Le site Internet La main à la pâte (http://www.inrp.fr/lamap) est
un espace de ressources et d'échanges destiné à accompagner
les enseignants de l'école primaire pratiquant des activités scientifiques
dans leurs classes (Desbeaux-Salviat et all., 1999). Il s'est construit progressivement
depuis 1998 à partir de contributions émanant des " acteurs
de terrain ", sur la base d'interactions mutuelles entre professeurs des
écoles, formateurs et scientifiques.
Cet article vise à expliciter le mode de fonctionnement d'un réseau
d'entraide librement accessible sur ce site et à analyser certains de ses
effets mesurables. Le corpus de données est constitué d'un ensemble
de questions posées par les enseignants aux consultants formateurs sur
une durée de 4 ans. La recherche s'appuie sur des méthodologies
de type " analyse de débit " et " analyse de contenu ".
Elle a pour but de mettre en évidence des pratiques " réelles
" et de préciser les besoins de formation des enseignants du premier
degré.
I. Un site Internet au service des enseignants du premier degré
La main à la pâte favorise les démarches de type socio-constructiviste
et prend en compte les résultats de nombreuses années de recherche
en didactique des sciences. Le questionnement de l'enfant, toujours valorisé,
se confronte au monde concret. Le maître développe des activités
comportant manipulations, discussions et écriture, travail individuel
et travail de groupe, apprentissage des sciences et apprentissage de la langue
(Aschenbaum-Boffety B. et all., 2000). Par rapport aux autres dispositifs mis
en place antérieurement dans le système éducatif français,
la dynamique La main à la pâte se distingue par deux caractéristiques
essentielles :
· l'utilisation d'un cahier d'expériences qui accompagne l'enfant
au cours de sa scolarité;
· l'implication forte de la communauté scientifique.
II. L'importance du réseau de formateurs
Le réseau de formateurs est constitué de 120 personnes (maîtres
formateurs, professeurs d'IUFM, etc.) qui s'investissent ponctuellement et bénévolement
via Internet. Sur le site La main à la pâte, les enseignants peuvent
poser par écrit des questions aux scientifiques ou aux formateurs. Les
questions arrivent dans la boîte aux lettres électronique d'un
modérateur, qui les trie et les adresse aux consultants en fonction de
leurs compétences. Les adresses des consultants restent confidentielles.
Les réponses sont obtenues parfois après quelques minutes, plus
fréquemment au bout de quelques jours. La réponse est adressée
par courrier électronique à la personne qui a posé la question.
Cette dernière peut à son tour émettre des commentaires,
demander d'autres précisions. Si l'échange a un intérêt
public, les modérateurs se chargent d'effectuer la mise en page et la
mise en ligne. Les réponses sont archivées sur le site et soumises
aux réactions des internautes, qui peuvent les faire évoluer en
les critiquant ou en les complétant.
A l'heure actuelle, le site web est statique (c'est " manuellement "
que se déroulent toutes les opérations d'archivage), mais il sera
bientôt dynamique (en engendrant les pages grâce au langage PHP).
Le taux de questions archivées dépend donc de nombreux facteurs
humains, liés à trois types de personnes : le questionneur, le
modérateur et le consultant formateur (voir schéma ci-après).

Schéma illustrant les débits ou flux d'échanges entre les
enseignants et les consultants. Le site web constitue un stock.
III. L'analyse des échanges entre enseignants et consultants
La forme " site Internet " présente, par rapport à des
échanges oraux ou épistolaires classiques, le grand avantage de
permettre directement un enregistrement exhaustif sous forme numérique.
Dans la mesure où l'objet d'analyse est d'existence récente, la
mise au point d'outils pionniers pour l'étudier s'est avérée
nécessaire. Comme il n'existait aucun logiciel prêt à l'emploi,
il a fallu fabriquer ses propres outils pour extraire d'une grande masse de
données - constituées par de simples fichiers texte - des mots
recherchés. Des programmes écrits en langage Mathematica ont été
conçus par Pasquale Nardone (2001). L'outil d'analyse devrait évoluer
à partir de programmes équivalents en shell (en exploitant les
filtres sed et awk) ou mieux encore, en langage perl (practical extraction and
report language) spécifiquement conçu pour cet usage.
· Les débits (ou flux).
