La 6ème Biennale

Contribution longue recherchée

Atelier : Démarches de formation ? Jusqu'où et comment peut-on professionnaliser ?


Titre : Savoirs et situations professionnelles - Eléments de l'activité de formateurs de CFA
Auteurs : ASTIER Philippe

Texte :

"Savoirs généraux" et situations professionnelles

Représentations des acteurs de l'alternance

Les formations en alternance s’efforcent de construire des liens entre les situations de travail. et celles d'enseignement. De nombreux travaux visent à préciser comment peut être pensée et agie cette mise en synergie (coordination, tutorat, documents de liaison, retour d’expérience…) visant la construction des savoirs et compétences. C'est sur ce point que l'on s'est attaché à la représentation que les acteurs de ces situations avaient de cette relation entre savoirs et action professionnelle. En effet, à les écouter, bien des éléments semblent relativiser la représentation d'un dispositif intégré au profit d'un dualisme éventuellement articulé. Ce constat nous semble pouvoir être éclairé par la signification que chaque acteur attribue à cette notion, en fonction de sa position dans le champ de la formation et de ses enjeux dans la situation.

1. Les savoirs: indice de reconnaissance sociale du métier

Dans le discours des employeurs ou des tuteurs les savoirs sont affirmés comme indispensables à l'action et les lacunes des apprentis imputées directement aux carences du système d'enseignement. Dans le cas des apprentis charcutier traiteur, les employeurs rencontrés 1 sont unanimes à souligner le rôle essentiel des mathématiques, notamment des opérations relatives à la proportionnalité, dans l'exercice de l'activité professionnelle. De même, dans le cas des responsables de crèche ou d'écoles maternelles, lieux de travail des apprentis préparant le CAP "petite enfance", le "français", appréhendé au travers des compétences de communication, compréhension et transmission des informations, est affirmé comme nécessaire et constituant une difficulté chez nombre d'apprenties. Dans tous les cas, tuteurs et employeurs ont pu, dès que l'on a évoqué la notion de "savoirs généraux" y référer une multiplicité de situations professionnelles où, selon eux, ceux-ci sont mobilisés et font, fréquemment défaut aux apprentis.

La première conséquence de cette conception est que la notion de savoirs généraux, loin de s'opposer à celle de savoirs professionnels ou d'exercice professionnel, et encore moins à celle de compétence, en constitue en quelque sorte, un pré requis. Ils constituent ce qui est nécessaire pour que l'apprentissage puisse se dérouler avec efficacité dans l'entreprise. En ce sens, ils relèvent bien de la responsabilité de l'enseignement : ils sont ceux qui doivent être construits hors de la situation professionnelle pour que celle-ci puisse jouer tout son rôle formateur. Cette notion invite ainsi à une "division du travail formateur" : à l'école les savoirs généraux, à l'entreprise les savoirs professionnels, l'activité supposant la maîtrise des deux par l'apprenti.

A cette fonction de définition des rôles s'en ajoute une seconde: les savoirs généraux interviennent comme la marque de l'intelligence de l'activité humaine dans ces métiers (Jobert 1999). Ils constitueraient, en quelque sorte, la pointe émergée et donc perceptible pour les non-professionnels, de la dimension intellectuelle du travail qui pourrait, éventuellement, être refusée à ces métiers ou à ce niveau de qualification. Affirmer la nécessité des savoirs, au titre de condition nécessaire mais non suffisante, contribue à la promotion du métier et constitue une argumentation pour sa reconnaissance sociale, répliquant ainsi aux discours qui pourraient la dénier.

1Au nombre de cinq, constituant un échantillon jugé représentatif de la diversité des situations professionnelles par l'établissement.

2. Les savoirs: difficultés d'apprentissage et problème de sens

C'est un point de vue sensiblement différent que développent les apprentis à ce propos. Pour eux, la notion de savoirs généraux renvoie à celle de savoirs enseignés lors des séquences au CFA. Les savoirs professionnels n'y sont pas reliés et ces savoirs généraux sont, le plus souvent, définis comme n'ayant pas de relation avec les situations professionnelles à l'exception des enseignement professionnels et, dans certains cas, de l'enseignement de "vie sociale et professionnelle". Il semble que, dans cette conception il y ait deux catégories de savoirs en fonction de leur sphère de légitimité et de pertinence : les savoirs scolaires, relevant de l'enseignement et nécessaires pour réussir aux épreuves de validation et les connaissances professionnelles relevant de la pratique en entreprise et indispensables pour être reconnu dans les situations de travail. Les enseignements professionnels sont alors évoqués comme préparation ou accompagnement à cela.

