La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Savoir de la pratique et distanciation : conditions pour une action nouvelle ?


Titre : De l'agir au connaître, des voies à ouvrir
Auteurs : SINNER Dominique / NIGRA Laura

Texte :

Partir de l'agir, c'est à dire, partir de l'action et de l'expérience, pour arriver au connaître, nécessite la construction de nouveaux apprentissages, pour un individu ou un groupe d'individus et demande un changement de posture radical dans l'accompagnement et dans la représentation des processus d'apprentissage.

Sous le terme " agir " nous regrouperons les attitudes et les " acquis " de l'expérience. Ces acquis ne sont pas déposés ou cachés dans un coin de l'expérience dont il suffirait de soulever le voile pour les découvrir. Le risque serait de revenir à une vision que l'on souhaiterait très largement dépassée de l'intelligence, qui se référait à l'idée d'une intelligence computationnelle (de computer qui veut dire ordinateur en anglais). Représentation qui renvoie le cerveau humain à l'image d'un grand ordinateur. Dans cette vision mécaniste du fonctionnement du cerveau, le passage de l'agir au connaître correspondrait à un copier/coller.
Pour passer de l'agir au connaître, l'individu traverse des processus d'élaboration et de construction des savoirs et des connaissances, mis en œuvre dans l'expérience. Jacques AUBRET souligne la double polarité du mot "acquis". Il recouvre d'un côté la notion de "preuve", c'est à dire, ce qui est acquis de façon vérifiable, mesurable, ce qui est déjà là ; d'un autre côté l'acquis recouvre la notion de "pari", à savoir ce qui est en émergence, sous tendu, ce qui est à venir.
Réduire une démarche de transformation de l'expérience en connaissances, à un copier/ coller reviendrait à nier et à réduire le véritable potentiel d'apprentissage des individus.
Nous proposerons dans cet article, un certain nombre d'éléments-clés pour ce changement de posture, ils s'inscrivent dans une méthodologie plus large. Nous rappellerons un postulat, que l'Europe a adopté, " l'individu apprend tout au long de sa vie et dans tout ce qu'il fait ".

1ER CHANGEMENT DE POSTURE - HIERARCHISATION IMPLICITE DE LA VALEUR DES EXPERIENCES
Implicitement le plus souvent, explicitement parfois, nous donnons un ordre de valeur aux expériences vécues. Nous proposerons un certain nombre de repères :
· Les expériences " conformes " ; avec, par exemple, les expériences professionnelles, avec les temps formels et informels.
· Les expériences " acceptables " ; comme la vie sociale, le bénévolat…
· Les expériences " personnelles " ; avec la vie familiale, le travail domestique, e vécu de l'immigration, la maladie, l'accident, le handicap... Souvent confiné au champ de l'épreuve personnelle et de la psychologie, ce type d'expérience est exceptionnellement abordé comme un lieu potentiel d'apprentissage.
· Les expériences " discréditées " ; transgressives, dans lesquelles on trouve la délinquance, la toxicodépendance…
Pouvoir passer de l'agir au connaître, exige de dépasser cette forme de hiérarchisation, de pouvoir aborder l'expérience comme un lieu d'expression et de construction des apprentissages de chacun et donc de dissocier les apprentissages et les résultats de l'action menée. C'est, aussi, reconnaître et s'appuyer sur le potentiel de changement et de transformation de chaque individu.

2EME CHANGEMENT DE POSTURE - RAPPORT AU TEMPS, CRONOS ET KAIROS
Notre rapport au temps s'inscrit essentiellement sur un mode linéaire, temps historique, passé/présent/futur. Héritage du Dieu CRONOS, il organise notre représentation du monde et fige, parfois, notre compréhension des expériences vécues. Nous ferons appel à un autre Dieu du temps, KAIROS, symbolisant le temps juste, le temps opportun, le temps du sens, voire de la grâce. Intégrer cette notion du temps pour passer de l'agir au connaître, nous amène à regarder le sens, les correspondances, les synchronicités d'un événement dans une trajectoire ou avec une certaine distance, pour avoir une lecture à la fois particulière mais aussi globale des apprentissages de la personne.

