 élèves environ. L'école compte 15 classes dont une CLIS pour enfants déficients intellectuels ; parmi les enseignants, 12 sont chargés de classe à plein temps et trois autres sont déchargés à temps partiel (deux Maîtres Formateurs et une "îlotière" informatique). Un enseignant d'adaptation, une rééducatrice et une psychologue forment le Réseau d'Aides Spécialisées aux Elèves en Difficultés (RASED). Sept aides-éducateurs sont chargés d'aider à la cohésion sociale, à la pratique de la lecture, de l'informatique, de la technologie et des arts plastiques. Enfin, en tant qu'école d'Application, l'établissement reçoit régulièrement des étudiants et des stagiaires de l'IUFM. A cette multiplicité d'intervenants, s'ajoute une diversité de lieux d'apprentissages : salles de classe habituelles, salles spécialisées (BCD, informatique, expositions, arts plastiques, langues vivantes) et lieux aménagés de récréation. Pour le temps périscolaire, un contrat éducatif local (C.E.L.) succédant à l'A.R.V.E.J. propose deux après-midi par semaine, de 15h et à 17h, des activités culturelles, artistiques et sportives. L'horaire scolaire est donc aménagé avec une durée hebdomadaire de vingt-quatre heures incluant le mercredi matin. Des enseignements de langues et de culture d'origine (ELCO) sont proposés sur ce temps aux élèves d'origine arabe et turque, ce qui ajoute trois enseignants supplémentaires. Une étude surveillée d'une heure est fréquentée le soir par une trentaine d'enfants et la cantine en accueille environ une quarantaine. Ainsi, au cours de sa journée à l'école, de 8h30 à 18 heures, l'enfant peut être pris en charge par quatre à douze adultes différents pour peu qu'il fréquente cantine et études surveillées, les jours de C.E.L. A l'extrême, et uniquement sur le temps scolaire, il peut avoir deux maîtresses différentes, aller dans une activité d'Arts Plastiques avec un aide-éducateur, participer à un décloisonnement en lecture et à un groupe de remédiation avec le Maître d'Adaptation, suivre une leçon d'histoire avec l'enseignante de la classe voisine dans le cadre d'un échange de service, faire des mathématiques avec un professeur d'école stagiaire et de l'EPS avec un petit groupe d'étudiants de l'IUFM. La traditionnelle correspondance entre un maître et un groupe d'élèves n'étant plus le seul contexte permettant la construction du savoir, la question se pose de déterminer où et comment il se construit. Le projet élaboré dans le cadre de la Charte pour l'école du XXIème siècle s'intéresse à cette question de la complémentarité entre les interventions des maîtres de la classe, de l'école, des aides-éducateurs, des intervenants C.E.L., des personnels de cantine, d'étude, ceci pour réaffirmer les valeurs éducatives à donner à cette multiplicité. Le projet Charte pour l'école du XXIème siècle Lors de l'entrée dans la Charte pour l'école du XXIème siècle, le projet prend partie, en dépit du succès de l'expression de maître "chef d'orchestre", pour un Conseil des Maîtres "maître d'uvre" garant de la continuité éducative de la journée, de la semaine et aussi de la scolarité primaire dans son ensemble pour chaque élève. Il est défini comme un cadre facilitant du projet d'école en tant que "dispositif à caractère pédagogique destiné à permettre sinon à contribuer à approcher cet objectif complexe et problématique : comment améliorer de façon significative les performances scolaires de nos élèves ?" Comment sont amenés les savoirs, comment se mettent en place les situations d'enseignement, comment sont organisées et prises en charge les activités proposées aux élèves par ces différents adultes, quelles sont les articulations présentes dans ce système complexe ? Il serait illusoire de chercher à répondre de façon globale à de telles questions. A l'inverse, ni la complexité du système, ni le nombre élevé d'actions possibles à analyser, ne doivent empêcher de réfléchir aux effets des activités mises en place. Ceci peut se faire en isolant et identifiant quelques objets d'étude, et plus particulièrement celui que nous avons choisi de développer ici, le "décloisonnement lecture Grande Section - Cours Préparatoire". Les effets observés par les acteurs sur les élèves Tous les acteurs du dispositif constatent, sans procéder à des évaluations précises, "que tous les élèves progressent bien, avec plus de curiosité et plus de productions individuelles". Cette progression concerne en particulier les élèves "en difficultés", qui semblent se "sentir soulagés" de cette prise en charge collective de leurs difficultés. Le dispositif permet