Ceci revient alors à cliver la représentation de la formation entre un savoir qui se communique, peut s'apprendre et se communiquer à nouveau (par exemple dans les examens) et des compétences construites, manifestées et transformées dans l'action. Or cette représentation est sans doute battue en brèche au moins par un élément. Celui-ci est illustré par le cas d'un apprenti charcutier traiteur: il évoque sa difficulté d'apprendre une méthode de découpe de la volaille parce qu'il en maîtrise déjà une autre, apprise chez un précédent employeur. Il fait alors le lien entre cela et la méthode, encore différente, apprise au CFA, mais surtout il explicite comment le cours relatif à l'anatomie du poulet lui a permis de se construire une représentation de ce qu'il fallait chercher "au bout du couteau" pour "voir à peu près ou par ma viande ou par mon os". On en vient à l'idée que les savoirs généraux, au sens de savoirs disciplinaires, peuvent alors orienter l'action et guider la prise d'information dans l'action, jusqu'à ce que l'apprenti se soit construit une compétence de la découpe.

Il nous semble donc que la conception des apprentis n'est, tout compte fait, pas si différente de celle des employeurs et tuteurs, ce qui est, sans doute l'indice de la socialisation professionnelle dont l'apprentissage est le cadre. N'ayant toutefois pas la même position dans le champ professionnel, ils n'ont pas la même attitude face à ces savoirs, et le clivage mentionné est , en quelque sorte, le pendant de la valorisation effectuée par les employeurs. En effet, dans les deux cas, la qualification de "général" attribuée aux savoirs revient à les inscrire dans la sphère scolaire et à limiter leur sens et légitimité dans la sphère professionnelle, tout en assurant sa valorisation.

3. les savoirs: finalités civique, épistémique, pragmatique

Les enseignants sont loin de se ranger unanimement à une conception unifiante de l'alternance. En fait, trois finalités sont définies aux savoirs et conduisent à trois conceptions de l'alternance.

La finalité civique

Ils sont d'abord présentés comme ce que l'on pourrait appeler des "savoirs citoyens" et ne se définissent, pas, alors, principalement par rapport au champ professionnel, même s'ils y sont reliés. Ceux qui sont alors évoqués sont le français, les mathématiques, l'histoire-géographie- économie-instruction civique et l'enseignement de vie sociale et professionnelle. Leur fonction est de fournir à l'apprenant, des savoirs lui permettant de se positionner et agir dans la société. Les enseignants reprennent alors les instructions pour insister sur cette dimension de l'enseignement. Les savoirs généraux sont appréciés en référence à la mission éducative du système d'enseignement qui ne se limite pas à la finalité professionnelle du dispositif de formation. Ils sont ceux qui ont trait aux circonstances de la vie sociale et auxquelles chaque citoyen doit pouvoir être préparé. Ils constituent donc un élément essentiel de l'insertion sociale des jeunes. En ce sens, ils doivent être enseignés indépendamment de leur mobilisation dans les situations professionnelles, parce qu’ils ont une “ fonction citoyenne ”.

La finalité pragmatique

Les savoirs ont également une finalité pragmatique qui est liée au statut des apprenants en tant qu'élèves en butte aux épreuves de certification. En ce sens, les savoirs doivent être enseignés tels qu'ils permettent de réussir aux examens. C'est l'attente de l'ensemble des acteurs du système d'enseignement, apprenties et familles notamment. Or cette fonctionnalité certificative des savoirs est présentée comme très éloignée d'une fonctionnalité professionnelle. Les enseignants, dans cette perspective, se réfèrent avec minutie aux programmes et instructions pour définir leur enseignement, afin de mettre les apprentis dans les meilleures conditions de succès. C'est leur connaissance du fonctionnement interne du système d'enseignement qui les conduit à adopter cette position, même si ils en évoquent d'autres possibles.

