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Thimothée Colani

Schleiermacher

Table des matières

Frédéric Schleiermacher, né à Breslau en 1768, et mort à Berlin en 1834, est un des penseurs les plus éminents que l'Allemagne ait produits au dix-neuvième siècle. Successivement professeur aux universités de Halle et de Berlin, théologien, philosophe, philologue, pédagogue et orateur, il a laissé un système de morale d'une rare profondeur ; une édition complète des dialogues de Platon avec une traduction et un commentaire devenus classiques en Allemagne ; des discours sur la religion qui révèlent une grande élévation et une singulière liberté d'esprit ; une foule de méditations sur des sujets de piété et de morale ; enfin des vues originales et fécondes sur toutes les questions spéciales de théologie. Mais ce n'est ni du théologien ni du philosophe que nous avons à nous occuper ici. Nous parlerons exclusivement du pédagogue.

L'oeuvre pédagogique de Schleiermacher remplit un volume de plus de 800 pages. Aucune partie n'en a été livrée à la publicité par l'auteur lui-même.

Voici l'origine de cette oeuvre. A trois reprises, en 1813, en 18'20 et en 1826, Schleiermacher a fait à l'université de Berlin un cours de pédagogie en une cinquantaine de leçons. C'étaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, trois éditions orales d'un même livre, dont le fond paraît avoir peu varié. Nous possédons le premier cours dans un très bref sommaire rédigé par le professeur pour lui servir de guide ; avec les « aphorismes » qu'il y a joints et qui résument sa pensée sous une forme vive et quelquefois paradoxale, ce sont les seules pages qui viennent de lui directement, et encore présentent-elles des lacunes. Le reste du volume se compose de notes prises par ses élèves : elles reproduisent le cours de 1826 en entier, et quelques chapitres de celui de 1820, où Schleiermacher trouva le temps de développer largement certaines idées fort écourtées ailleurs.

En ce temps-là, presque tous les professeurs allemands lisaient leur cours, qui était rédigé une fois pour toutes, et ils le lisaient assez lentement pour que des auditeurs zélés pussent en écrire chaque phrase, chaque mot. Ce système de dictée est loin d'être abandonné de nos jours. Mais Schleiermacher (heureusement pour lui et pour ceux de ses élèves qui étaient un peu intelligents, malheureusement pour nous) ne dictait pas ; il développait, dans un langage très précis et souvent très sec, le sommaire qu'il avait sous les yeux et que nous possédons, ainsi qu'il a été dit. Les cahiers de ses élèves ne peuvent avoir pour nous la même autorité que les écrits sortis de sa plume. Il est vraisemblable qu'on ne l'a pas toujours bien compris. Et d'ailleurs, ces cahiers fussent-ils une reproduction sténographique et absolument fidèle de sa pensée, nous n'aurions celle-ci que sous la forme toujours un peu lâche et incorrecte de l'improvisation.

Quant aux autres pages, rédigées par Schleiermacher lui-même, elles ont le caractère d'un résumé très concentré : ce sont des formules de philosophie, ? on pourrait presque dire d'algèbre. Parmi ses 91 aphorismes, il en est qui ne se comprennent pas en dehors des leçons auxquelles ils se rapportent ; c'est même le cas du plus grand nombre ; d'autres sont fort intéressants, mais d'une concision qui exige de la part du lecteur un certain effort. En voici deux ou trois :

(9) « Jouer, c'est être absorbé dans le présent ; c'est la négation du temps à venir. » ? (18) « L'oreille est le sens de la crainte. De là l'influence de la musique sur le courage. » ? (50) « L'enseignement doit être éloquent ; la vie, loquace ; l'éducation, laconique. »

Si, faisant abstraction de la forme sous laquelle nous est parvenue l'oeuvre pédagogique de Schleiermacher, nous passons à l'étude du fond même, nous sommes saisis de respect, ici comme ailleurs, devant la puissance et l'originalité de ce grand penseur. Il est suggestif au plus haut point. A une condition toutefois : c'est qu'on fait à peu près compris. Il procède avec une dialectique si bizarre, au premier abord ; il aime tant à remonter aux principes suprêmes de la philosophie ; il a sur la société des vues si éloignées, en apparence du moins, de celles qui ont généralement cours ; il est si profondément Allemand tout en étant bien plus encore une individualité à part, qu'il faut des efforts très sérieux et une certaine culture philosophique pour pénétrer dans son système. Car nous sommes en présence d'un système. Dans l'introduction et dans la partie générale du cours, on signalerait à peine quelques pages qui puissent intéresser la plupart des lecteurs français. Il en est autrement de la seconde partie, qui traite de l'éducation et de l'instruction d'après les divers âges. Schleiermacher distingue trois périodes : 1° celle de l'enfant, au sujet de laquelle il donne d'excellents conseils aux mères ; 2° celle du garçon, dans les écoles primaires et les écoles secondaires ; 3° colle de la préparation à la vie dans divers apprentissages et à l'université.