On distingue plusieurs débits : un débit global (correspondant
au nombre de questions par trimestre selon le calendrier scolaire, qui débute
au premier septembre. L'ordre de grandeur est de plusieurs dizaines), un débit
thématique (par exemple au deuxième trimestre 2001, 22 % des questions
portaient sur les démarches, 15 % sur la matière, 13 % sur la
technologie, 14 % sur la vie animale, 11 % sur l'astronomie, 6 % sur l'électricité,
5 % sur le corps humain, 4 % sur les milieux de vie, 4 % sur la vie végétale,
4 % sur l'optique, 1 % sur la mécanique, 1 % sur l'énergie, 0
% sur la géologie.), un débit d'archivage (nombre d'échanges
archivés par trimestre). L'archivage consiste en la sélection
de couples de question réponse, de caractère général,
puis en leur mise en ligne (publication sur le site Internet).

Les courbes simplifiées ci-dessus montrent que le débit global
augmente, mais que le débit d'archivage diminue, après un pic
en 2000.
Le rapport Rp/a entre le débit de questions posées et le débit
de questions archivées est d'autant plus élevé que les
questions sont nouvelles et originales (dans le domaine de pertinence requis).
Il tend spontanément à diminuer.
· Les contenus (ou " stocks ").
Le traitement des données vise in fine à inférer des connaissances
sur l'émetteur du message (Bardin, 1993). En combinant l'analyse exhaustive
des occurrences de divers mots dans les courriels reçus et la lecture
de messages représentatifs, on peut identifier les centres d'intérêt
des questionneurs et élaborer une typologie des préoccupations
essentielles des enseignants en situation d'autoformation. Les questions ont
été regroupées dans deux catégories principales.
Questions générales, dans un registre épistémologique.
Oscillant entre un pôle épistémologique et un pôle
pédagogique, les questions portent sur :
· les démarches " Qu'est-ce qu'une démarche scientifique
? Quelles différences entre démarche expérimentale et démarche
scientifique ? ";
· le langage " Quelles différences entre langage scientifique
et langage courant ? ";
· le rôle du maître " Faut-il imposer une démarche
scientifique aux enfants ? ";
· la psychologie de l'enfant " L'enfant est-il toujours convaincu
par l'expérience ? ";
· la pédagogie générale " Quelle place accorder
aux manuels ? Peut-on appliquer La main à la pâte dans d'autres
disciplines ? ".
Questions directement reliées à des situations de classe.
Situées entre un pôle pratique et un pôle théorique,
ces questions concernent :
· la planification des situations de classes " Comment organiser
un coin sciences ? Comment faire passer une notion, telle que la couleur ? ";
· faire évoluer des situations de classe, pour surmonter un échec
" Que faire quand les radis ont mal poussé ? " ou faire évoluer
des représentations : " Pourquoi les enfants ne comprennent-ils
pas les expériences sur la condensation et l'évaporation ? ";
· solliciter des suggestions d'évaluation " Comment repérer
les acquis des élèves après les séances La main
à la pâte sur la germination des graines ? ".
L'analyse des courriels a révélé l'existence de trois
grands types d'utilisateurs dont les centres d'intérêt semblent
distincts :
· les PE1 (professeur des écoles) ou PE2 avant leur mise en situation
dans la classe posent des questions générales dans un registre
épistémologique, contenant les mots : démarche, scientifique,
expérimental, représentation, obstacle, c'est-à-dire des
concepts didactiques. On reçoit fréquemment des requêtes
naïves telles que : " Je voudrais davantage de renseignements sur
Claude Bernard, l'inventeur de la méthode OHERIC ".
· les PE2 en immersion dans la classe ont des préoccupations plus
concrètes, d'ordre plus pratique, à visée professionnelle.
Les mots qui reviennent le plus dans leurs questions sont : séquence,
progression, cycle, astronomie, environnement.
· les enseignants titulaires sont, rapportés à leur nombre,
bien moins demandeurs de théories. Les mots qui reviennent dans leurs
questions concernent du vocabulaire plus varié désignant des objets,
des êtres vivants, des dispositifs matériels (graine, escargot,
sable, couleur, etc.). Des thèmes saisonniers récurrents ont été
identifiés (élevages, cultures, etc.).
