La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Démarches de formation ? Jusqu'où et comment peut-on professionnaliser ?


Titre : IMPREVUS, IMPLICATION ET PROFESSIONNALITE
Auteurs : BENAÏOUN-RAMIREZ, Nicole : Université de Toulouse 2 UFR Sciences, Espaces et sociétés Sciences de l'Education, Equipe REPERE-CREFI

Texte :
Dans le contexte d'hétérogénéité accrue depuis la scolarisation de masse, et d'obligation de prise en compte de cette hétérogénéité pour lutter contre l'échec scolaire depuis les années 80, la classe apparaît comme un lieu où des imprévus peuvent surgir que l'enseignant doit d'une façon ou d'une autre traiter, s'il veut assurer la " Mission " que lui fixe la société.
Comment les enseignants appréhendent-ils les imprévus ? Quels sont les facteurs en jeu là ? Les situations imprévues permettraient-elles à la professionnalité enseignante de se développer ? Et dans ce cas par quels processus ?
Si la formation, de par sa mission institutionnelle, est interpellée par les modèles pour la professionnalité, elle s'enrichit aussi des modèles de professionnalité que les Sciences de l'Education mettent à jour. La connaissance des modèles qui sous-tendent les actions des enseignants (visée descriptive) peut en effet lui servir de point d'appui.
Cette communication souhaite présenter certains résultats d'une recherche doctorale , dont l'objectif était de mieux connaître et de mieux comprendre les conduites des enseignants de collège face à l'imprévu en classe -imprévu inscrit " dans la structure même du métier de professeur " (P. PERRENOUD, 1999). Nous nous interrogerons auparavant sur la professionnalité enseignante, et terminerons par une réflexion sur le développement de cette professionnalité.

Modèles pour la professionnalité ou modèles de professionnalité ?
Les pratiques des enseignants témoignent d'une certaine diversité due à la perception des situations et à des représentations différentes de leur profession. C'est que la scolarisation de masse a ébranlé la conception du métier née sous la IIIème République et d'autres modèles sont apparus. Ainsi les modèles de l'enseignant ouvrier, artisan, artiste ou bricoleur (R. BOURDONCLE, 1993), ou ceux du magister, du technicien, de l'ingénieur -technologue-, et du professionnel -praticien-réfléchi (M. ALTET, 1994).
Mais ces modèles relèvent de représentations des compétences professionnelles à instaurer. Or malgré les apprentissages réalisés en formation, les conduites pédagogiques et relationnelles peuvent témoigner de modèles d'enseignement dit " traditionnels " retrouvés dans les souvenirs d'enfance (S. BAILLAUQUES, 1996).
A côté des modèles pour la formation à la professionnalité, il existe des modèles de professionnalité enseignante structurant les représentations du métier chez les professionnels.
M. HIRSCHHORN (1993) a ainsi repéré trois " modèles normatifs " de l'activité professionnelle auxquels se réfèrent une partie des enseignants et qui orientent leur action, " exigences " auxquelles ils se conforment plus ou moins : le magister (valeur centrale : le savoir) ; le pédagogue (valeur centrale : " l'enseigné ") ; l'animateur (valeur centrale : l'établissement). Notre recherche sur les pratiques de classe a retrouvé les modèles du magister et du pédagogue.

Imprévus et variabilité
Le terme " imprévu " est utilisé ici comme terme générique et dans un sens proche de " l'incident perturbateur " (P. WOODS, 1990). L'imprévu arrive dans un contexte d'incertitude, il perturbe -ce qui participe de la signification du contexte par le sujet.
Nous avons ainsi pu montrer, dans une première étape de la recherche, que ce qui est imprévu pour l'un peut ne pas l'être pour l'autre, et l'expérience en la matière diminue effectivement la variété des situations inconnues . De plus, des praticiens différents, dans une même situation (P. PERRENOUD, 1999), mais également un même praticien, à des moments différents (M. BRU, 1994), ne gèrent pas les imprévus de la même façon. A la variabilité interindividuelle s'ajoute une variabilité intraindividuelle. L'imprévu agit comme un révélateur des représentations -représentations qui diffèrent en fonction de l'histoire personnelle ou professionnelle et des groupes d'appartenance professionnels et psychosociaux.

