La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Le sujet apprenant et communicationnel. L'individualisation aide-t-elle le sujet à se construire ?


Titre : L'adaptation des enfants entendants à un interlocuteur déficient auditif, à l'école primaire
Auteurs : Heurtier Elisabeth, laboratoire des Sciences de l'Education, Université Pierre Mendès France (Grenoble)

Texte :

La circulaire ministérielle du 29 mars 1982, encourage l'intégration des enfants handicapés à l'école ordinaire. Il s'agit de favoriser leur insertion sociale et de faire accepter leur différence. Comment le groupe des élèves ordinaires prend-il en compte les différences, dans le cas particulier de la déficience auditive ?
Une de ces différences (non la moindre) porte sur la communication. En effet une surdité précoce provoque une rupture de la communication, si des moyens adaptés ne sont pas mis en œuvre pour la maintenir.
A l'école, on utilise principalement la parole. Même appareillés, beaucoup d'enfants déficients auditifs perçoivent mal l'ensemble des discours dans lesquelles ils baignent. Ils ont parfois des difficultés à s'exprimer (articulation mais aussi vocabulaire et syntaxe).

Malgré cela, les enfants entendants communiquent-ils avec leurs camarades sourds ? Si tel est le cas, mettent-ils en œuvre des comportements particuliers visant à s'adapter aux caractéristiques de leur interlocuteur ?

Cadre théorique :

Nous abordons les phénomènes langagiers d'un point de vue social. La communication ne se limite pas aux échanges verbaux, à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'interactions mixtes (entendant/sourd) . " Le langage est un super système composé d'au moins trois sous-systèmes : …le sous système verbal, le sous système vocal, le sous système gestuel " (Cosnier, 1988 )
La compétence à communiquer suppose, outre des compétences linguistiques (capacité à utiliser les codes), des compétences interactionnelles (être capable de copiloter l'interaction par la maîtrise de rituels et de procédures de maintenance), et des compétences sociales.
Les travaux sur l'adaptation à l'interlocuteur se sont tous fondés sur les définitions de Piaget, même si beaucoup ont récusé la notion de stades en ce domaine. L'adaptation est la capacité à prendre en compte le point de vue d'autrui. Elle implique des processus de régulation.
Gelman, citée par J Beaudichon (1982) , montre que la capacité à s'adapter à un partenaire différent (enfant plus jeune, déficient intellectuel…) est précoce. En est-il de même pour la surdité, un des handicaps les moins visibles ?

Lepot Froment et Clèrebaut, (1996) citent une série de travaux montrant que chez des enfants de moins de sept ans, les interactions mixtes sont moins fréquentes et plus courtes que les interactions ordinaires. Des comportements adaptatifs apparaissent peu chez les entendants, sauf s'ils sont familiers. Vasquez et Martinez (1990) Sylvestre (1987) et surtout Vandromme et Thomas Duquennoy (1995), mettent en évidence, avec des enfants plus grands (Cycle trois), au cours de tâches où l'un des enfants est tuteur, l'effet positif de la familiarité sur l'utilisation de comportements adaptatifs.
Quelle est la fréquence et quelles sont les caractéristiques de cette communication, lorsque enfants entendants et enfants sourds sont familiers? Les comportements adaptatifs apparaissent-ils dans des tâches autres que les tâches de tutelle ?
Pour tenter de répondre, nous avons mené deux études successives :

Compte rendu de recherche :

Une enquête par questionnaires auprès de 110 enseignants ordinaires d'école primaire, qui intégraient dans leur classe un ou plusieurs déficients auditifs (DA), a montré que la communication mixte était fréquente, ou assez fréquente, dans 79% des classes. Un seul enseignant dit que la communication mixte n'existe pas dans sa classe.
Seulement cinquante quatre pour cent des enseignants, disent avoir observé des comportements particuliers. Ceux ci ne sont pas systématiques, ne concernent pas tous les élèves ou dépendent des circonstances. Les comportements utilisés sont principalement le face à face pendant la parole, l'articulation ou le ralentissement verbal et dans une moindre mesure, la gestualité.

Ces conduites pourraient être plus fréquentes lorsque l'enfant sourd intégré est mal compris par ses pairs (chi deux = 6.78 p<.05) ou lorsqu'une aide spécifique lui est apportée dans la classe. Ces deux variables pourraient interagir.
Pourquoi ces comportements n'apparaissent-ils pas plus souvent et plus systématiquement, alors que 75% des classes interrogées intègrent un enfant sourd sévère ou profond? Leur usage pourrait-il varier selon les activités dans lesquelles les enfants sont impliqués ?

