COMPLEMENTARITE ET SPECIFICITES DES INTERVENANTS AUPRES DES ELEVES EN DIFFICULTE

Philippe MEIRIEU, professeur des Universités, directeur de l'Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP)

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L’école doit assurer la mission qui lui est confiée : permettre aux enfants d'apprendre et progresser scolairement sans renforcer ou perpétuer les inégalités environnementales par son fonctionnement.

Après une période où les analyses sociologiques ont insisté très fortement sur les déterminants socio-culturels de l'échec scolaire, nous vivons aujourd'hui, sur le plan de la recherche, une évolution très significative. L'on ne nie pas, évidemment, l'existence du handicap socio-culturel mais l'on parvient à mesurer avec précision l'importance de la remédiation pédagogique autrement dit, à handicap socio-culturel identique, l'activité pédagogique peut faire une différence très significative et permettre à des élèves qui, dans d'autres conditions, auraient été écartés, de réussir à accéder au lycée et d'obtenir le baccalauréat... L'échec scolaire n'est donc pas une fatalité et il existe des moyens efficaces pour le combattre.

Pour aider à l'invention de ces moyens les chercheurs ont étudié les facteurs qui, dans l'environnement de l'enfant, favorisent sa réussite. Pour l'essentiel on sait aujourd'hui que les enfants qui réussissent bien ont un environnement qui aide à l'exploration, qui encourage à anticiper les conséquences d'une action future, qui l'invite à évaluer lui-même ses résultats et à inventer des remédiations. En revanche, les enfants qui réussissent moins bien à l'école ont un environnement qui informe directement sur des programmes, qui juge extérieurement de la validité des résultats obtenus, qui adopte, rejette et sanctionne sans explication. En bref, les enfants qui réussissent bien ont un environnement qui pose des questions et suscite la réflexion, les enfants qui réussissent moins bien ont un environnement qui donne des réponses et décrète pour eux ce qu'ils doivent faire.

Si l'on tente, maintenant, de se demander comment chacun des partenaires éducatifs peut prendre en compte ces acquis pour travailler à la meilleure réussite de tous, on peut en dégager la spécificité et la complémentarité de l'école, des familles et du tissu associatif : à l'école, revient, en effet, la responsabilité première de faire effectuer les apprentissages de base. Mais, par ailleurs, on ne peut accepter que les situations scolaires reproduisent encore très largement les caractéristiques des milieux qui, précisément, ne sont pas facilitateurs de réussite. C'est pourquoi il convient de militer pour une école formatrice de l'intelligence de l'élève, une école où l'on " travaille vraiment en classe "... et non pas où l'on distribue de l'information en demandant aux élèves d'effectuer chez eux les devoirs nécessaires à son appropriation. Très concrètement, cela signifie que c'est en classe que doivent s'effectuer, à l'occasion des acquisitions du programme, les apprentissages méthodologiques décisifs. Il ne peut être question que l'école se décharge de ce qui est du domaine de sa responsabilité première sur les parents ou sur des structures extérieures d'aide aux devoirs.

La famille n'a-t-elle alors aucun rôle dans le travail scolaire des enfants ? Sans doute en a-t-elle beaucoup mais sans doute pas là où en le croit ni comme on le croit. Les enquêtes montrent que ce qui est déterminant pour l'aide au travail scolaire ce n'est pas l'intensité de la pression scolaire des familles, le temps passé à faire et refaire des exercices ou vérifier le cahier de textes. Ce qui est véritablement déterminant ce sont les attitudes éducatives qui, à l'occasion de chaque événement de la vie quotidienne, mettent l'enfant en situation de réfléchir et non de subir, de s'interroger et non d'exécuter sans comprendre. La préparation d'un voyage, l'organisation d'un goûter, la peinture d'une chambre, mais aussi les négociations de chaque jour sur les questions alimentaires ou vestimentaires, l'attitude devant la télévision, tout cela peut contribuer à forger chez l'enfant des comportements intellectuels et sociaux qui sont à la base de la réussite scolaire. Autrement dit, c'est en étant de " vrais parents " et non de médiocres instituteurs du soir que les parents aident leurs enfants à réussir à l'école... Mais encore faut-il convaincre les parents et particulièrement les parents de milieux modestes de telles évidences, et ce n'est pas là chose facile. Le tissu associatif a donc, sans doute, comme première tâche d'informer les parents, de les impliquer dans des activités où ils puissent découvrir l'importance de certains comportements pour la réussite des élèves. Mais je crois qu'il a aussi un autre rôle. En effet, dans nos travaux, nous avons observé que les enfants et les adolescents avaient besoin, à côté du maître qui incarne toujours plus ou moins une autorité évaluative, à côté des parents qui investissent toujours plus ou moins affectivement la réussite scolaire de leurs enfants, de ce que nous avons nommé un " compagnon " : il s'agit de quelqu'un à qui l'élève puisse avouer qu'il ne comprend pas sans avoir peur d'être mal jugé, sans qu'on lui tienne grief d'un moment d'inattention qu'il aurait eu..., quelqu'un qui l'aide à reformuler, lui pose des questions et l'aide à trouver lui-même les réponses. Or, ces compagnons existaient dans le tissu social jusqu'à ces dernières années ; mais avec le repliement sur la famille nucléaire, la disparition des voisinages interactifs, ils ont presque disparu. Alors il ressort sans doute de la responsabilité des collectivités de travailler à renouveler ce tissu social ; elles peuvent le faire par l'intermédiaire de structures d'aide aux devoirs correctement ciblées, et encadrées par des personnes ayant reçu à cet égard un minimum de formation.

