La circulaire ministérielle du 29 mars 1982, encourage l'intégration
des enfants handicapés à l'école ordinaire. Il s'agit de
favoriser leur insertion sociale et de faire accepter leur différence.
Comment le groupe des élèves ordinaires prend-il en compte les
différences, dans le cas particulier de la déficience auditive
?
Une de ces différences (non la moindre) porte sur la communication. En
effet une surdité précoce provoque une rupture de la communication,
si des moyens adaptés ne sont pas mis en uvre pour la maintenir.
A l'école, on utilise principalement la parole. Même appareillés,
beaucoup d'enfants déficients auditifs perçoivent mal l'ensemble
des discours dans lesquelles ils baignent. Ils ont parfois des difficultés
à s'exprimer (articulation mais aussi vocabulaire et syntaxe).
Malgré cela, les enfants entendants communiquent-ils avec leurs camarades
sourds ? Si tel est le cas, mettent-ils en uvre des comportements particuliers
visant à s'adapter aux caractéristiques de leur interlocuteur
?
Cadre théorique :
Nous abordons les phénomènes langagiers d'un point de vue social.
La communication ne se limite pas aux échanges verbaux, à plus
forte raison lorsqu'il s'agit d'interactions mixtes (entendant/sourd) . "
Le langage est un super système composé d'au moins trois sous-systèmes
:
le sous système verbal, le sous système vocal, le sous
système gestuel " (Cosnier, 1988 )
La compétence à communiquer suppose, outre des compétences
linguistiques (capacité à utiliser les codes), des compétences
interactionnelles (être capable de copiloter l'interaction par la maîtrise
de rituels et de procédures de maintenance), et des compétences
sociales.
Les travaux sur l'adaptation à l'interlocuteur se sont tous fondés
sur les définitions de Piaget, même si beaucoup ont récusé
la notion de stades en ce domaine. L'adaptation est la capacité à
prendre en compte le point de vue d'autrui. Elle implique des processus de régulation.
Gelman, citée par J Beaudichon (1982) , montre que la capacité
à s'adapter à un partenaire différent (enfant plus jeune,
déficient intellectuel
) est précoce. En est-il de même
pour la surdité, un des handicaps les moins visibles ?
Lepot Froment et Clèrebaut, (1996) citent une série de travaux
montrant que chez des enfants de moins de sept ans, les interactions mixtes
sont moins fréquentes et plus courtes que les interactions ordinaires.
Des comportements adaptatifs apparaissent peu chez les entendants, sauf s'ils
sont familiers. Vasquez et Martinez (1990) Sylvestre (1987) et surtout Vandromme
et Thomas Duquennoy (1995), mettent en évidence, avec des enfants plus
grands (Cycle trois), au cours de tâches où l'un des enfants est
tuteur, l'effet positif de la familiarité sur l'utilisation de comportements
adaptatifs.
Quelle est la fréquence et quelles sont les caractéristiques de
cette communication, lorsque enfants entendants et enfants sourds sont familiers?
Les comportements adaptatifs apparaissent-ils dans des tâches autres que
les tâches de tutelle ?
Pour tenter de répondre, nous avons mené deux études successives
:
Compte rendu de recherche :
Une enquête par questionnaires auprès de 110 enseignants ordinaires
d'école primaire, qui intégraient dans leur classe un ou plusieurs
déficients auditifs (DA), a montré que la communication mixte
était fréquente, ou assez fréquente, dans 79% des classes.
Un seul enseignant dit que la communication mixte n'existe pas dans sa classe.
Seulement cinquante quatre pour cent des enseignants, disent avoir observé
des comportements particuliers. Ceux ci ne sont pas systématiques, ne
concernent pas tous les élèves ou dépendent des circonstances.
Les comportements utilisés sont principalement le face à face
pendant la parole, l'articulation ou le ralentissement verbal et dans une moindre
mesure, la gestualité.
Ces conduites pourraient être plus fréquentes lorsque l'enfant
sourd intégré est mal compris par ses pairs (chi deux = 6.78 p<.05)
ou lorsqu'une aide spécifique lui est apportée dans la classe.
Ces deux variables pourraient interagir.
Pourquoi ces comportements n'apparaissent-ils pas plus souvent et plus systématiquement,
alors que 75% des classes interrogées intègrent un enfant sourd
sévère ou profond? Leur usage pourrait-il varier selon les activités
dans lesquelles les enfants sont impliqués ?
Observation directe :
Nous avons comparé les comportements de 90 dyades ordinaires et de 90
dyades mixtes relativement à cinq tâches (voir tableau). Un entendant
devait travailler une fois avec un partenaire sourd, une fois avec un partenaire
entendant (groupes appariés). Seule la tâche en coopération
à dominante verbale est constituée de groupes indépendants.