Une problématique psychosociale
Notre recherche décrit, à travers des pratiques déclarées ou observées, ce qui se passe dans la confrontation aux imprévus, s'efforce de repérer les facteurs discriminants, et de comprendre les processus à l'œuvre là, dans une perspective d'intelligibilité des pratiques par réduction de la complexité.
Nous souhaitions approcher les conduites des enseignants en classe à travers les significations qu'ils en donnent eux-mêmes. Aussi avons-nous recouru au concept de représentations professionnelles. En tant que groupe professionnel, les enseignants élaborent des représentations dans l'action et l'interaction professionnelles qui les contextualisent, en particulier ici face à des situations imprévues. Ces représentations orientent leurs conduites, qui portent la trace de leur implication (M. BATAILLE et al., 1997). Et cette implication, en tant que manière d'être et d'investir l'espace professionnel, s'exprime à travers le sens que le professionnel donne à la situation, les repères qui le structurent et le sentiment qu'il peut avoir de contrôler la situation : c'est le modèle de l'implication professionnelle développé dans le laboratoire REPERE (C. JACQUET-MIAS, 1998).
Par ailleurs l'implication, en tant que " connaissance en acte " (M-L. ROUQUETTE, 1997), renvoie aux multi-appartenances qui participent de la construction des identités psychosociale et professionnelle ; c'est l'implication qui résulte d'engagements professionnels ou psychosociaux : on se situe là au niveau des ancrages et des repères. Et nous faisons l'hypothèse que ces implications psychosociale et professionnelle sont des facteurs déterminants du " faire avec " les imprévus.

Méthodologie
Une première étape, d'approche clinique (entretiens et observations en classe), a montré le lien existant entre ces divergences face aux imprévus et les profils et contextes professionnels.
Une deuxième étape s'est donc intéressée aux contextes et profils professionnels et a porté sur les représentations professionnelles des pratiques , ainsi que sur l'identité et l'implication psychosociales et professionnelles. L'enquête dont nous présentons ici quelques résultats, a été conduite sous forme de questionnaire auprès de 145 enseignants de collèges de l'Education Nationale.
Les données recueillies ont été traitées par le logiciel ALCESTE (M. REINERT, Toulouse 2) qui construit des profils-types de sujets épistémiques -non réels, " simplifiés "- par classification des modalités de réponses au questionnaire, puis fait apparaître sur des plans factoriels l'opposition existant entre ces mêmes modalités. Ainsi sont mis à jour les principes qui organisent les prises de position par rapport aux repères communs.

Les premiers résultats
Les résultats d'une première analyse sur l'ensemble du corpus dessinent le contour des représentations enseignantes dans un contexte de confrontation à l'imprévu. Deux grandes classes de réponses évoquent ainsi les modèles du magister et du pédagogue.
La première classe décrit un professeur dans un rapport affectif à sa discipline ; le déroulement des activités en classe est souvent conforme à ses prévisions ; il explique certains imprévus par le manque d'envie de travailler des élèves, en gère d'autres par la souplesse de sa préparation, et prévoit des exercices d'application, type d'exercices référé à la fonction de l'enseignant centrée sur le contenu et à son corollaire " exécution " chez l'élève (M. ALTET, 1993). C'est la classe des " Magisters ".
La deuxième classe montre un enseignant qui laisse tâtonner les élèves, met en place des démarches pour ceux qui sont en difficulté et s'adapte aux besoins des élèves. Il gère certains imprévus par la pédagogie différenciée, est attentif, dans sa préparation, aux difficultés des élèves et prévoit des exercices de découverte, type d'exercices référé à la fonction de l'enseignant centrée sur l'apprenant et à son corollaire " action " chez l'élève (M. ALTET, 1993). C'est la classe des " Pédagogues ".
Une deuxième analyse, plus ciblée, permet d'affiner ces résultats.

Modèles de référence et gestion des imprévus
Le corpus a été recentré sur la perception et la gestion des imprévus, et analysé en fonction des contextes et profils professionnels, ainsi que des diverses implications.
On retrouve ici les deux grandes classes du premier corpus. Elles ébauchent, par rapport aux imprévus, les " modèles normatifs " du pédagogue et du magister.
· Les " pédagogues ", habitués aux situations proposées qui ne sont plus des imprévus, les gèrent en s'y adaptant, ou en se centrant sur le contrat pédagogique défini selon P. PERRENOUD (1996). Ce sont plutôt des enseignants qui travaillent en équipe disciplinaire, et souhaitent pratiquer la pédagogie différenciée.
· Les " magisters ", pour qui les situations proposées sont des imprévus, les gèrent en se centrant sur les prévisions (exclusion de cours si difficultés relationnelles). Ce sont plutôt des professeurs qui ne participent pas à la formation continue.
Sans entrer dans le détail des classes, nous pouvons observer leur position par rapport aux axes de la représentation. Le modèle construit à partir des résultats, montre les réponses des enseignants aux imprévus. Quatre principes organisateurs des représentations sont présentés sous la forme de facteurs avec chacun deux pôles, nommés en fonction des modalités du questionnaire qui se positionnaient au plus près. Or selon le " modèle normatif " auquel ils se réfèrent, les enseignants ne perçoivent ni ne gèrent les imprévus de la même façon : les classes des pédagogues se situent plutôt au pôle " adaptation ", ainsi que sur les axes du " sentiment de contrôle " et de " l'objet de la centration " ; celles des magisters plutôt au pôle " persistance ", ainsi que sur l'axe du " sens des situations " (voir tableau). Mais il s'agit plutôt de pôles d'un continuum sur lequel les enseignants se déplaceraient en fonction des situations et de leur cheminement professionnel, des ressources ou des contraintes du moment.

