1. Introduction
L'origine de cette recherche est liée à notre expérience
de formatrice chargée, entre 1992 et 1994, de l'accompagnement des lauréats
des concours internes en EPS. Durant cette période, temps de formation
et échanges informels ont mis en relief de réelles divergences
de point de vue entre les enseignants. Certains d'entre-eux se sont investis
dans une dynamique de changement impulsée par les textes officiels de
la discipline, alors que d'autres, se sentant en décalage avec les compétences
professionnelles nouvelles exigées par l'institution ont eu tendance
à résister à ce changement en estimant que l'EPS était
en train de perdre son identité. Pour rester en cohérence avec
eux-mêmes et construire du sens dans leur action au quotidien, ils ont
alors investi des espaces de liberté, privilégiant certains aspects
du métier et développant des stratégies professionnelles
multiples.
Les théories de la consistance cognitive (Festinger, 1957 ; Heider, 1958
; Kiesler, 1971) éclairent ce point de vue et permettent une articulation
avec le paradigme des représentations sociales et professionnelles (Abric,
1976 ; Blin, 1997 ; Jodelet, 1984 ; Moscovici,1961) pour étudier la manière
dont les enseignants perçoivent l'évolution de leur discipline
et justifient leurs positions vis-à-vis du métier. En ce sens,
les représentations sont des matrices d'action qui contribuent ainsi
à la construction des identités sociales et professionnelles (Barbier,
1996 ; Camilleri, 1990 ; Dubar, 1991 ; Galatanu et Barbier, 1998 ; Tap, 1980).
En effet, pour trouver un équilibre, l'individu se représente
la discipline, le métier, les pratiques professionnelles et s'engage
dans l'action. Ceci conduit à des modes d'implication privilégiés
porteurs de formes de reconnaissance plus ou moins valorisantes.
Ainsi, dans cette étude, l'identité professionnelle des enseignants
d'EPS est envisagée dans une dimension à la fois "spatiale"
et "temporelle" (Roux-Perez, 2001). Des représentations différentes
apparaissent selon que l'on se place au niveau du collectif des professeurs
d'EPS, au niveau des sous-groupes professionnels ou, plus précisément,
au niveau de l'individu inscrit dans un contexte professionnel particulier.
Ceci constitue une dimension "spatiale", liée à la prise
en compte de l'identité professionnelle à différentes échelles.
L'enseignant construit une identité composite en passant d'un niveau
à l'autre selon le contexte dans lequel il se trouve. Complémentairement,
l'articulation entre discipline, groupe professionnel et individu n'est jamais
définitive et s'inscrit dans une dimension temporelle. L'ensemble permet
au sujet de construire des cohérences provisoires, dans une temporalité
laissant place à d'éventuelles adaptations (Dubar, 2000 ; Dubet,
1994 ; Lahire, 1998 ; Lautier, 2001, Peyronie, 1998). Nous avons donc cherché
à repérer comment s'opére ce tissage identitaire du macro
au micro, du social à l'individuel. Il semble relèver de stratégies
identitaires complexes, liées à la fois aux dynamiques personnelles
et aux différents contextes dans lesquels la personne est amenée
à inter-agir.
2. Méthode
Au niveau méthodologique, deux approches ont été utilisées.
Une première enquête quantitative, réalisée en 1998,
a porté sur un échantillon de 381 enseignants issus de trois académies
différentes (Nantes, Créteil et Corse) . Un questionnaire a été
élaboré à partir des réponses à notre enquête
exploratoire (Roux-Perez, 1994). Les données ont été traitées
avec le logiciel d'enquête Modalisa.
Une deuxième enquête qualitative a complété ces premières
données. Des entretiens semi-directifs ont été effectués
avec vingt et un sujets durant l'année 1999-2000. Douze ont été
retenus. Sept d'entre-eux sont issus du corpus du questionnaire et choisis sur
la base des différents types d'implication dans ou hors de l'école.
Cinq sont issus du corpus de notre enquête exploratoire (1994). Très
représentatifs des profils construits à l'issue de ce travail,
ils permettent, par un suivi des enseignants sur plusieurs années, de
mieux appréhender la dynamique identitaire à travers les permanences,
les infléchissements, les modifications, voire les ruptures.
3. Résultats
3.1. Une identité collective plus ou moins partagée
La synthèse des réponses aux questions ouvertes du questionnaire
revèle une "identité collective". Intégrant à
la fois l'esprit corporatif, la mémoire collective du groupe professionnel,
les rapports inter-individuels et les pratiques professionnelles partagées,
elle conduit les enseignants d'EPS à marquer et souligner les différences
avec les autres membres du corps social. Ainsi, l'identité du groupe
professionnel des enseignants d'EPS se fonde sur deux représentations
collectives fortes : en EPS, la relation à l'élève est
privilégiée et cette discipline permet l'accès à
des valeurs éducatives (développement de la santé, de la
sécurité, de la solidarité, de l'autonomie, de la citoyenneté).