La finalité épistémique

D'autres enseignants revendiquent une rupture entre savoirs et action professionnelle en raison de la finalité épistémique de leur action. Celle-ci vise non pas à préparer au travail, finalité attribuée aux enseignements professionnels et aux séquences en entreprise, mais à développer l'abstraction, la conceptualisation. Ceci se fonde sur différents arguments dont deux sont récurrents:

- le premier est de type identitaire: la mission de l'enseignement et la compétence de l'enseignant sont relatives à la construction de connaissances indépendantes des circonstances afin que les apprenants puissent en avoir un usage maîtrisé et diversifié en de multiples circonstances. En cette perspective, les savoirs sont enseignés car ils aident à penser;

- le second est de type institutionnel: l'établissement fait le choix de développer les filières et s'attache donc à aider chaque apprenti en CAP à pouvoir poursuivre sa formation au niveau de qualification supérieur. Dès lors, la maîtrise des savoirs se justifie non plus en référence à la situation actuelle de l'apprenti mais à celle des autres élèves de l'enseignement général avec lesquels il pourra se retrouver ensuite et vis à vis desquels il doit détenir le même type de connaissances.

Dans tous les cas, c'est la finalité de construction de connaissances articulées entre elles qui oriente l'activité de l'enseignant.

4. Significations, dialogues et articulations

On peut alors souligner deux éléments: le premier est que la représentation des acteurs est celle d'un dispositif qui n'est pas unifié et qui, par bien des aspects, se doit d'être juxtaposé. On interprétera cela, pour notre part, non pas comme un écart regrettable par rapport à une norme de l'alternance qui se voudrait "intégrative" mais comme la contribution que les acteurs apportent, de leur point de vue et dans l'action, au modèle tel qu'il peut être conçu par les promoteurs de dispositifs. Ces derniers sont ainsi non pas "mis en œuvre" mais "redéfinis" (Leplat 1997) en fonction des positions dans le champ de la formation mais aussi des situations dans lesquelles les acteurs s'engagent et de leurs singularités individuelles. C'est de cette expérience, à notre sens, que les discours portent trace: ils abordent la même notion en y attribuant des significations différentes, des nuances, des oppositions et par là expriment le point de vue du locuteur en argumentant et répliquant à celui des autres acteurs: ainsi, pour le professionnel, parler des savoirs c'est aussi parler du rôle de l'institution scolaire, de la place du métier dans la hiérarchie sociale et de sa propre position dans le contexte où il se situe. C'est pourquoi, il nous semble que derrière le consensus relatif au rôle des savoirs dans l'action professionnelle, c'est l'ensemble des rapports des acteurs entre eux et aux situations qui s'expriment.

 

 
Professionnels
enseignants
Apprentis
Finalités définies Préparation à l'action Insertion sociale et participation citoyenne Promotion des "filières" et préservation de "l'avenir scolaire" Savoirs académiques préparation à la certification /
Savoirs professionnels contribution à la construction de compétences
Fonction occupée Répartition des rôles dans l'alternance

Valorisation du métier

Légitimation de la séparation entre savoirs scolaires et action professionnelle Légitimation de la dualité des pratiques en fonction de la dualité des champs
Signification accordée Savoir: unité de reconnaissance sociale Savoir: élément de la construction identitaire de l'apprenant Savoirs: moyen d'évaluation de soi dans des champs différents

Dans ces discours, le lien établi entre les savoirs et les situations et plus généralement ce qu'on pourrait appeler une conception de l'alternance, dépend donc étroitement de la position de l'énonciateur: la prendre en compte permet alors de relativiser le consensus autour du lien entre savoirs et action pour déployer les diversités de significations qu'il cache et, par là, manifester les possibilités de jeu, de dynamique, de transformation au sein des dispositifs dans lesquelles se développe l'activité de chacun.

Mots-clefs: alternance - savoirs - situation professionnelle - enseignement

Bibliographie
Bakhtine M.- (1984).- Esthétique de la création verbale.- Paris, Gallimard/NRF, pp. 27-210.
Jobert G
.-(1999).- L'intelligence au travail in Carré P.; Caspar P.- Traité des sciences et des techniques de la formation. Paris, Dunod, pp. 206-221.
Leplat J.-( 1997).- Regards sur l’activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique.- Paris, PUF, 263 p.
Pastré P.- (1999).- La conceptualisation dans l’action : bilan et nouvelles perspectives.- Education Permanente N° 137, pp. 13-37.
Ropé F; Tanguy L
.- (1994).- Savoirs et compétences. De l'usage de ces notions dans l'école et l'entreprise. Paris, L'Harmattan, 243 p.


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