Observation directe :

Nous avons comparé les comportements de 90 dyades ordinaires et de 90 dyades mixtes relativement à cinq tâches (voir tableau). Un entendant devait travailler une fois avec un partenaire sourd, une fois avec un partenaire entendant (groupes appariés). Seule la tâche en coopération à dominante verbale est constituée de groupes indépendants.
Nous avons comparé les émetteurs des dyades ordinaires et mixtes sur trois grandes classes d'indicateurs, selon une adaptation de la définition que donne Cosnier du langage : des indicateurs relevant du sous-système verbal (nombre de mots à la minute, nombre de répétitions ou de re-formulations ; des indicateurs vocaux (articulation ou ralentissement exagéré) ; des indicateurs mimiques (pourcentage de mots pendant lequel le couple se regarde) ; des indicateurs gestuels (nombre de gestes communicatifs par minute). Nous appelons communicatifs : les symboliques déïctiques, iconiques et les contacts servant à attirer l'attention.

Résultats par tâches. Différences entre dyades ordinaires et mixtes.

 

Nombre de mots mn

Nombre de répétitions minute

Pourcentage de mots articulés ou ralentis.

Pourcentage de mots produits par l’émetteur pendant lequel le couple se  regarde

Gestes communicatifs à la minute.

Tâche sans consigne (dessin) groupes appariés

T: 6.212 P <.000

NS

Z= -2.366 Sign asymptotique P=.018

Z =-2.134
P asymptotique =:.033

.

NS

Transmission d’un savoir
(histoire)
un entendant est tuteur .(groupes appariés)

Non Significatif

NS

Z =-2.761 sign asymptotique P=.006

NS

Z=-2.677
.007

.

Transmission d’un savoir faire (pliage)
Un entendant est tuteur.
Test pour groupes appariés

T   : 3.558 p<.002

NS

Z= -3.157 sign asymptotique.002

Z=-3.686 sign asymptotiqueP=000

NS

Coopération autour d’un savoir faire (tam gram)
groupes appariés 

T: 3.778 P< .003

NS

Z = -2.547
P<.011.

Z =-2,201
P=:028

T 2.395 P <.033

.

Coopération autour d’une tâche verbale.
Tests pour groupes indépendants

NS

NS

Z=-3.029 Signification asymptotique
.002

 

T de student  =-3.406
P=.002

T de Student

-3.748  P<.001

Le seuil de significativité choisi est de . 005 seuil généralement admis en sciences sociales. La significativité est bilatérale.

Les émetteurs entendants produisent moins de mots avec un enfant sourd qu'avec un entendant, sauf pour les tâches consistant à transmettre une histoire et les tâches de coopération verbale. Les récepteurs sourds parlent moins que les récepteurs entendants.

Les entendants ne répètent pas plus face à un DA que face à un entendant.
L'articulation exagérée ou le ralentissement sont plus fréquemment utilisés avec un partenaire sourd, quelle que soit la tâche.
Les regards réciproques sur la parole, sont plus fréquents dans les dyades mixtes pour toutes les tâches, sauf pour la tâche qui consiste à transmettre une histoire. Pour cette dernière, les enfants ont tendance à se regarder une grande partie du temps quel que soit leur partenaire.
Pour la tâche qui consiste à transmettre un savoir et les deux activités en coopération, les gestes communicatifs sont plus fréquents dans les dyades mixtes. Globalement, la différence est assez réduite bien que significative (entre un et deux gestes de plus par minute dans les dyades mixtes).

Cependant, l'utilisation plus fréquente du face à face, de l'articulation ou des gestes avec un enfant DA, n'est pas une attitude générale. Parmi ceux qui utilisent regard et articulation, très peu le font pendant la moitié au moins de leur temps de parole. Ils sont entre 20 et 30% pour l'articulation et 8 à 20 pour cent pour le regard, dans les tâches de dessin, et transmission d'information. Aucun enfant n'articule fortement ou ne regarde son partenaire sourd au moins 50% de son temps de parole, pour la tâche de tam gram. Ils sont 53% à articuler plus et 31 % à regarder l'enfant sourd en parlant, dans la tâche de coopération sur un problème verbal. Il y a pour le geste aussi, une grande variabilité entre les enfants, certains en utilisent en quantité, d'autres pas du tout.
Les gestes qui différencient le plus les dyades sont les contacts. Il s'agit donc d'abord d'attirer ou de maintenir l'attention de l'enfant sourd sur sa parole. L'utilisation de gestes porteurs de sens (iconiques symboliques), ne concerne que certains enfants pour des tâches verbales . Mais ces enfants en font alors grand usage.

Si la majorité des élèves restreint ses verbalisations avec un partenaire sourd, ils ne sont pas aussi nombreux à utiliser d'autres comportements. Nous avons observé 90 dyades, mais beaucoup d'enfants ont été observés plusieurs fois lors de tâches différentes. Parmi les 42 entendants différents que nous avons filmés, vingt montrent des attitudes caractéristiques avec un enfant sourd: il peut s'agir des comportements décrits plus haut ou, plus rarement, de l'utilisation d'un code ou d'une gestuelle spécifique à la surdité (Français signé ou Langage Parlé Complété); ou encore, d'une tendance à accumuler les répétitions ou de simplifier à outrance. Beaucoup d' enfants présentent au moins deux de ces comportements simultanément.
Ils ne sont donc pas plus de 50% à utiliser des comportements particuliers.