Au delà de cette identité collective fondant en quelque sorte
une culture commune, l'enquête montre des clivages importants au sein
du groupe professionnel. Nous avons élaboré cinq "profils
identitaires" d'enseignants d'EPS sur la base des modes d'implication privilégiés
qui intègrent le système de valeurs et les représentations
mobilisées (idéal professionnel, représentations sur le
métier, rapport aux textes et à l'institution, etc.) Trois profils
correspondent à des choix d'implication privilégiés à
l'extérieur du système scolaire : les enseignants "entraîneurs",
les enseignants "compétiteurs" et les enseignants "critiques"
; deux autres correspondent à des choix d'implication privilégiés
à l'intérieur du système scolaire : les enseignants "éducateurs"
et les enseignants "acteurs institutionnels".
Cette organisation du social est ensuite approfondie et requestionnée
à travers des entretiens approfondis conduisant à des portraits
d'enseignants ; ils rendent compte d'itinéraires professionnels particuliers
et redonnent place au sujet dans la singularité de son processus identitaire
lié à son histoire, à la diversité des contextes
qu'il traverse, à la qualité de sa relation aux autres, à
sa capacité de changement.
3.2. Une identité singulière, inscrite dans un contexte particulier
Nous avons choisi sept sujets très caractéristiques des différents
profils identitaires pour réaliser des entretiens semi-directifs. L'enjeu
portait sur la compréhension du contexte professionnel singulier, tel
qu'il était vécu/décrit par l'enseignant. Ceci nous a conduit
à relativiser le poids des profils identitaires en saisissant, à
l'intérieur d'un profil identifié, les jeux d'adaptation et d'ajustements
construits par des acteurs pluriels, aux ressources multiples. En effet, à
ce niveau, le contexte professionnel "singulier" laisse entrevoir
des stratégies qui favorisent les dynamiques identitaires. Ces stratégies
sont liées à la fois : a) à l'investissement des espaces
de liberté laissés par les textes ; b) au jeu de tensions et transactions
qui en résulte entre continuité et changement, entre soi et autrui,
entre unité et diversité ; c) aux opportunités biographiques
et/ou contextuelles qui ouvrent des possibles dans la trajectoire professionnelle
du sujet. Par ailleurs, nous avons tenté de prendre en compte certains
éléments constitutifs de l'identité professionnelle : a)
les effets de la formation professionnelle initiale et continue ; b) l'impact
de l'histoire sportive ; c) le rapport à la discipline et les éventuelles
tensions avec les valeurs du sujet ; d) l'importance du contexte professionnel
et le sentiment de reconnaissance qui l'accompagne ; e) la manière dont
l'enseignant justifie ses prises de position et ses formes d'engagement professionnel.
En fait, les identités "bricolées" entre soi et l'environnement
conduisent à la "construction d'un monde" cohérent pour
le sujet, qu'il justifie en prenant appui sur des représentations professionnelles.
Mais cette "organisation" reste toujours provisoire et s'inscrit dans
une perspective historique.
3.3. Des recompositions identitaires à l'échelle du temps
Au terme d'une étude longitudinale (1994-2000) portant sur cinq enseignants,
nous pouvons avancer que l'articulation entre discipline, groupe professionnel
d'appartenance et individu n'est jamais définitive et se construit dans
une dimension temporelle, intégrant : a) des évènements,
des changements, des moments de crises et des recompositions ; b) des modes
de relation à autrui (élèves, enseignants d'EPS dans l'équipe,
autres enseignants, chef d'établissement) ; c) un rapport à l'institution
et ses recommandations (inspecteur, textes officiels). En fait, tour à
tour les acteurs adoptent tous les points de vue. Confrontés à
des identités et à des relations sociales diversifées,
ils s'engagent dans des expériences les amenant à parcourir des
logiques différentes, faisant l'objet d'arrangements multiples.
En fait, l'enseignant, confronté à ces changements, joue sur la
diversité de ses facettes et sur ses qualités d'adaptation. Par
ailleurs, l'enquête nous montre l'importance de certains éléments
"équilibrateurs" qui rendent le contexte favorable aux réorganisations,
assurant ainsi les conditions d'un changement réussi. Tout d'abord, le
"contexte établissement" : il s'agit de la place donnée
à la discipline, de la reconnaissance accordée à ceux qui
la font et des espaces potentiels à investir, déterminants pour
que l'enseignant opére des réajustements et trouve du sens à
son action, au sein de la collectivité éducative. Par ailleurs,
le "contexte humain de l'équipe d'EPS" apparaît comme
un élément incontournable, plus ou moins favorable aux adaptations.
Enfin, le "contexte personnel" peut faciliter ces ajustements à
travers : a) la mise en jeu combinée de traits de personnalité
(capacité d'adaptation, d'auto-analyse, de distanciation) ; b) la diversité
des facettes (Lahire, 1998) liée aux expériences multiples et
conduisant à la construction de compétences potentielles ; c)
la cohérence du moi à travers des représentations qui permettent
de rééquilibrer le monde (système périphérique)
tout en préservant le "noyau central", lieu des valeurs qui
mobilisent le sujet.