en effet de leur proposer des situations très diversifiées, parmi lesquelles ils trouvent forcément de l'intérêt (par exemple : des élèves qui "finissent par arriver à lire " en se confrontant à des situations où il "faut lire pour jouer".) Cette ouverture à la diversité est double : les supports de lecture sont en effet diversifiés, mais il y a aussi diversification des animateurs (différents maîtres, différents aides-éducateurs) qui ont chacun leur manière propre d'aborder, d'utiliser, d'exploiter un même support. Cette réussite des apprentissages cognitifs semble d'abord passer par un apprentissage qualifié de "social" qui consiste à "mieux percevoir le rôle des différents adultes", à "mieux comprendre ce qu'attendent ces adultes", à mieux saisir "la demande institutionnelle" et à se rendre compte que ce n'est pas seulement "la maîtresse qui a des exigences". Cette perception plus positive de l'école peut être une révision de jugement pour les élèves qui sont déjà à l'école élémentaire, mais elle est aussi à l'origine même de la construction et de l'orientation du jugement pour les élèves qui sont encore en maternelle et qui participent à ce décloisonnement. Les uns comme les autres viennent avec plus de plaisir à l'école où ils se sentent plus valorisés : les plus petits se positionnant déjà en "lecteur" et non en "futurs lecteurs", certains des plus grands pouvant enfin "s'autoriser à montrer ce qu'ils savent". Le moindre absentéisme corrobore cette impression générale d'une perception beaucoup plus positive de l'école et des apprentissages (en particulier de la lecture) par l'élève. Malgré la difficulté liée au jeune âge des enfants concernés, il serait intéressant de leur donner la possibilité d'exprimer leurs impressions afin de les croiser à ces constats d'adultes pour objectiver davantage les effets observés. Les effets observés par les acteurs sur eux-mêmes Le principe de base du dispositif étant que chaque Maître ne retrouve pas "ses propres élèves" pendant les temps de décloisonnement, chacun va modifier sa façon de percevoir les enfants qu'il prend en charge (ce n'est plus "mon "ou "ton" élève) et leurs difficultés. Il "en discute ainsi plus facilement" avec les autres membres de l'équipe et ceci facilitera d'autant les concertations et les réunions de cycle. La perception de l'apprentissage se trouve, elle aussi, modifiée : n'ayant pas "leurs" élèves, ils ne peuvent que supposer ce que les enfants savent déjà réellement faire et se voient donc dans l'obligation de l'évaluer avant de démarrer chaque apprentissage. Si les effets observés sur les adultes semblent essentiellement concentrés sur la modification de la perception des élèves et de leurs apprentissages, il y a aussi toutefois quelques effets signalés sur les actions pédagogiques et les pratiques menées, même chez les collègues un peu "méfiants", voire réticents, au départ de la mise en uvre de ce dispositif. Ils affirment tous, avec le recul, que la bonne dynamique du groupe, les nombreux échanges (sur "ce qui va" comme sur "ce qui ne va pas") ont provoqué pour chacun "la découverte des autres et de leur action", "moins de rigidité et une plus grande écoute de l'autre", "plus de réflexion sur ses propres actions", "des remises en question sur certaines choses, certaines pratiques". Certains ont plus la volonté de diversifier leurs pratiques, "osent plus" en essayer de nouvelles, surtout lorsqu'ils peuvent partager cet essai avec un collègue. Autres effets de l'action observés ou déduits par les auteurs S'il est trop tôt pour faire le bilan de cette action dans le cadre de la Charte, d'en estimer la pertinence ainsi que ses limites et de mesurer quelles inflexions paraissent souhaitables, sa première analyse permet d'aborder des thèmes et des problématiques de la Charte, à partir des trois pôles déjà signalés : la composition du public d'élèves, la nature des statuts et des rôles des intervenants et enfin les contenus mis en jeu. Concernant le premier pôle "public d'élèves", ce décloisonnement Grande SectionCP témoigne d'une liaison réussie entre écoles maternelle et élémentaire et d'une continuité dans les apprentissages au sein du cycle 2. Des élèves de l'école maternelle fréquentent ainsi l'école élémentaire deux fois par semaine, non pas pour y effectuer une simple visite, ni pour y rencontrer des enseignants, mais pour y travailler. Les effets sur leur représentation de l'école qu'ils fréquenteront au CP, sur leur connaissance des adultes, de leurs attentes, de leurs pratiques, sur leurs représentations de la lecture, pratique