Dans le contexte d'hétérogénéité accrue
depuis la scolarisation de masse, et d'obligation de prise en compte de cette
hétérogénéité pour lutter contre l'échec
scolaire depuis les années 80, la classe apparaît comme un lieu
où des imprévus peuvent surgir que l'enseignant doit d'une façon
ou d'une autre traiter, s'il veut assurer la " Mission " que lui fixe
la société.
Comment les enseignants appréhendent-ils les imprévus ? Quels
sont les facteurs en jeu là ? Les situations imprévues permettraient-elles
à la professionnalité enseignante de se développer ? Et
dans ce cas par quels processus ?
Si la formation, de par sa mission institutionnelle, est interpellée
par les modèles pour la professionnalité, elle s'enrichit aussi
des modèles de professionnalité que les Sciences de l'Education
mettent à jour. La connaissance des modèles qui sous-tendent les
actions des enseignants (visée descriptive) peut en effet lui servir
de point d'appui.
Cette communication souhaite présenter certains résultats d'une
recherche doctorale , dont l'objectif était de mieux connaître
et de mieux comprendre les conduites des enseignants de collège face
à l'imprévu en classe -imprévu inscrit " dans la structure
même du métier de professeur " (P. PERRENOUD, 1999). Nous
nous interrogerons auparavant sur la professionnalité enseignante, et
terminerons par une réflexion sur le développement de cette professionnalité.
Modèles pour la professionnalité ou modèles de professionnalité
?
Les pratiques des enseignants témoignent d'une certaine diversité
due à la perception des situations et à des représentations
différentes de leur profession. C'est que la scolarisation de masse a
ébranlé la conception du métier née sous la IIIème
République et d'autres modèles sont apparus. Ainsi les modèles
de l'enseignant ouvrier, artisan, artiste ou bricoleur (R. BOURDONCLE, 1993),
ou ceux du magister, du technicien, de l'ingénieur -technologue-, et
du professionnel -praticien-réfléchi (M. ALTET, 1994).
Mais ces modèles relèvent de représentations des compétences
professionnelles à instaurer. Or malgré les apprentissages réalisés
en formation, les conduites pédagogiques et relationnelles peuvent témoigner
de modèles d'enseignement dit " traditionnels " retrouvés
dans les souvenirs d'enfance (S. BAILLAUQUES, 1996).
A côté des modèles pour la formation à la professionnalité,
il existe des modèles de professionnalité enseignante structurant
les représentations du métier chez les professionnels.
M. HIRSCHHORN (1993) a ainsi repéré trois " modèles
normatifs " de l'activité professionnelle auxquels se réfèrent
une partie des enseignants et qui orientent leur action, " exigences "
auxquelles ils se conforment plus ou moins : le magister (valeur centrale :
le savoir) ; le pédagogue (valeur centrale : " l'enseigné
") ; l'animateur (valeur centrale : l'établissement). Notre recherche
sur les pratiques de classe a retrouvé les modèles du magister
et du pédagogue.
Imprévus et variabilité
Le terme " imprévu " est utilisé ici comme terme générique
et dans un sens proche de " l'incident perturbateur " (P. WOODS, 1990).
L'imprévu arrive dans un contexte d'incertitude, il perturbe -ce qui
participe de la signification du contexte par le sujet.
Nous avons ainsi pu montrer, dans une première étape de la recherche,
que ce qui est imprévu pour l'un peut ne pas l'être pour l'autre,
et l'expérience en la matière diminue effectivement la variété
des situations inconnues . De plus, des praticiens différents, dans une
même situation (P. PERRENOUD, 1999), mais également un même
praticien, à des moments différents (M. BRU, 1994), ne gèrent
pas les imprévus de la même façon. A la variabilité
interindividuelle s'ajoute une variabilité intraindividuelle. L'imprévu
agit comme un révélateur des représentations -représentations
qui diffèrent en fonction de l'histoire personnelle ou professionnelle
et des groupes d'appartenance professionnels et psychosociaux.
