Pour aider à l'invention de ces moyens les chercheurs
ont étudié les facteurs qui, dans l'environnement
de l'enfant, favorisent sa réussite. Pour l'essentiel
on sait aujourd'hui que les enfants qui réussissent bien
ont un environnement qui aide à l'exploration, qui encourage
à anticiper les conséquences d'une action future,
qui l'invite à évaluer lui-même ses résultats
et à inventer des remédiations. En revanche, les
enfants qui réussissent moins bien à l'école
ont un environnement qui informe directement sur des programmes,
qui juge extérieurement de la validité des résultats
obtenus, qui adopte, rejette et sanctionne sans explication.
En bref, les enfants qui réussissent bien ont un environnement
qui pose des questions et suscite la réflexion, les enfants
qui réussissent moins bien ont un environnement qui donne
des réponses et décrète pour eux ce qu'ils
doivent faire.
Si l'on tente, maintenant, de se demander comment chacun des
partenaires éducatifs peut prendre en compte ces acquis
pour travailler à la meilleure réussite de tous,
on peut en dégager la spécificité et la
complémentarité de l'école, des familles
et du tissu associatif : à l'école, revient,
en effet, la responsabilité première de faire effectuer
les apprentissages de base. Mais, par ailleurs, on ne peut accepter
que les situations scolaires reproduisent encore très
largement les caractéristiques des milieux qui, précisément,
ne sont pas facilitateurs de réussite. C'est pourquoi
il convient de militer pour une école formatrice de l'intelligence
de l'élève, une école où l'on "
travaille vraiment en classe "... et non pas où l'on
distribue de l'information en demandant aux élèves
d'effectuer chez eux les devoirs nécessaires à
son appropriation. Très concrètement, cela signifie
que c'est en classe que doivent s'effectuer, à l'occasion
des acquisitions du programme, les apprentissages méthodologiques
décisifs. Il ne peut être question que l'école
se décharge de ce qui est du domaine de sa responsabilité
première sur les parents ou sur des structures extérieures
d'aide aux devoirs.
La famille n'a-t-elle alors aucun rôle dans le travail
scolaire des enfants ? Sans doute en a-t-elle beaucoup
mais sans doute pas là où en le croit ni comme
on le croit. Les enquêtes montrent que ce qui est déterminant
pour l'aide au travail scolaire ce n'est pas l'intensité
de la pression scolaire des familles, le temps passé à
faire et refaire des exercices ou vérifier le cahier de
textes. Ce qui est véritablement déterminant ce
sont les attitudes éducatives qui, à l'occasion
de chaque événement de la vie quotidienne, mettent
l'enfant en situation de réfléchir et non de subir,
de s'interroger et non d'exécuter sans comprendre. La
préparation d'un voyage, l'organisation d'un goûter,
la peinture d'une chambre, mais aussi les négociations
de chaque jour sur les questions alimentaires ou vestimentaires,
l'attitude devant la télévision, tout cela peut
contribuer à forger chez l'enfant des comportements intellectuels
et sociaux qui sont à la base de la réussite scolaire.
Autrement dit, c'est en étant de " vrais parents
" et non de médiocres instituteurs du soir que les
parents aident leurs enfants à réussir à
l'école... Mais encore faut-il convaincre les parents
et particulièrement les parents de milieux modestes de
telles évidences, et ce n'est pas là chose facile.
Le tissu associatif a donc, sans doute, comme première
tâche d'informer les parents, de les impliquer dans des
activités où ils puissent découvrir l'importance
de certains comportements pour la réussite des élèves.
Mais je crois qu'il a aussi un autre rôle. En effet, dans
nos travaux, nous avons observé que les enfants et les
adolescents avaient besoin, à côté du maître
qui incarne toujours plus ou moins une autorité évaluative,
à côté des parents qui investissent toujours
plus ou moins affectivement la réussite scolaire de leurs
enfants, de ce que nous avons nommé un " compagnon
" : il s'agit de quelqu'un à qui l'élève
puisse avouer qu'il ne comprend pas sans avoir peur d'être
mal jugé, sans qu'on lui tienne grief d'un moment d'inattention
qu'il aurait eu..., quelqu'un qui l'aide à reformuler,
lui pose des questions et l'aide à trouver lui-même
les réponses. Or, ces compagnons existaient dans le tissu
social jusqu'à ces dernières années ; mais
avec le repliement sur la famille nucléaire, la disparition
des voisinages interactifs, ils ont presque disparu. Alors il
ressort sans doute de la responsabilité des collectivités
de travailler à renouveler ce tissu social ; elles
peuvent le faire par l'intermédiaire de structures d'aide
aux devoirs correctement ciblées, et encadrées
par des personnes ayant reçu à cet égard
un minimum de formation.