IV. Discussion critique : les plus et les moins de cette démarche
Beaucoup de questions ont déjà été posées
et archivées ; mais la majorité des personnes qui envoient des
questions déjà posées antérieurement, ne savent
pas trouver la réponse dans le site. Ceci nous montre la nécessité
d'améliorer l'accueil et la navigation, afin que les utilisateurs soient
mieux guidés vers les ressources et les archives des échanges.
Le rapport Ra/p (questions archivées / questions posées) tend,
à terme, vers la limite zéro. Le système " s'essouffle
" en atteignant sa maturité. Cependant, il est raisonnable de supposer
que la mise en uvre des nouveaux programmes de l'école primaire
(BOEN Hors série n°1, 14 février 2002) provoquera une "
diauxie " révélant un regain d'intérêt général
susceptible de faire rebondir la dynamique du réseau de formateurs.
Contrairement à ce qui a été observé par Pasquale
Nardone (2001) sur la liste de diffusion, les questions les plus nombreuses
sur les contenus concernent les sciences physiques, et non pas les sciences
biologiques. En ce qui concerne la totalité des questions reçues,
la majorité appartient au registre méthodologique (démarches
scientifiques). On peut faire l'hypothèse que le réseau des consultants
scientifiques du site La main à la pâte (parallèle au réseau
des consultants formateurs) joue bien son rôle en traitant les questions
d'ordre purement scientifique.
Enfin cette analyse soulève un problème de fond. Elle révèle
clairement un décalage entre les préoccupations des débutants
en IUFM (essentiellement axées sur l'acquisition et la maîtrise
de concepts théoriques) et les besoins professionnels des enseignants
(confrontés au concret et à l'inattendu en situation de classe).
Malgré son importance statistique (250 questions), il est toutefois possible
que l'échantillon observé ne soit pas suffisamment représentatif,
parce qu'il existe un biais (pour le moment pas encore décelé)
lié au fait que seule une certaine catégorie de PE se manifeste
dans le site. Pour cette catégorie de personnes, on peut se demander
si la réflexion théorique doit être première, dans
la mesure où elle constitue un passage obligé dans une progression
formatrice ou bien si elle ne risque pas de constituer un fardeau bloquant qui
à terme se révèlera improductif. Actuellement seulement
15 % des enseignants en situation dans les classes du premier degré pratiquent
effectivement des sciences. Il reste donc beaucoup à faire dans le domaine
de la formation.
Conclusion
Ce travail a permis d'inventorier des pratiques de classe, d'identifier certaines
préoccupations des enseignants, de repérer des difficultés.
L'évolution croissante du trafic et la nature des questions posées
montrent que les enseignants cherchent de plus en plus à s'informer via
Internet, mais qu'ils éprouvent des difficultés à se repérer
sur le site La main à la pâte et à trouver eux-mêmes
les ressources disponibles. Ils demandent une aide de plus en plus individualisée.
Notre travail consiste d'une part à améliorer la navigation et
le repérage pour rendre plus visible ce qui existe déjà
et d'autre part à faire évoluer cet accompagnement pour continuer
à innover sur le plan des contenus et des méthodes, dans le sens
d'une plus grande place offerte aux applications concrètes.
Bibliographie
ASCHENBAUM-BOFFETY B., CHEVALERIAS F., CHOMAT A., DESBEAUX-SALVIAT B., ERNST
S., JASMIN D., LARCHER C., RENOUX Y., SALTIEL E., SARMANT J.-P. (2000). Enseigner
les sciences à l'école maternelle et élémentaire.
La main à la pâte. Guide de découverte. Paris, Académie
des sciences, INRP, Ministère de l'éducation nationale. Délégation
interministérielle à la ville.
Paris, INRP.
BARDIN L. (1977, 1993). L'analyse de contenu. Paris, PUF.
DESBEAUX-SALVIAT B., CATALA I., JASMIN D. (1999). Le site Internet " La
main à la pâte " pour l'enseignement des sciences à
l'école primaire. Internet-based teaching and learning (IN-TELE)98: pp.395-400.
Éditions Peter Lang.
NARDONE P. (2001). Analyse de la liste de diffusion La main à la pâte.
Département de physique CP 231. Université Libre de Bruxelles.
Rapport de recherche interne à l'INRP.
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