S'agissant d'éducation, je crois ici nécessaire de faire l'éloge des contradictions. Rien ne serait pire pour la liberté de nos enfants qu'un monde où ils seraient pris en tenaille entre l'influence de leur famille, celle de leur école et celle des lieux d'expression dans lesquels ils seraient insérés. Aussi, autant est-il nécessaire de faire tout ce qui est en notre possible pour améliorer les relations entre les familles, l'école et le tissu social, autant il importe que les responsabilités de chacune des trois instances soient préservées contre toute atteinte des deux autres. Concrètement - et au risque de me faire pas mal d'ennemis -, je plaide pour une indépendance de l'école par rapport au pouvoir des familles et je dirai plus loin quelles en sont, à mon avis, les conditions institutionnelles. Je plaide aussi pour que les familles ne soient pas talonnées en permanence par une vie scolaire qui s'infiltre partout, des leçons et des devoirs à la maison qui exigent une surveillance ou un contrôle strict des parents. Je plaide enfin pour que les collectivités territoriales, au lieu de développer démagogiquement des structures de soutien scolaire ou d'aide aux devoirs, s'attellent à une organisation véritablement démocratique de la vie associative et s'efforcent pour que tous les jeunes puissent trouver des lieux où s'exprimer. Je plaide, en un mot ou, plus exactement, une formule, pour que les partenaires de l'éducation du jeune ne se transforment ni en rivaux faisant de lui l'enjeu de leurs propres conflits, ni en alliés pour l'enserrer dans un réseau d'influences convergentes, mais demeurent des partenaires conscients de leur spécificité, complémentaires par l'écart même qu'ils réinstaurent en permanence entre eux, et où le jeune peut ébaucher quelque chose comme un peu d'autonomie.

Faut-il ajouter que, pour moi, cette séparation des pouvoirs est précisément ce qui constitue, dans son fondement même, le principe de laïcité ? La laïcité entendue comme valeur éducative de la pluralité, la laïcité comprise comme rempart des institutions publiques contre la toute-puissance des intérêts privés... Mais aussi la laïcité comme reconnaissance de la légitimité des intérêts privés pour autant qu'ils soient équilibrés par des institutions publiques capables d'arbitrer entre eux. La laïcité comme séparation de pouvoirs qui puissent limiter réciproquement leurs ambitions totalitaires sur les personnes, les groupes et les peuples : séparation des pouvoirs de la famille, de l'Etat et de la société civile, séparation des pouvoirs des parents, de l'Ecole des animateurs, des artistes et des " intervenants " de toutes sortes susceptibles d'intervenir dans l'éducation des jeunes. La laïcité, enfin, quand l'individu peut échapper, grâce à cette séparation, aux captations qui le menacent de toutes parts…

Captation de l'univers familial où l'on s'immerge dans une affectivité bienfaisante mais où le bonheur peut toujours basculer dans la désolation réciproque... Captation de l'univers intellectuel où l'on se nourrit de connaissances mais où la satisfaction de connaître peut basculer bien vite dans celle de savoir et dans le mépris de celui qui ignore... Captation de l'univers socioculturel, voire professionnel, où l'investissement sans limite dans une activité peut basculer bien vite dans la compulsion et faire oublier l'existence, à côté, de réalités familiales et intellectuelles d'autres êtres et d'autres situations qui attendent aussi quelque chose de nous.