Une problématique psychosociale
Notre recherche décrit, à travers des pratiques déclarées
ou observées, ce qui se passe dans la confrontation aux imprévus,
s'efforce de repérer les facteurs discriminants, et de comprendre les
processus à l'uvre là, dans une perspective d'intelligibilité
des pratiques par réduction de la complexité.
Nous souhaitions approcher les conduites des enseignants en classe à
travers les significations qu'ils en donnent eux-mêmes. Aussi avons-nous
recouru au concept de représentations professionnelles. En tant que groupe
professionnel, les enseignants élaborent des représentations dans
l'action et l'interaction professionnelles qui les contextualisent, en particulier
ici face à des situations imprévues. Ces représentations
orientent leurs conduites, qui portent la trace de leur implication (M. BATAILLE
et al., 1997). Et cette implication, en tant que manière d'être
et d'investir l'espace professionnel, s'exprime à travers le sens que
le professionnel donne à la situation, les repères qui le structurent
et le sentiment qu'il peut avoir de contrôler la situation : c'est le
modèle de l'implication professionnelle développé dans
le laboratoire REPERE (C. JACQUET-MIAS, 1998).
Par ailleurs l'implication, en tant que " connaissance en acte " (M-L.
ROUQUETTE, 1997), renvoie aux multi-appartenances qui participent de la construction
des identités psychosociale et professionnelle ; c'est l'implication
qui résulte d'engagements professionnels ou psychosociaux : on se situe
là au niveau des ancrages et des repères. Et nous faisons l'hypothèse
que ces implications psychosociale et professionnelle sont des facteurs déterminants
du " faire avec " les imprévus.
Méthodologie
Une première étape, d'approche clinique (entretiens et observations
en classe), a montré le lien existant entre ces divergences face aux
imprévus et les profils et contextes professionnels.
Une deuxième étape s'est donc intéressée aux contextes
et profils professionnels et a porté sur les représentations professionnelles
des pratiques , ainsi que sur l'identité et l'implication psychosociales
et professionnelles. L'enquête dont nous présentons ici quelques
résultats, a été conduite sous forme de questionnaire auprès
de 145 enseignants de collèges de l'Education Nationale.
Les données recueillies ont été traitées par le
logiciel ALCESTE (M. REINERT, Toulouse 2) qui construit des profils-types de
sujets épistémiques -non réels, " simplifiés
"- par classification des modalités de réponses au questionnaire,
puis fait apparaître sur des plans factoriels l'opposition existant entre
ces mêmes modalités. Ainsi sont mis à jour les principes
qui organisent les prises de position par rapport aux repères communs.
Les premiers résultats
Les résultats d'une première analyse sur l'ensemble du corpus
dessinent le contour des représentations enseignantes dans un contexte
de confrontation à l'imprévu. Deux grandes classes de réponses
évoquent ainsi les modèles du magister et du pédagogue.
La première classe décrit un professeur dans un rapport affectif
à sa discipline ; le déroulement des activités en classe
est souvent conforme à ses prévisions ; il explique certains imprévus
par le manque d'envie de travailler des élèves, en gère
d'autres par la souplesse de sa préparation, et prévoit des exercices
d'application, type d'exercices référé à la fonction
de l'enseignant centrée sur le contenu et à son corollaire "
exécution " chez l'élève (M. ALTET, 1993). C'est la
classe des " Magisters ".
La deuxième classe montre un enseignant qui laisse tâtonner les
élèves, met en place des démarches pour ceux qui sont en
difficulté et s'adapte aux besoins des élèves. Il gère
certains imprévus par la pédagogie différenciée,
est attentif, dans sa préparation, aux difficultés des élèves
et prévoit des exercices de découverte, type d'exercices référé
à la fonction de l'enseignant centrée sur l'apprenant et à
son corollaire " action " chez l'élève (M. ALTET, 1993).
C'est la classe des " Pédagogues ".
Une deuxième analyse, plus ciblée, permet d'affiner ces résultats.
Modèles de référence et gestion des imprévus
Le corpus a été recentré sur la perception et la gestion
des imprévus, et analysé en fonction des contextes et profils
professionnels, ainsi que des diverses implications.
On retrouve ici les deux grandes classes du premier corpus. Elles ébauchent,
par rapport aux imprévus, les " modèles normatifs "
du pédagogue et du magister.