Le modèle ci-dessous -où ne sont indiqués que les pôles des facteurs- montre que certaines variables, placées aux pointes de l'étoile, interviennent de façon discriminante dans la confrontation aux imprévus : le contexte d'exercice professionnel, l'ancienneté dans la profession ou le collège, et les implications.

Modèle d'intelligibilité

Contexte et ancienneté sont discriminants, mais c'est l'implication qui nous intéresse plus particulièrement, car elle apporte ici l'information la plus étonnante.
En effet plus l'enseignant est impliqué,
· plus il peut se détacher de sa préparation pour s'adapter aux situations dans un contexte souvent très difficile -mais il a l'expérience conférée par l'ancienneté,
· plus il a de distance par rapport aux imprévus -toutefois dans un contexte sans difficulté,
· plus il peut marquer de distance dans l'attribution de sens aux situations, même dans un contexte relativement difficile -aidé par son ancienneté dans le collège.
Par contre avec une implication plus faible, il persiste dans ses prévisions, est déstabilisé et se sent responsable des situations imprévues.

Un intérêt de ces résultats est d'apporter une compréhension du rôle des imprévus dans la professionnalité enseignante, étudiée ici dans une perspective descriptive et compréhensive. Le " faire avec " développé par les enseignants face aux situations imprévues -et dans lequel l'implication joue un rôle majeur-, entre dans la construction de cette professionnalité dont l'une des compétences est bien alors de " s'attendre à l'inattendu " pour pouvoir s'y adapter.
Développer la professionnalité enseignante peut dès lors passer par un accroissement de l'implication professionnelle, et la question se pose alors de la possibilité et des conditions de cet accroissement.

Communiquer la praxis pédagogique
Pour apprendre de l'expérience des autres (P. PERRENOUD, 1999), toute pratique n'étant pas reproductible à l'identique, la " pédagogie comme récit d'éducation " de P. MEIRIEU (1997) présente un caractère formateur. Ces narrations professionnelles permettent en effet aux professeurs de " construire une culture pédagogique en prise avec leurs préoccupations et leurs questionnements " (J. HASSENFORDER, 2000 : 42). Lors des échanges, le déplacement sur le point de vue de l'autre entraîne une décentration susceptible de transformer les représentations. Ces récits du " faire avec " sont à même de susciter et de nourrir une implication si importante face à l'imprévu, et partant, dans la construction de la professionnalité.


BIBLIOGRAPHIE
ALTET, M. (1993). Préparation et planification. In : J. HOUSSAYE, La pédagogie: une encyclopédie pour aujourd'hui, 77-88.
ALTET, M. (1994). La formation professionnelle des enseignants. Paris: PUF.
BAILLAUQUES, S. (1996). Le travail des représentations dans la formation des enseignants. In : PAQUAY, L., ALTET, M., CHARLIER, E., PERRENOUD, P., Former des enseignants professionnels, 41-61.
BATAILLE, M. et al. (1997). Représentations sociales, représentations professionnelles, système des activités professionnelles. L'année de la recherche en sciences de l'éducation, 1997, 57-89.
BOURDONCLE, R. (1993). La professionnalisation des enseignants : les limites d'un mythe. Revue Française de pédagogie, I.N.R.P., 105, octobre-novembre-décembre 1993, 83-119.
BRU, M. (1994). Quelles orientations pour les recherches sur la pratique de l'enseignement ? L'Année de la recherche en sciences de l'éducation, 1994, 165-174.
HASSENFORDER, J. (2000) Une culture pédagogique en constant renouvellement. Les cahiers pédagogiques, 380, janvier 2000, 41-42.
HIRSCHHORN, M. (1993). L'ère des enseignants. Paris : PUF.
JACQUET-MIAS, C. (1998). L'implication professionnelle des travailleurs sociaux dans le secteur médico-social associatif. Paris : L'Harmattan.
MEIRIEU, P. (1997). Praxis pédagogique et pensée de la pédagogie. Revue Française de Pédagogie, INRP, juillet-août-septembre 1997, 120, 25-37.
PERRENOUD, P. (1996). Enseigner, agir dans l'urgence, décider l'incertitude. Paris : ESF éditeur.
PERRENOUD, P. (1999). Gestion de l'imprévu, analyse de l'action et construction de compétences. Education Permanente, 1999, 140, 3, 123-144.
ROUQUETTE, M-L (1997). La chasse à l'immigré. Violence, mémoire et représentations. Liège : Mardaga éditeur.
WOODS, P. (1990). L'Ethnographie de l'Ecole. Paris : Armand Colin.


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