Nous avons comparé les émetteurs des dyades ordinaires et mixtes
sur trois grandes classes d'indicateurs, selon une adaptation de la définition
que donne Cosnier du langage : des indicateurs relevant du sous-système
verbal (nombre de mots à la minute, nombre de répétitions
ou de re-formulations ; des indicateurs vocaux (articulation ou ralentissement
exagéré) ; des indicateurs mimiques (pourcentage de mots pendant
lequel le couple se regarde) ; des indicateurs gestuels (nombre de gestes communicatifs
par minute). Nous appelons communicatifs : les symboliques déïctiques,
iconiques et les contacts servant à attirer l'attention.
Résultats par tâches. Différences entre dyades ordinaires
et mixtes.
|
Nombre de mots mn
|
Nombre de répétitions minute
|
Pourcentage de mots articulés ou ralentis.
|
Pourcentage de
mots produits par lémetteur pendant lequel le couple se regarde
|
Gestes communicatifs à la minute.
|
Tâche sans consigne (dessin) groupes appariés
|
T: 6.212 P <.000
|
NS
|
Z= -2.366 Sign asymptotique P=.018
|
Z =-2.134
P asymptotique =:.033
.
|
NS
|
Transmission dun savoir
(histoire)
un entendant est tuteur .(groupes appariés)
|
Non Significatif
|
NS
|
Z =-2.761 sign asymptotique P=.006
|
NS
|
Z=-2.677
.007
.
|
Transmission dun savoir faire (pliage)
Un entendant est tuteur.
Test pour groupes appariés
|
T : 3.558
p<.002
|
NS
|
Z= -3.157 sign asymptotique.002
|
Z=-3.686 sign asymptotiqueP=000
|
NS
|
Coopération autour dun savoir faire (tam gram)
groupes appariés
|
T: 3.778 P< .003
|
NS
|
Z = -2.547
P<.011.
|
Z =-2,201
P=:028
|
T 2.395 P <.033
.
|
Coopération autour dune tâche verbale.
Tests pour groupes indépendants
|
NS
|
NS
|
Z=-3.029 Signification asymptotique
.002
|
T de student =-3.406
P=.002
|
T de Student
-3.748 P<.001
|
Le seuil de significativité choisi est de . 005 seuil
généralement admis en sciences sociales. La significativité
est bilatérale.
Les émetteurs entendants produisent moins de mots avec un enfant sourd
qu'avec un entendant, sauf pour les tâches consistant à transmettre
une histoire et les tâches de coopération verbale. Les récepteurs
sourds parlent moins que les récepteurs entendants.
Les entendants ne répètent pas plus face à un DA que face
à un entendant.
L'articulation exagérée ou le ralentissement sont plus fréquemment
utilisés avec un partenaire sourd, quelle que soit la tâche.
Les regards réciproques sur la parole, sont plus fréquents dans
les dyades mixtes pour toutes les tâches, sauf pour la tâche qui
consiste à transmettre une histoire. Pour cette dernière, les
enfants ont tendance à se regarder une grande partie du temps quel que
soit leur partenaire.
Pour la tâche qui consiste à transmettre un savoir et les deux
activités en coopération, les gestes communicatifs sont plus fréquents
dans les dyades mixtes. Globalement, la différence est assez réduite
bien que significative (entre un et deux gestes de plus par minute dans les
dyades mixtes).
Cependant, l'utilisation plus fréquente du face à face, de l'articulation
ou des gestes avec un enfant DA, n'est pas une attitude générale.
Parmi ceux qui utilisent regard et articulation, très peu le font pendant
la moitié au moins de leur temps de parole. Ils sont entre 20 et 30%
pour l'articulation et 8 à 20 pour cent pour le regard, dans les tâches
de dessin, et transmission d'information. Aucun enfant n'articule fortement
ou ne regarde son partenaire sourd au moins 50% de son temps de parole, pour
la tâche de tam gram. Ils sont 53% à articuler plus et 31 % à
regarder l'enfant sourd en parlant, dans la tâche de coopération
sur un problème verbal. Il y a pour le geste aussi, une grande variabilité
entre les enfants, certains en utilisent en quantité, d'autres pas du
tout.
Les gestes qui différencient le plus les dyades sont les contacts. Il
s'agit donc d'abord d'attirer ou de maintenir l'attention de l'enfant sourd
sur sa parole. L'utilisation de gestes porteurs de sens (iconiques symboliques),
ne concerne que certains enfants pour des tâches verbales . Mais ces enfants
en font alors grand usage.
Si la majorité des élèves restreint ses verbalisations
avec un partenaire sourd, ils ne sont pas aussi nombreux à utiliser d'autres
comportements. Nous avons observé 90 dyades, mais beaucoup d'enfants
ont été observés plusieurs fois lors de tâches différentes.
Parmi les 42 entendants différents que nous avons filmés, vingt
montrent des attitudes caractéristiques avec un enfant sourd: il peut
s'agir des comportements décrits plus haut ou, plus rarement, de l'utilisation
d'un code ou d'une gestuelle spécifique à la surdité (Français
signé ou Langage Parlé Complété); ou encore, d'une
tendance à accumuler les répétitions ou de simplifier à
outrance. Beaucoup d' enfants présentent au moins deux de ces comportements
simultanément.
Ils ne sont donc pas plus de 50% à utiliser des comportements particuliers.