3EME CHANGEMENT DE POSTURE - LES ACTEURS DE L'ACCOMPAGNEMENT
Dans les démarches classiques d'apprentissage, nous avons généralement un référent unique, le professeur, le maître, le spécialiste. Pour passer de l'agir au connaître nous solliciterons trois grandes figures, dans un mouvement complémentaire :
· Le candide. C'est la personne qui ne connaît rien, celle qui par sa naïveté, son questionnement ouvert, parfois ingénu, amène à soulever le voile des évidences propres à chacun et à certaines situations.
· Les pairs. Uniquement, une fois que le candide a bousculé les grandes évidences individuelles ou collectives, les pairs participent à approfondir les acquis de l'expérience et à formaliser les connaissances, sous une forme adaptée au milieu et aux interlocuteurs ciblés. Le travail des pairs participe d'une démarche de co-formation, qui s'inscrit actuellement plutôt dans l'informel ou dans quelques moments privilégiés. Cependant cette forme de travail gagnerait à être plus développées et mieux formalisée pour porter des fruits plus conséquents.
· L'expert. On retrouve une figure connue, mais qui prend, ici, une nouvelle place. L'expert est celui ou celle qui aidera à faire des liens avec des champs théorique, scientifique ou technique. Il pourra aider à approfondir certains aspects, donner des éclairages, mais il sera tout autant dans une attitude d'apprentissage et de compréhension des apports des autres que dans une transmission de ses propres connaissances.

4EME CHANGEMENT DE POSTURE - DECLOISONNEMENT DES LIEUX ET DES MODALITES D'APPRENTISSAGE
L'agir sollicite l'individu dans sa globalité, et mobilise à la fois des capacités d'ajustement, d'adaptation de la personne à la situation particulière vécue mais aussi une certaine constance de sa dynamique, de ses ressources propres. Dans l'accompagnement nous irons explorer et formaliser cette double dynamique, de la constance et de la spécificité.

5EME CHANGEMENT DE POSTURE - PRISE EN COMPTE GLOBALE DE L'INDIVIDU ET DIVERSITE DES LANGAGES
Comme nous l'avons vu précédemment, l'agir mobilise l'individu dans sa globalité. L'expérience s'inscrit sur tous les plans de l'humain, corporel, affectif ou émotionnel, cérébral. Passer de l'agir au connaître demande de revisiter et de prendre en compte ces différents plans pour bien intégrer la complexité de la connaissance en y associant aussi la dimension symbolique. Le symbolique peut s'exprimer soit dans une représentation spécifique du connaître soit dans la recherche de sens des apprentissages et de l'expérience.

6EME CHANGEMENT DE POSTURE - CONNAISSANCE ET APPRENTISSAGES : IDENTIFICATION ET PROCESSUS
De nombreuses pratiques et méthodologies qui accompagnent le passage de l'agir au connaître, se centrent sur l'identification des connaissances. Il nous semble important de se dégager d'une approche uniquement centrée sur des connaissances-contenus, pour élargir à la clarification et la formalisation des processus, des stratégies propres à la personne pour développer ou accéder à ses connaissances. Cette posture stimule une autonomisation plus grande de la personne, une exploration élargie ses ressources personnelles et participe de reconnaître la multiplicité des formes d'intelligence et d'apprentissage.

En conclusion, il nous semble que les changements de posture, que nous avons balayés rapidement, initient un changement profond des pratiques de formation et tout particulièrement de l'acte d'apprendre. Seymour PAPERT dans un de ses ouvrages, remarquait que l'éducation avait engagé des travaux de recherche sur la didactique, sur la pédagogie mais qu'étrangement, peu de chercheurs s'étaient penchés sur l'art d'apprendre. Nous pensons que l'entrée dans le nouveau millénaire, exige que nous repensions complètement notre vision des potentialités et des modalités d'apprentissage de l'être humain.
Nous regroupons une partie de ces travaux sous la terminologie de " Reconnaissance des acquis ".


L'application de la démarche de Reconnaissance des Acquis au contexte italien

Contribution de Laura Nigra - Forcoop Agenzia Formativa (Turin - Italie)

Cette réflexion est le fruit de trois ans d'expérimentation de la démarche de Reconnaissance des Acquis dans des contextes et avec des publics différents. Quatre sont les applications de la démarche qui ont été choisies, afin de stimuler la pensée autour à la méthode et à ses éventuelles expérimentations: avec une classe d'animateurs en formation, avec un groupe d'adolescents suivis par le Tribunal des Enfants (secteur pénal), avec un groupe d'adultes handicapés et avec une équipe de travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés et psychologues) qui travaillent dans la toxicomanie.