Discussion :

Il existe un espace de communication entre enfants entendants et enfants sourds familiers. Les uns et les autres utilisent principalement la parole car les gestes ne se substituent jamais au verbe. Lors de certaines tâches, cet espace pourrait être moins important que l'espace communicatif existant entre entendants, et il ne serait pas compensé par une gestualité plus dense. En effet, si les entendants parlent moins avec un partenaire sourd, ce n'est pas parce qu'ils simplifient leur discours : les structures de phrases et le vocabulaire utilisés sont les mêmes. Il est vraisemblable que cette économie verbale soit plus liée à des facteurs psychologiques, qu'à une volonté de s'adapter.
Inversement, on peut considérer que les comportements vocaux et mimiques observés visent l'adaptation à la surdité de l'interlocuteur, car ils sont proches de ceux que les spécialistes de la question conseillent. La moitié des enfants fait donc preuve de compétences à interagir avec un partenaire sourd. Cependant, il s'agit plus d'être perçu (entendu, lu) que compris. Mais l' utilisation de ces comportements est loin de couvrir la totalité des verbalisations. On peut se demander si elle permet la perception de l'ensemble du discours. Ainsi, les dyades mixtes sont-elles aussi performantes que les dyades ordinaires du point de vue de la compréhension mutuelle ?
Nous avons comparé leur performance pour les tâches de transmission. Les couples mixtes sont moins efficaces que les couples ordinaires pour transmettre des informations purement verbales (chi deux : 4.93 p<.026). Cependant, la différence n'est pas très importante. Il se pourrait que dans de nombreux cas, ce soit plus l'enfant DA qui s'adapte à son partenaire entendant que l'inverse. Il n'y a pas de différence concernant la transmission d'un savoir faire. La possibilité de manipuler pourrait compenser les difficultés perceptives.
Il semble que les tâches ont un impact sur l'utilisation des indicateurs retenus. La tâche sans consigne particulière, et les tâches où la manipulation est possible engagent moins les émetteurs entendants à utiliser la parole avec un partenaire sourd qu'avec un entendant. Même si l'articulation prononcée ou le regard sont plus présents dans les dyades mixtes, pour toutes les tâches, ils concernent moins d'enfants (ou leur pourcentage est moins élevé), pour ces même tâches.
L'utilisation de gestes porteurs de sens dépend aussi des tâches. Les plus abstraites leur sont plus favorables.
Les caractéristiques articulatoires de l'enfant sourd pourraient avoir un effet sur l'utilisation de comportements adaptatifs par les enfants entendants. Cependant l'étude de terrain montre que le degré de récupération auditive est déterminant. Certains enfants implantés avec succès, des enfants sourds moyens et bien appareillés, ne provoquent pas ces comportements, ils ne semblent pas en avoir besoin. Leur articulation est meilleure aussi.
L'emploi de comportements particuliers pourrait aussi être liée à leur utilisation en classe par des membres de l'équipe éducative . Une recherche est en cours.

Conclusion :

A l'école primaire, l'espace de communication entre enfants entendants et enfants sourds familiers est réel mais certaines conditions pourraient l'optimiser: exemple, le choix des tâches proposées aux élèves. Face à des tâches verbales et structurées, la différence entre dyade ordinaire et mixte du point de vue de la quantité de paroles, se restreint. Ces activités semblent aussi plus susceptibles d'engager les entendants dans des processus adaptatifs. Les enfants, à cet âge, peuvent donc faire preuve d'adaptabilité en prenant en compte les caractéristiques perceptives de leur partenaire.
Mais l'utilisation de comportements adaptatifs par un pair entendant est-elle vraiment utile à l'enfant sourd? Nos travaux ne nous permettent pas de répondre. On observe une telle variabilité des caractéristiques auditives et langagières des enfants sourds intégrés, et des situations d'intégration, qu'il paraît difficile de mettre en œuvre des comparaisons rigoureuses. Cependant, il serait intéressant de demander aux enfants sourds, comment ils perçoivent ces comportements.
Nos résultats portent sur des tâches courtes et imposées par l'expérimentateur. Elles sont artificielles, même si nous avons essayé de nous rapprocher des tâches scolaires.
Des observations de longue durée, en situation naturelle, seraient nécessaires pour étayer (ou infirmer) nos résultats .

Mais ce qui ressort d'abord de cette étude, c'est l'idée que chaque situation d'intégration est unique, qu'il pourrait ne pas y avoir de règle applicable en toutes circonstances. Les institutions et les partenaires de l'intégration l'ont bien compris lorsqu'ils ont mis en place les Projets d'Enseignement Individualisé.
La communication mixte pourrait être le résultat d'interactions multiples et complexes, mettant en jeu: les caractéristiques de l'enfant sourd et de son partenaire entendant, celles de l'activité dans laquelle ils sont engagés et celles du projet d'intégration fait par l'équipe éducative qui entoure l'enfant DA.


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