sociale parfois excessivement scolarisée, sont difficilement mesurables mais probablement bénéfiques et propices à une meilleure adaptation à l'école élémentaire. D'autre part, pour le deuxième pôle, que de nombreux intervenants soient présents dans ce dispositif permet de s'interroger, au-delà des statuts particuliers bien identifiés par les acteurs (enseignants de maternelle et d'élémentaire, aides-éducateurs), sur la nature des rôles effectifs et des rôles tels que les acteurs se les représentent ? Quelle perception les acteurs ont-ils de leur rôle et de leur statut, ainsi que du rôle et du statut des autres intervenants. Cette perception coïncide-t-elle avec la réalité du dispositif, autrement dit, les acteurs ont-ils totalement mesuré les effets de l'action sur leur rôle et leur statut ? Schématiquement et d'ordinaire, le maître de classe enseigne à un groupe-classe bien identifié, en l'occurrence des élèves de Grande Section de l'école maternelle ou du Cours Préparatoire de l'école élémentaire. Ce constat est à étendre aux maîtres spécialisés (E et G) qui interviennent dans les groupes de recherche en mathématiques, en dehors de leur fonctions spécifiques d'aides spécialisées. Quant à l'aide-éducateur, même si ses fonctions font l'objet d'un consensus en cours d'élaboration, chacun s'accorde au moins pour dire qu'il collabore avec les enseignants afin d'aider aux apprentissages. Or, dans ce dispositif, ces statuts et rôles convergent vers une seule fonction : la fonction d'enseignement. Les Maîtres E et G, quant à eux, deviennent des enseignants ordinaires qui proposent une activité mathématique à des élèves non identifiés comme en difficultés. Pas de remédiation, de soutien, encore moins d'aides spécialisées dans ce type d'intervention, ce qui a des conséquences sur la manière dont ils sont perçus par l'ensemble des personnes concernées. Pour les élèves, ils ne sont plus ou pas encore de ceux qui s'occupent exclusivement des enfants en difficultés. Pour les enseignants ordinaires, la perception de leur rôle est modifiée : ils sont davantage considérés comme des maîtres comme les autres qui appartiennent à une équipe, équipe à qui revient la prise en charge des difficultés. Toutefois, au sein de cette équipe, ils conservent malgré tout leur spécificité : au moment de l'analyse des erreurs en conseils des maîtres, ils tiennent leur place "en termes d'analyse et de conception d'apprentissages". D'autre part, ceci a des répercussions sur le regard qu'ils portent eux-mêmes sur les élèves et leur attitude face aux apprentissages : relativisation des difficultés, travail avec des enfants d'un groupe standard, révélation des "différences énormes entre les gamins", au dire du Maître G figurent parmi les effets que nous avons relevés. Cela a-t-il des répercussions positives en termes d'actions pédagogiques et éducatives ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais ces effets conduisent à s'interroger sur les statuts, rôles et fonctions des enseignants spécialisés, au sein d'une équipe pédagogique. Les conséquences de ce décloisonnement sur les pratiques des enseignants en classe ordinaire concernent également l'articulation maternelle-élémentaire. De leur propre aveu, les maîtresses du CP connaissent mieux les élèves de Grande Section, ce qui infléchit toute leur action pédagogique, dans le but de favoriser une continuité dans les apprentissages en anticipant sur la rupture habituellement constatée. Enfin, le rôle des aides-éducateurs dans ce dispositif, alimente les débats sur les compétences et domaines d'activités respectifs. "C'est le seul moment où je suis seul en charge des enfants", nous dit l'un d'eux et il ajoute : "Je suis dans mon rôle". Quel est ce rôle, selon lui ? Prendre en charge seul des enfants, "en écoutant leur demande". Il faut qu'ils "arrivent à lire sans s'en rendre compte". On pressent les réactions que peuvent susciter le fait qu'un aide-éducateur, non-enseignant, non formé pour cela, sorte des limites supposées de ses compétences afin d'organiser et animer un atelier seul pour permettre à des enfants de "Lire sans s'en rendre compte". Est-il dans son rôle, n'y a-t-il pas un abandon de prérogatives de la part des enseignants ? Pourtant, à y regarder de plus près, il y a délégation. Car "on nous confie un groupe d'enfants", nous dit-il encore. Qui on ? Les maîtres du Conseil de cycle 2, dont l'une dit: "On leur laisse de l'autonomie." S'il y a délégation, la question des compétences se pose à nouveau. Or, là encore, les objectifs et finalités de ces activités sont