· Les " pédagogues ", habitués aux situations
proposées qui ne sont plus des imprévus, les gèrent en
s'y adaptant, ou en se centrant sur le contrat pédagogique défini
selon P. PERRENOUD (1996). Ce sont plutôt des enseignants qui travaillent
en équipe disciplinaire, et souhaitent pratiquer la pédagogie
différenciée.
· Les " magisters ", pour qui les situations proposées
sont des imprévus, les gèrent en se centrant sur les prévisions
(exclusion de cours si difficultés relationnelles). Ce sont plutôt
des professeurs qui ne participent pas à la formation continue.
Sans entrer dans le détail des classes, nous pouvons observer leur position
par rapport aux axes de la représentation. Le modèle construit
à partir des résultats, montre les réponses des enseignants
aux imprévus. Quatre principes organisateurs des représentations
sont présentés sous la forme de facteurs avec chacun deux pôles,
nommés en fonction des modalités du questionnaire qui se positionnaient
au plus près. Or selon le " modèle normatif " auquel
ils se réfèrent, les enseignants ne perçoivent ni ne gèrent
les imprévus de la même façon : les classes des pédagogues
se situent plutôt au pôle " adaptation ", ainsi que sur
les axes du " sentiment de contrôle " et de " l'objet de
la centration " ; celles des magisters plutôt au pôle "
persistance ", ainsi que sur l'axe du " sens des situations "
(voir tableau). Mais il s'agit plutôt de pôles d'un continuum sur
lequel les enseignants se déplaceraient en fonction des situations et
de leur cheminement professionnel, des ressources ou des contraintes du moment.

Le modèle ci-dessous -où ne sont indiqués que les pôles
des facteurs- montre que certaines variables, placées aux pointes de
l'étoile, interviennent de façon discriminante dans la confrontation
aux imprévus : le contexte d'exercice professionnel, l'ancienneté
dans la profession ou le collège, et les implications.

Modèle d'intelligibilité
Contexte et ancienneté sont discriminants, mais c'est l'implication
qui nous intéresse plus particulièrement, car elle apporte ici
l'information la plus étonnante.
En effet plus l'enseignant est impliqué,
· plus il peut se détacher de sa préparation pour s'adapter
aux situations dans un contexte souvent très difficile -mais il a l'expérience
conférée par l'ancienneté,
· plus il a de distance par rapport aux imprévus -toutefois dans
un contexte sans difficulté,
· plus il peut marquer de distance dans l'attribution de sens aux situations,
même dans un contexte relativement difficile -aidé par son ancienneté
dans le collège.
Par contre avec une implication plus faible, il persiste dans ses prévisions,
est déstabilisé et se sent responsable des situations imprévues.
Un intérêt de ces résultats est d'apporter une compréhension
du rôle des imprévus dans la professionnalité enseignante,
étudiée ici dans une perspective descriptive et compréhensive.
Le " faire avec " développé par les enseignants face
aux situations imprévues -et dans lequel l'implication joue un rôle
majeur-, entre dans la construction de cette professionnalité dont l'une
des compétences est bien alors de " s'attendre à l'inattendu
" pour pouvoir s'y adapter.
Développer la professionnalité enseignante peut dès lors
passer par un accroissement de l'implication professionnelle, et la question
se pose alors de la possibilité et des conditions de cet accroissement.
Communiquer la praxis pédagogique
Pour apprendre de l'expérience des autres (P. PERRENOUD, 1999), toute
pratique n'étant pas reproductible à l'identique, la " pédagogie
comme récit d'éducation " de P. MEIRIEU (1997) présente
un caractère formateur. Ces narrations professionnelles permettent en
effet aux professeurs de " construire une culture pédagogique en
prise avec leurs préoccupations et leurs questionnements " (J. HASSENFORDER,
2000 : 42). Lors des échanges, le déplacement sur le point de
vue de l'autre entraîne une décentration susceptible de transformer
les représentations. Ces récits du " faire avec " sont
à même de susciter et de nourrir une implication si importante
face à l'imprévu, et partant, dans la construction de la professionnalité.
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