S'agissant d'éducation, je crois ici nécessaire
de faire l'éloge des contradictions. Rien ne serait pire
pour la liberté de nos enfants qu'un monde où ils
seraient pris en tenaille entre l'influence de leur famille,
celle de leur école et celle des lieux d'expression dans
lesquels ils seraient insérés. Aussi, autant est-il
nécessaire de faire tout ce qui est en notre possible
pour améliorer les relations entre les familles, l'école
et le tissu social, autant il importe que les responsabilités
de chacune des trois instances soient préservées
contre toute atteinte des deux autres. Concrètement -
et au risque de me faire pas mal d'ennemis -, je plaide pour
une indépendance de l'école par rapport au pouvoir
des familles et je dirai plus loin quelles en sont, à
mon avis, les conditions institutionnelles. Je plaide aussi pour
que les familles ne soient pas talonnées en permanence
par une vie scolaire qui s'infiltre partout, des leçons
et des devoirs à la maison qui exigent une surveillance
ou un contrôle strict des parents. Je plaide enfin pour
que les collectivités territoriales, au lieu de développer
démagogiquement des structures de soutien scolaire ou
d'aide aux devoirs, s'attellent à une organisation véritablement
démocratique de la vie associative et s'efforcent pour
que tous les jeunes puissent trouver des lieux où s'exprimer.
Je plaide, en un mot ou, plus exactement, une formule, pour que
les partenaires de l'éducation du jeune ne se transforment
ni en rivaux faisant de lui l'enjeu de leurs propres conflits,
ni en alliés pour l'enserrer dans un réseau d'influences
convergentes, mais demeurent des partenaires conscients de leur
spécificité, complémentaires par l'écart
même qu'ils réinstaurent en permanence entre eux,
et où le jeune peut ébaucher quelque chose comme
un peu d'autonomie.
Faut-il ajouter que, pour moi, cette séparation des
pouvoirs est précisément ce qui constitue, dans
son fondement même, le principe de laïcité
? La laïcité entendue comme valeur éducative
de la pluralité, la laïcité comprise comme
rempart des institutions publiques contre la toute-puissance
des intérêts privés... Mais aussi la laïcité
comme reconnaissance de la légitimité des intérêts
privés pour autant qu'ils soient équilibrés
par des institutions publiques capables d'arbitrer entre
eux. La laïcité comme séparation de pouvoirs
qui puissent limiter réciproquement leurs ambitions totalitaires
sur les personnes, les groupes et les peuples : séparation
des pouvoirs de la famille, de l'Etat et de la société
civile, séparation des pouvoirs des parents, de l'Ecole
des animateurs, des artistes et des " intervenants "
de toutes sortes susceptibles d'intervenir dans l'éducation
des jeunes. La laïcité, enfin, quand l'individu peut
échapper, grâce à cette séparation,
aux captations qui le menacent de toutes parts
Captation de l'univers familial où l'on s'immerge dans
une affectivité bienfaisante mais où le bonheur
peut toujours basculer dans la désolation réciproque...
Captation de l'univers intellectuel où l'on se nourrit
de connaissances mais où la satisfaction de connaître
peut basculer bien vite dans celle de savoir et dans le mépris
de celui qui ignore... Captation de l'univers socioculturel,
voire professionnel, où l'investissement sans limite dans
une activité peut basculer bien vite dans la compulsion
et faire oublier l'existence, à côté, de
réalités familiales et intellectuelles d'autres
êtres et d'autres situations qui attendent aussi quelque
chose de nous.