Tout le monde, en effet, peut prétendre former à l'autonomie mais n'importe qui n'est pas capable de promouvoir cette autonomie dans tous les domaines. Une assistante sociale visera l'autonomie des familles dans la gestion de leur budget par la lutte contre le surendettement. Une infirmière pourra former à l'autonomie dans le domaine de la santé en apprenant aux personnes à gérer intelligemment leur armoire à pharmacie. Un animateur de MJC voudra amener les habitants de son quartier à une autonomie dans la manière d'utiliser leur temps de loisir en profitant des infrastructures socio-culturelles mises à leur disposition. L'enseignant a, quant à lui, la responsabilité de former ses élèves à l'autonomie dans la gestion de leur travail scolaire et, plus généralement, dans l'usage de leur intelligence : c'est donc à lui de leur apprendre à s'organiser, à trouver les méthodes les plus efficaces pour apprendre leur leçon ou réviser leur contrôle, à évaluer les résultats qu'ils atteignent, à chercher les compétences requises etc., et c'est là une tâche qui lui revient de droit en tant qu'il est un spécialiste -le seul vrai professionnel- des apprentissages scolaires. C'est pourquoi il ne doit, en aucun cas, laisser cette tâche aux parents qui ne sont ni formés, ni bien placés pour cela, pas plus qu'aux collectivités territoriales ou au secteur associatif dont ce n'est pas la mission.

Chaque parent sait bien, en effet, même s'il est enseignant, qu'il n'est jamais le mieux placé pour " faire travailler ses enfants " ; chacun a fait l'expérience de cette " surchauffe affective " qui menace quand, dans un sursaut de " conscience parentale ", il s'entête à remplacer un instituteur sans disposer de la distance affective nécessaire ; le chantage affectif est toujours là, latent, en dépit de toutes les bonnes intentions: " Si tu m'aimais vraiment, tu saurais faire cette division1 ! "

De même, la plupart des animateurs de " soutien " ou " d'entraide scolaire " ont éprouvé l'extrême difficulté à apporter une aide efficace en matière de travail personnel : l'ignorance des méthodes utilisées en classe par le maître, la contrainte dans laquelle ils se trouvent souvent d'encadrer des élèves de classes différentes, le fait que ce " soutien " constitue une surcharge horaire supplémentaire pour des élèves déjà en situation de rejet scolaire... tout cela compromet l'efficacité de telles structures qui, certes, sont susceptibles, à court terme, d'avoir une fonction réparatrice mais qui, à long terme, ne peuvent que provoquer des effets pervers : repli des maîtres sur la seule fonction informative, habitude systématique de traiter les difficultés scolaires par un surplus de travail scolaire au lieu de chercher d'autres moyens pour les surmonter, rivalité, voire espionnage réciproques de l'école et de " ses partenaires du soir ", encouragement aux leçons particulières dont on connaît le caractère de discrimination sociale.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que ni les parents ni le tissu associatif et les collectivités territoriales n'aient aucune responsabilité en matière de formation à l'autonomie : mais il vaut mieux profiter, pour cela, des occasions offertes par la vie familiale ou par des activités sportives ou culturelles durant lesquelles les enfants sont impliqués. Ainsi l'organisation d'un voyage, la participation à des travaux de bricolage, la réalisation d'un spectacle, la réflexion sur l'usage de la télévision par une lecture collective des programmes et un choix raisonné des émissions tout cela fournit d'excellentes occasions de réfléchir à ce qu'est une attitude autonome dans laquelle on ne se laisse pas dicter ses choix. Et les parents comme les animateurs socio-culturels sont bien plus efficaces là, en faisant leur propre métier plutôt qu'en jouant aux instituteurs ou aux professeurs du soir !

En conclusion, il conviendrait de souligner à quel point la complémentarité des différents partenaires peut contribuer à la réussite des élèves alors que leur rivalité ne pourrait que leur être néfaste. Mais cette complémentarité, pour être vraiment porteuse d'espérance, ne peut que s'appuyer sur le pari fait ensemble sur l'homme, la décision de ne jamais désespérer de quiconque et la volonté de donner à chacun les moyens de maîtriser son destin.

  Une recherche menée en 1991-1992. sous ma direction, par Florence Guiguet et Laurence Jaillardon, montre, de plus, à quel point le renvoi du travail personnel à la maison joue un rôle de discrimination sociale très important : sur des échantillons représentatifs d'élèves, on observe que le renvoi du travail personnel dans la famille (apprendre une leçon, réviser un contrôle, etc.) pénalise massivement les élèves appartenant à des catégories socio-professionnelles défavorisées, alors que ces mêmes élèves obtiennent des résultats sensiblement égaux à leurs camarades quand ce travail est fait dans le cadre des cours, en classe même.