totalement en cohérence avec le rôle de l'aide-éducateur. Ce n'est pas un enseignant ? Tant mieux ! Car l'objectif est justement de proposer aux élèves des situations où ils vont pouvoir lire différemment qu'en classe avec leur enseignant, différemment et avec d'autres supports. Et ainsi, le dispositif a besoin de l'aide-éducateur pour être opérationnel ! "J'apporte certaines choses que les autres n'apportent pas", dit un aide-éducateur. Quelle est cette spécificité ? C'est la possibilité de faire lire des enfants différemment que le ferait un enseignant. En apportant "ces choses", l'aide-éducateur acquiert un rôle, et ce rôle, au risque de choquer, est un rôle effectif d'enseignement au sens de médiation. Comment ?, un aide-éducateur qui fait de l'enseignement ? A son insu, et à l'insu des maîtres de l'équipe probablement aussi, mais c'est de l'enseignement parce que dans son atelier, quoi qu'on en dise, les enfants lisent et apprennent à lire. Ils lisent autrement et apprennent à lire autre chose que ce qu'ils liraient avec un enseignant, mais ils lisent ! L'aide-éducateur acquiert donc un rôle d'enseignement (nous n'osons dire d'enseignant), car les enfants apprennent, construisent des savoirs et des compétences et si cela se fait à son insu, ce n'est pas incident, c'est prévu dans le dispositif. On se trouve ainsi au cur du débat sur les fonctions des aides-éducateurs et leur complémentarité avec les enseignants. Dans le contexte présent, le garde-fou et la légitimité de ce qui pourrait paraître comme crime de lèse-majesté, consistent en l'autorité du Conseil de Cycle qui non seulement délègue des responsabilités éducatives et pédagogiques aux aides-éducateurs, mais leur confère, dans une logique fonctionnelle, un rôle institutionnellement dévolu aux enseignants. En outre, cette délégation s'accompagne d'un contrôle a priori : l'aide-éducateur soumet sa préparation à un des enseignants avant de la mettre en uvre. C'est le groupe, le collectif des maîtres, détenteur et garant des finalités, des objectifs, gardien des statuts, fonctions et rôles, qui construit et légitime cette fonction. L'aide-éducateur ne la revendique, le fait qu'il l'occupe n'enlève rien à la fonction institutionnelle des enseignants. Il l'assume simplement parce qu'elle lui permet d'atteindre les objectifs que le groupe s'est défini, définition dont il a été le témoin et à laquelle il a eu la possibilité de s'associer par sa présence aux différents moments de concertation. Par ailleurs, il faut également constater un glissement dans les relations entre enseignants et apprenants. A la relation Maître-Elève, ce dispositif tend à substituer une relation Groupe de Maîtres ou Conseil de Maîtres à élèves. Cette collectivisation de la relation, de la prise en charge, du regard et du suivi des performances des élèves n'est pas la moindre des caractéristiques de ce dispositif. Pour ce qui concerne le dernier pôle relatif au contenu, les activités offertes aux enfants participent d'un parti pris peu commun sur la lecture, et en particulier sur la façon dont les enfants non-lecteurs entrent dans l'écrit. Pour les acteurs du dispositif, la lecture n'est pas "une mécanique simple". Non seulement les questions de compréhension sont indissociables des questions de code et de combinatoire, mais en sortant la pratique de la lecture de son contexte habituel, en multipliant les intervenants, en proposant des écrits sociaux, l'équipe offre à ces lecteurs débutants une ouverture qui va bien au-delà du champ disciplinaire. L'objectif dépasse la simple compréhension des textes en visant à donner un sens à cette compréhension. Comme le dit un des membres, "on pose la question du sujet, de l'individu, en ce qu'il est comme apprenant." Cette première analyse illustre quelques débats actuels. En particulier, l'intégration souhaitée des maîtres spécialisés et des aides-éducateurs dans une équipe de cycle, pour atteindre les objectifs que le collectif s'est fixés, ne pourra faire l'économie d'échanges sur les questions de spécificités, de complémentarité et forcément d'identité professionnelle. Ces échanges peuvent aussi se nourrir d'un regard sur les conditions d'élaboration et de régulation du projet, dans le contexte d'un système d'école complexe, ce qui n'a pu être réalisé dans le cadre restreint de cette étude. La réflexion à poursuivre sur ce décloisonnement intègre donc les trois points de réflexion de la Charte pour bâtir l'école du XXIème siècle : nouveaux programmes, organisation du temps scolaire, redéfinition du métier de Professeur d'Ecole. |