Tout le monde, en effet, peut prétendre former à
l'autonomie mais n'importe qui n'est pas capable de promouvoir
cette autonomie dans tous les domaines. Une assistante sociale
visera l'autonomie des familles dans la gestion de leur budget
par la lutte contre le surendettement. Une infirmière
pourra former à l'autonomie dans le domaine de la santé
en apprenant aux personnes à gérer intelligemment
leur armoire à pharmacie. Un animateur de MJC voudra amener
les habitants de son quartier à une autonomie dans la
manière d'utiliser leur temps de loisir en profitant des
infrastructures socio-culturelles mises à leur disposition.
L'enseignant a, quant à lui, la responsabilité
de former ses élèves à l'autonomie dans
la gestion de leur travail scolaire et, plus généralement,
dans l'usage de leur intelligence : c'est donc à lui de
leur apprendre à s'organiser, à trouver les méthodes
les plus efficaces pour apprendre leur leçon ou réviser
leur contrôle, à évaluer les résultats
qu'ils atteignent, à chercher les compétences requises
etc., et c'est là une tâche qui lui revient de droit
en tant qu'il est un spécialiste -le seul vrai professionnel-
des apprentissages scolaires. C'est pourquoi il ne doit, en aucun
cas, laisser cette tâche aux parents qui ne sont ni formés,
ni bien placés pour cela, pas plus qu'aux collectivités
territoriales ou au secteur associatif dont ce n'est pas la mission.
Chaque parent sait bien, en effet,
même s'il est enseignant, qu'il n'est jamais le mieux placé
pour " faire travailler ses enfants " ; chacun a fait
l'expérience de cette " surchauffe affective "
qui menace quand, dans un sursaut de " conscience parentale
", il s'entête à remplacer un instituteur sans
disposer de la distance affective nécessaire ; le chantage
affectif est toujours là, latent, en dépit de toutes
les bonnes intentions: " Si tu m'aimais vraiment, tu saurais
faire cette division1
! "
De même, la plupart des animateurs de " soutien
" ou " d'entraide scolaire " ont éprouvé
l'extrême difficulté à apporter une aide
efficace en matière de travail personnel : l'ignorance
des méthodes utilisées en classe par le maître,
la contrainte dans laquelle ils se trouvent souvent d'encadrer
des élèves de classes différentes, le fait
que ce " soutien " constitue une surcharge horaire
supplémentaire pour des élèves déjà
en situation de rejet scolaire... tout cela compromet l'efficacité
de telles structures qui, certes, sont susceptibles, à
court terme, d'avoir une fonction réparatrice mais qui,
à long terme, ne peuvent que provoquer des effets pervers
: repli des maîtres sur la seule fonction informative,
habitude systématique de traiter les difficultés
scolaires par un surplus de travail scolaire au lieu de chercher
d'autres moyens pour les surmonter, rivalité, voire espionnage
réciproques de l'école et de " ses partenaires
du soir ", encouragement aux leçons particulières
dont on connaît le caractère de discrimination sociale.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que ni les parents
ni le tissu associatif et les collectivités territoriales
n'aient aucune responsabilité en matière de formation
à l'autonomie : mais il vaut mieux profiter, pour cela,
des occasions offertes par la vie familiale ou par des activités
sportives ou culturelles durant lesquelles les enfants sont impliqués.
Ainsi l'organisation d'un voyage, la participation à des
travaux de bricolage, la réalisation d'un spectacle, la
réflexion sur l'usage de la télévision par
une lecture collective des programmes et un choix raisonné
des émissions tout cela fournit d'excellentes occasions
de réfléchir à ce qu'est une attitude autonome
dans laquelle on ne se laisse pas dicter ses choix. Et les parents
comme les animateurs socio-culturels sont bien plus efficaces
là, en faisant leur propre métier plutôt
qu'en jouant aux instituteurs ou aux professeurs du soir !
En conclusion, il conviendrait de souligner à quel
point la complémentarité des différents
partenaires peut contribuer à la réussite des élèves
alors que leur rivalité ne pourrait que leur être
néfaste. Mais cette complémentarité, pour
être vraiment porteuse d'espérance, ne peut que
s'appuyer sur le pari fait ensemble sur l'homme, la décision
de ne jamais désespérer de quiconque et la volonté
de donner à chacun les moyens de maîtriser son destin. |