C'est la seconde période qui offre pour nous le plus d'intérêt. Nous avons conservé l'expression employée par Schleiermacher : l'âge de garçon (Knabenalter). Il exclut donc de son sujet les filles. Il les écarte par une considération assez dédaigneuse. L'âge de garçon est, d'après lui, l'âge où le régime de l'école, le régime de la loi, comme dit la Bible en parlant de l'ancienne alliance, prend le pas sur le régime de la famille, le régime de la grâce. Or toute la différence entre l'éducation des garçons et celle des filles, c'est qu'on laisse celles-ci à peu près complètement sous le régime de la grâce : l'école continuera pour elles la maison, l'institutrice sera une seconde mère. Ainsi s'exprime Schleiermacher. C'est gracieux, c'est vrai aussi, dans une certaine mesure, mais c'est peu précis, et en même temps c'est dire, en termes voilés, que nos filles resteront toujours de grandes enfants.

Le chapitre où Schleiermacher parle de la différence entre le régime de la maison paternelle et celui de l'école contient des considérations fort remarquables sur les châtiments. Nous les résumons.

Dans une famille où règne un bon esprit, il n'y a point de loi et il ne doit point y avoir de châtiment. L'autorité morale des parents suffit à tout, et leur désapprobation, même tacite, qui est comme une exclusion momentanée de la douce vie commune, est la plus sévère des punitions. L'école, au contraire, est déjà une sorte de société civile, une sorte d'Etat. L'écolier est le citoyen de cette république ou de cette monarchie en miniature. Il y faut une loi très nette, très précise, connue de tous sous forme de coutume, et que nul ne viole impunément. Le châtiment d'ailleurs sera le même pour tous, comme dans le Code pénal. En soi, sans doute, il n'est pas de punition qui ne soit détestable. Vous prétendez améliorer l'enfant en le frappant, en l'enfermant, en le privant d'un plaisir ; mais ne cessez-vous pas de lui répéter que l'homme digne de ce nom ne doit jamais laisser abattre sa volonté par la souffrance ou par les privations? Vous le condamnez à un surcroît de travail, à un pensum, comme à quelque chose de très désagréable, et vous lui avez dit et redit que le travail est un bien ! Si vos punitions obtiennent le résultat que vous semblez rechercher en les infligeant, vous aurez inspiré à l'enfant et le dégoût de l'étude et la crainte de la douleur physique! Vous l'aurez dompté, mais en faisant de lui un paresseux et un lâche ; vous l'aurez perverti. Faut-il donc ne plus punir? Oui, si l'on peut maintenir l'ordre, le respect de la loi sans avoir à sévir. Or cela ne se peut guère. Il faut donc continuer à châtier. Seulement, le châtiment, quel qu'il soit, ne doit être que le symbole, pour ainsi dire, de la réprobation dont la société scolaire outragée frappe un de ses membres. Quand l'opinion publique des élèves est en parfait accord avec l'opinion du maître, quand la loi est bien l'expression de la volonté générale de ces petits citoyens, quand tous se font un point d'honneur et une sorte de patriotisme de la respecter, une réprimande solennelle du chef est le châtiment suprême. Elle constitue un appel au sentiment d'honneur du coupable. Si le maître y ajoute quelque élément matériel, pensum, privation de plaisir, exclusion momentanée, c'est uniquement pour marquer avec plus d'énergie cette réprobation et produire une impression plus vive et plus durable sur le criminel et sur toute la jeune nation.

L'auteur passe successivement en revue, dans une partie spéciale, l'école primaire, ? l'école triviale, comme il l'appelle en donnant à ce mot-là un sens qu'il n'a guère que chez les Allemands, ? le gymnase et l'université. Nous ne le suivrons pas dans ces détails ; la plupart des idées qu'il émet n'ont guère d'application chez nous. Notons seulement, en passant, que ce théologien se prononce contre l'usage de faire de la Bible un livre scolaire : cela lui paraît contraire au respect que l'on doit aux saintes Ecritures.

Nous citerons, pour finir, cette fière revendication du droit à la libre recherche scientifique, qui termine le chapitre sur l'enseignement supérieur :

« L'Etat ne doit choisir ni parmi les hommes qui, pressés par la nécessité, se mettent sous sa dépendance, ni parmi ceux qui se recommandent à lui par des avantages extérieurs, les professeurs capables de rendre à la société de réels services. Le souci du présent conseille souvent la flatterie et la servilité. La science libre peut seule exercer une profonde et bienfaisante influence sur la vie publique. »

Pour citer cet article

Thimothée Colani. «Schleiermacher». fb,
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