Tous ceux qui ont appliqué la démarche l'ont auto-expérimentée eux-mêmes et, plus tard, adaptée à leur contexte professionnel. Auto-expérimenter la méthode avant l'application signifie, en premier lieu, acquérir une plus grande connaissance de ses propres fonctions, de ses propres compétences et de ses modalités relationnelles.

ANIMATEURS EN FORMATION
Public :
16 étudiants entre les 20 et 30 ans d'une classe de 2ème année (première partie) et de 3ème année (deuxième partie) engagés dans un cours triennal d'animateur professionnel".
Objectif :
Première partie : faire un inventaire des compétences et tracer un profil de l'animateur à travers les compétences fortes qui le caractérisent.
Deuxième partie: réflexions finales sur le cours et auto-évaluation globale.
Pendant la démarche nous avons alterné des moments de travail individuel et des moments de travail collectif, puisque l'objectif était d'identifier les compétences de l'animateur-type. On est donc parti des compétences individuelles afin d'arriver aux compétences collectives et, plus tard, à l'élaboration des compétences que devrait avoir, selon cette classe, un animateur professionnel.

Dans la deuxième partie les personnes qui ont accompagné la formation étaient deux, puisque la personne référante qui accompagnait le groupe, le tutor, participait à l'évaluation du parcours didactique. Elle a décidé de travailler avec un collègue.

Certainement faire un inventaire de compétences par un approche de RdA a permis aux animateurs de repérer limites et points de force dans leur métier et leurs actions, de se connaître et reconnaître mieux dans leurs fonctions professionnelles, de se sentir plus sûrs de leurs propres compétences et, dans certains cas, de découvrir qu'il préféraient faire autre chose dans la vie. En effet augmenter la confiance et l'auto-estime a voulu dire parfois se sentir finalement sûrs de ce qu'on ne voulait pas devenir et travailler, donc, à un nouveau projet professionnel.

MINEURS SUIVIS PAR LE TRIBUNAL DES ENFANTS
Contexte :
Le cours d'orientation est inséré dans un plan plus large réalisé dans trois régions italiennes (Piémont, Toscane et Lombardie) appelé Solid Youth. Il visait à favoriser l'intégration des jeunes en difficulté dans le marché du travail et dans la société et était géré par des éducateurs du secteur privé-social (coopératives sociales), par des assistants sociaux et des éducateurs des Centres de la Justice des Enfants.
Public :
Le projet Solid Youth s'adresse aux jeunes entre 16 et 20 ans avec les caractéristiques suivantes :
- étrangers seuls, pris en charge au Bureau des Enfants Étrangers;
- jeunes du secteur pénal suivants une de ces dispositions: détenus dans l'Institut Pénal des Mineurs de Turin, arrêts forcés à domicile, détention conservatoire, mise à la preuve (Période probatoire) ou solutions alternatives à la détention.
Chaque cours a vu la participation d'une moyenne de cinq garçons étrangers venant pour la majorité du Maroc et d'Albanie.
Objectif :
Effectuer un inventaire des acquis des jeunes par la reconnaissance de leurs expériences, habilités, capacités, afin de pouvoir transférer telles compétences dans un projet futur. Un objectif transversal est l'expérimentation et le développement des différentes formes de communication et expression de soi.
Dans la salle de classe deux figures professionnelles étaient présentes, qui se sont alternées dans les fonctions de l'accompagnement et de l'enseignement: un éducateur expert en RdA et une opératrice experte dans l'insertion du travail des gens en difficulté dans le marché du travail et, d'une façon généralisée, experte en politiques actives du travail. Travailler ensemble a été un élément de force de la démarche, puisque cela a permis un monitorage et une comparaison constante entre les deux opérateurs afin de trouver et de dépasser les difficultés individuelles avec les bénéficiaires qui émergeaient pendant le parcours.