Discussion :
Il existe un espace de communication entre enfants entendants et enfants sourds
familiers. Les uns et les autres utilisent principalement la parole car les
gestes ne se substituent jamais au verbe. Lors de certaines tâches, cet
espace pourrait être moins important que l'espace communicatif existant
entre entendants, et il ne serait pas compensé par une gestualité
plus dense. En effet, si les entendants parlent moins avec un partenaire sourd,
ce n'est pas parce qu'ils simplifient leur discours : les structures de phrases
et le vocabulaire utilisés sont les mêmes. Il est vraisemblable
que cette économie verbale soit plus liée à des facteurs
psychologiques, qu'à une volonté de s'adapter.
Inversement, on peut considérer que les comportements vocaux et mimiques
observés visent l'adaptation à la surdité de l'interlocuteur,
car ils sont proches de ceux que les spécialistes de la question conseillent.
La moitié des enfants fait donc preuve de compétences à
interagir avec un partenaire sourd. Cependant, il s'agit plus d'être perçu
(entendu, lu) que compris. Mais l' utilisation de ces comportements est loin
de couvrir la totalité des verbalisations. On peut se demander si elle
permet la perception de l'ensemble du discours. Ainsi, les dyades mixtes sont-elles
aussi performantes que les dyades ordinaires du point de vue de la compréhension
mutuelle ?
Nous avons comparé leur performance pour les tâches de transmission.
Les couples mixtes sont moins efficaces que les couples ordinaires pour transmettre
des informations purement verbales (chi deux : 4.93 p<.026). Cependant, la
différence n'est pas très importante. Il se pourrait que dans
de nombreux cas, ce soit plus l'enfant DA qui s'adapte à son partenaire
entendant que l'inverse. Il n'y a pas de différence concernant la transmission
d'un savoir faire. La possibilité de manipuler pourrait compenser les
difficultés perceptives.
Il semble que les tâches ont un impact sur l'utilisation des indicateurs
retenus. La tâche sans consigne particulière, et les tâches
où la manipulation est possible engagent moins les émetteurs entendants
à utiliser la parole avec un partenaire sourd qu'avec un entendant. Même
si l'articulation prononcée ou le regard sont plus présents dans
les dyades mixtes, pour toutes les tâches, ils concernent moins d'enfants
(ou leur pourcentage est moins élevé), pour ces même tâches.
L'utilisation de gestes porteurs de sens dépend aussi des tâches.
Les plus abstraites leur sont plus favorables.
Les caractéristiques articulatoires de l'enfant sourd pourraient avoir
un effet sur l'utilisation de comportements adaptatifs par les enfants entendants.
Cependant l'étude de terrain montre que le degré de récupération
auditive est déterminant. Certains enfants implantés avec succès,
des enfants sourds moyens et bien appareillés, ne provoquent pas ces
comportements, ils ne semblent pas en avoir besoin. Leur articulation est meilleure
aussi.
L'emploi de comportements particuliers pourrait aussi être liée
à leur utilisation en classe par des membres de l'équipe éducative
. Une recherche est en cours.
Conclusion :
A l'école primaire, l'espace de communication entre enfants entendants
et enfants sourds familiers est réel mais certaines conditions pourraient
l'optimiser: exemple, le choix des tâches proposées aux élèves.
Face à des tâches verbales et structurées, la différence
entre dyade ordinaire et mixte du point de vue de la quantité de paroles,
se restreint. Ces activités semblent aussi plus susceptibles d'engager
les entendants dans des processus adaptatifs. Les enfants, à cet âge,
peuvent donc faire preuve d'adaptabilité en prenant en compte les caractéristiques
perceptives de leur partenaire.
Mais l'utilisation de comportements adaptatifs par un pair entendant est-elle
vraiment utile à l'enfant sourd? Nos travaux ne nous permettent pas de
répondre. On observe une telle variabilité des caractéristiques
auditives et langagières des enfants sourds intégrés, et
des situations d'intégration, qu'il paraît difficile de mettre
en uvre des comparaisons rigoureuses. Cependant, il serait intéressant
de demander aux enfants sourds, comment ils perçoivent ces comportements.
Nos résultats portent sur des tâches courtes et imposées
par l'expérimentateur. Elles sont artificielles, même si nous avons
essayé de nous rapprocher des tâches scolaires.
Des observations de longue durée, en situation naturelle, seraient nécessaires
pour étayer (ou infirmer) nos résultats .
Mais ce qui ressort d'abord de cette étude, c'est l'idée que
chaque situation d'intégration est unique, qu'il pourrait ne pas y avoir
de règle applicable en toutes circonstances. Les institutions et les
partenaires de l'intégration l'ont bien compris lorsqu'ils ont mis en
place les Projets d'Enseignement Individualisé.
La communication mixte pourrait être le résultat d'interactions
multiples et complexes, mettant en jeu: les caractéristiques de l'enfant
sourd et de son partenaire entendant, celles de l'activité dans laquelle
ils sont engagés et celles du projet d'intégration fait par l'équipe
éducative qui entoure l'enfant DA.
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