On retrouve, travers ces analyses, ce qui fonde l'identité personnelle,
synthèse provisoire d'un jeu de tensions entre continuité et changement,
soi et autrui, unité (cohérence) et diversité. Les interactions
entre le sujet et les contextes traversés au fil du temps, objet de transactions
multiples, donnent à l'identité professionnelle son caractère
complexe et dynamique.
4. Discussion
L'EPS, discipline d'enseignement, s'inscrit dans l'évolution du système
scolaire. Les transformations liées à cette dynamique ne vont
pas de soi. L'enquête montre un certain nombre de tensions repérables
à travers les discours des enseignants : tension entre spécificité
et intégration de la discipline au sein du système scolaire, tension
entre logique sportive et logique d'apprentissage de l'élève,
tension entre pratique et théorie. Certains enseignants, impliqués
au sein du système scolaire, s'engagent dans la réflexion sur
l'adaptation des contenus et de l'évaluation au niveau de ressources
des élèves, dans la construction d'un projet pédagogique
permettant une plus grande cohérence de l'enseignement. Ils développent
une approche polyvalente des activités physiques et sportives (APS) pour
permettre à l'élève de construire des compétences
diversifiées. Le but est alors de faire une éducation "fondamentale"
et "équilibrée" en EPS en prenant appui sur des APS
complémentaires, porteuses d'enjeux de formations différents.
Ces enseignants se forment régulièrement pour améliorer
leur pratique et donner du sens aux apprentissages des élèves.
D'autres, impliqués prioritairement à l'extérieur du système
scolaire, se situent en rupture avec l'évolution disciplinaire et opèrent
un repli sur la spécificité motrice de la discipline. Certains
d'entre-eux, reconnus pour leur compétences sportives, ont suivi une
formation initiale relativement courte dans laquelle pratique et pédagogie
sportives étaient valorisées. Ces enseignants, souvent plus âgés,
sont critiques vis-à-vis de la formation continue actuelle qu'ils estiment
trop didactique et s'en désintéressent. L'argumentation s'appuie
alors sur l'écart trop important entre théorie et pratique qui
rend, de leur point de vue, la formation continue inopérante.
Par ailleurs, les résultats invitent à penser la "professionnalisation
du corps des enseignants" sur le "modèle du professionnel-praticien
réfléchi". Pour Altet (1991, 1996), ce modèle constitue
une voie prometteuse dans la mesure où il privilégie "un
va-et-vient entre pratique-théorie-pratique" visant à construire
chez l'enseignant des capacités d'analyse de ses pratiques et de métacognition.
Les formations initiales et continue sont donc porteuses d'enjeux importants.
En ce qui concerne la formation continue, cette étude amène à
valoriser des entrées en formation portant sur des mises en uvre
concrètes permettant aux enseignants ancrés dans l'action et les
pratiques sportives de trouver des repères. Distanciation, formalisation
et transformations pédagogiques semblent alors envisageables si les enseignants
se sentent respectés dans leur culture et plus largement dans leur histoire
(réussite sportive). En fait, la disparité des formations suivies
par les enseignants de notre corpus, pourrait trouver à travers ce modèle
une forme de cohésion prenant appui sur une reconnaissance mutuelle de
compétences et de savoirs professionnels diversifiés.
Enfin, se pose la question du travail sur la personne. L'analyse réflexive
sur sa pratique, étayée par des outils efficaces semble intéressante
à développer dès la formation initiale pour construire
une capacité à l'auto-analyse en situation de travail.
Au terme de cette étude, l'identité professionnelle apparaît
entre similitudes et différences. L'action des enseignants d'EPS se positionne
entre genre et style (Clot, 1999) c'est-à-dire entre formes récurrentes,
partiellement partagées et communes (le genre, "l'air de famille"),
et actions individuelles liées aux nécessaires adaptations locales
(le style). La formation devrait s'attacher à construire un référent
commun visant l'amélioration des compétences professionnelles,
sans perdre de vue la pluralité des acteurs, porteurs d'une histoire
singulière et inscrits dans un contexte professionnel particulier.
Bibliographie
Altet, M. (1996) Les compétences de l'enseignant professionnel. In L.
Paquay et coll.(Eds). Former des enseignants professionnels. (pp. 27-40), Bruxelles,
De Boeck Université.
Barbier, JM et Galatanu, O. (1998). Action, affects et transformation de soi.
Paris, Puf.
Dubar, C. (1991,1996). La socialisation, construction des identités sociales
et professionnelles. Paris, Armand Colin.
Jodelet, D.(1984). Représentations sociales : phénomènes,
concept et théorie. In S.Moscovici (ed.), Psychologie sociale. Paris,
Puf : 357-378.
Lahire, B. (1998). L'homme pluriel : les ressorts de l'action. Paris, Nathan
Mias, C. (1998). L'implication professionnelle dans le travail social. Paris,
L'Harmattan.
Roux-Perez, T (2001). Des processus de construction de l'identité professionnelle
des enseignants d'EPS. Thèse de 3° cycle en Sciences de l'Education
non publiée. Université de Nantes.
Tap, P. (sdr) (1980). Identité individuelle et personnalisation, identité
collective et changements sociaux. Toulouse, Privat. |