L'expérimentation de la démarche de RdA à travers diverses formes de communication et d'expression (le dessin, la photographie, les techniques manuelles, la vision de films, le réveil de la mémoire par des odeurs, les récits de l'histoire de la vie, des expériences) a remporté un grand succès parmi les bénéficiaires. Ils ont participé activement, se sont complètement impliqués, se sont amusés et ont reconnu des compétences et des qualités dont ils ne se rendaient pas compte d'avoir. L'étape relative à l'histoire du panorama de la vie a été particulièrement intense, puisque pour nombre d'entre eux vivent une rupture par rapport à des moments éloignés dans le temps et l'espace, cela a vraiment permis de se re-approprier de morceaux de vie qu'ils sentaient perdus. La partie relative à la traduction des apprentissages a été très intéressante , le moment où, une fois qu'on avait reconnu les compétences, on a travaillé afin de les valoriser et les convertir dans un projet de travail ou de stage. Il s'agissait de valoriser le patrimoine individuel de chacun à partir de ce qui a été vécu comme un échec. Les garçons qui commettent des délits pensent avoir des capacités négatives et afin de changer ils croient nécessaire de repartir de zéro, ils sont convaincus de savoir faire seulement cela pour lequel ils sont dénoncés. Il est déstabilisant pour eux découvrir qu'ils ont des compétences et des attitudes qui peuvent être investies dans autre chose, dans une autre activité.

GROUPE D'ADULTES HANDICAPES
Public :
Groupe hétérogène de handicapés physiques et/ou psychiques d'âge compris entre les 20 et 60 ans, avec la plupart des divers niveaux d'instructions (de l'illettré au diplômé).
Objectif :
Observation, orientation, insertion en stage.
Travailler avec un groupe très hétérogène a impliqué des difficultés remarquables, mais cela a stimulé les opérateurs à revoir et re-adapter les outils de la Rda. La présence d'une personne qui accompagne dans les petits groupes a été fondamentale, afin d'aider, dans la formalisation et dans le décryptage, surtout ceux qui n'avaient pas une grande familiarité avec le langage écrit. On a beaucoup travaillé en session plénière, formalisant sur des panneaux ce qui émergeait au fur et à mesure.

Les bénéficiaires du travail sont arrivés à la formalisation du curriculum avec une plus grande conscience de leurs propres capacités, en exprimant une grande satisfaction pour le parcours effectué. Certains ont vécu l'expérimentation de la Rda comme un moment particulier, étrange, mais cependant positif, dans lequel ils se sont sentis protagonistes. Travailler sur soi-même a été pour beaucoup d'eux un nouveau plaisir; découvrir d'avoir des compétences et des qualités inconnues, leur a permis de se découvrir indépendant, parfois de la famille mais pas seulement, et prêts à commencer à travailler. Réveiller l'envie de travailler et s'amuser en la formation ont été deux des résultats communs à beaucoup d'entre eux.
Avec les adultes handicapés on a vraiment arrêté de regarder leur déficit, leurs manques, leurs problèmes, la maladie et on a travaillé sur leurs ressources et leurs potentialités.

OPERATEURS DU SERVICE POUR LES TOXICOMANES
Public :
Groupe d'opérateurs sociaux (éducateurs et psychologues) d'un Service pour les Toxicomanes près de Turin.
Objectif :
Acquisition et transfert de la démarche avec leur public.
Les opérateurs - éducateurs et psychologues - du service travaillent dans les projets suivants: communauté thérapeutique, ambulatoire et centre thérapeutique de jour. La demande du service était de former les opérateurs de sorte qu'ils soient en position d'acquérir la méthode de la RdA afin de l'employer dans le travail éducatif avec le public des toxicomanes. D'ailleurs on demandait l'accompagnement et la vérification des démarches de Rda effectuées par les opérateurs dans les services. Les opérateurs, qui ont éprouvé sur eux-mêmes la méthode, étaient fascinés par la Rda et ses applications possibles à un contexte thérapeutique, comme par exemple un centre de jour pour des toxicomanes ou une communauté thérapeutique. Certains, par contre, ont opposé des résistances à l'enthousiasme des collègues, parce que employer la Rda isignifie de démanteler ce que jusqu'ici, ils ont fait dans les mêmes services et obligeait à repenser complètement le projet éducatif. La Reconnaissance des Acquis implique un changement de posture pour qui l'expérimente et une réflexion profonde concernant l'adaptation de la méthode au contexte professionnel.


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